Bruxelles, lundi 13 octobre 2008.
Conférence donnée au centre de planning familial « Bureaux de quartiers ».
Luc Dethier : « L’altérité : d’une altération sans précédent. »
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Je voudrais tout d’abord remercier mes hôtes de ce jour pour l’hospitalité qu’ils m’octroient, et disant cela je me trouve déjà au cœur du sujet comme on le verra dans quelques instants.
Lorsque Valérie Loiseau m’a demandé, il y a quelques mois, de vous donner un exposé sur l’altérité « d’un point de vue philosophique », je dois dire que ce fut de gaieté de cœur que j’ai accepté, mais sans méconnaître la difficulté de la tâche qui m’attendait… Difficulté de ma tâche d’écriture qui sans aucun doute deviendrait également pour vous complexité d’écoute d’avoir à entendre ce qui se joue dans cette notion dont je ne pourrai livrer bien sûr que l’ébauche d’une réflexion… Mais comme toujours l’essentiel n’est peut-être pas de tout comprendre, ni pour l’auditeur ou le lecteur, ni même pour l’auteur : cela participe d’une capacité à se dessaisir plutôt qu’à celle de saisir, et c’est aussi de cela qu’il est question dans ma conférence de ce jour sur l’altérité… C’est installer un certain type de rapport, un rapport au savoir autant qu’un rapport à l’incompréhension, voire à l’incompréhensible.
Qu’est-ce que je veux vous transmettre aujourd’hui ? Au fond peut-être essentiellement, me dis-je, une logique à laquelle nous oblige la prise en compte de l’altérité en tant qu’elle débouche nécessairement, quand on en suit le fil, sur un bougé, un tremblé, un tremblement, une crise des catégories de pensée en général, sur leur altération inévitable. Et qu’elle fait signe vers un indécidable qui serait peut-être aujourd’hui ce à quoi nous sommes confrontés dans le champ du savoir. Je pense ici par exemple au principe d’incertitude (ou mieux : d’indétermination) d’Heisenberg en mécanique quantique. De manière simplifiée, ce principe d’indétermination énonce que – de façon assez contre-intuitive du point de vue de la mécanique classique – pour une particule donnée, on ne peut pas connaître simultanément sa position et sa vitesse. Ce principe a ouvert une crise dans la physique newtonienne autant qu’einsteinienne.
Je pense aussi aux deux théorèmes d’incomplétude de Gödel. Grossièrement, le premier théorème énonce qu’une théorie suffisante pour faire de l’arithmétique est nécessairement incomplète, au sens où il existe dans cette théorie des énoncés qui ne sont pas démontrables et dont la négation n’est pas non plus démontrable : c’est-à-dire qu’il existe des énoncés sur lesquels on sait qu’on ne pourra jamais rien dire dans le cadre de la théorie. C’est indécidable. Le second théorème affirme qu’il existe un énoncé exprimant la cohérence de la théorie – le fait qu’elle ne permette pas de démontrer tout et donc n’importe quoi – mais que cet énoncé ne peut pas être démontré dans la théorie elle-même. Il reste en quelque sorte une béance, une ouverture non bordée à l’intérieur d’un champ fermé, et sans laquelle la fermeture elle-même n’aurait pas de consistance momentanée… Une crise des fondements de la logique mathématique s’est là aussi ouverte.
Cela dit, revenons à l’altérité. Comment donc parler de l’altérité ? Un petit coup d’œil au « Robert » électronique définit l’altérité comme « le fait d’être un autre, le caractère de ce qui est autre » et, hormis le fait qu’il avance l’identité comme contraire de l’altérité, il semble ne lui connaître aucun synonyme… Comme si aucun autre mot que « altérité » ne pouvait désigner l’altérité, comme si en définitive « altérité » semblait être un nom propre désignant singulièrement une « catégorie » de pensée à nulle autre pareille.
* En première approche on pourrait cependant se demander ce qu’en aval, pour ainsi dire, l’altérité emporte avec elle, ce qu’elle recouvre, dans quels registres elle se manifeste. Selon quels contextes, ou selon quelles lois, devient-elle, ou se nomme-t-elle, différence, écart, altération, modification, … et caractérise-t-elle par exemple l’étranger, le barbare, l’intrus, le tiers …en étant leur « essence commune » ? On comprend déjà l’extrême complexité à laquelle engage une telle « notion »…
* Mais aussi, en amont, que suppose-t-elle à l’œuvre pour « être elle-même » si du moins « être soi-même » peut avoir un sens en ce qui la concerne ? Est-il possible qu’elle suppose autre chose qu’elle-même, ou ne fait-elle que se supposer autre chose qu’elle-même ? Comme si donc l’altérité ne pouvait « par principe » avoir d’autre « fondement » que « elle-même » (on comprendra la nécessité de tous les guillemets…). Mais comment être au principe de toute chose, si elle détricote d’ailleurs peut-être toute position de principe, tout principe de position, voire même si elle fait signe vers un « autrement qu’être » pour citer Levinas…? Chaque autre mot, chaque autre chose que « altérité », ne ferait que confirmer son primat absolu dont, en même temps, elle refuserait le titre. Ce serait ainsi un nom singulier, un relatif absolu, dont la singularité consisterait à faufiler tout discours, sans posséder « elle-même » une « identité propre » – mais j’y reviendrai là aussi…
* On peut enfin s’interroger quant à savoir depuis quand l’altérité est devenue cette espèce d’évidence dans les discours contemporains. Quelle est l’histoire de ce mot dont la première occurrence latine « alteritas » ne semble dater, selon le « Robert » historique de la langue française, que de 1270 ? Le mot semble même avoir disparu de l’usage, affirme la même source, pendant plus de 400 ans, avant de réapparaître chez Bossuet en 1697. Et il ne serait devenu usuel en philosophie qu’à partir du XIXème siècle, « se spécialisant à propos des rapports humains »…Dans un style de questionnement « généalogique » à la Michel Foucault, on pourrait donc légitimement se demander quand et pourquoi l’on a commencé à problématiser la question de l’altérité. Est-il pensable que l’on n’ait commencé à s’intéresser à l’altérité, sous ce nom-là, qu’à une certaine époque ? On s’embarque là bien sûr dans des considérations quasi interminables, mais sans doute pas irréalisables, concernant l’histoire des idées et des déterminations économiques, sociologiques, politiques, etc. qui feraient apparaître la nécessité d’avoir dû recourir à un concept, voire même d’avoir dû inventer un concept, qui permette de « comprendre le monde » dans lequel on vivait… Que signifie donc parler de l’altérité, de quel lieu, en quelle langue en parle-t-on ?
Mon parcours consistera d’abord à interroger la langue dans laquelle on parle de l’altérité, ou tout autant la langue qu’elle parle ; ce premier chapitre croisera les figures de la mère et de l’origine, et mettra en place une logique débouchant sur la nécessité d’une hospitalité à l’étranger qu’abordera le deuxième chapitre, qui développera quatre types de « stratégies » possibles pour cette hospitalité. Quant au troisième et dernier chapitre de cet exposé il tentera de déplier la notion du « passage à demeure » comme une espèce d’intitulé général de notre condition d’être « humain » d’être des passants, des passeurs du passage…
1. Le monolinguisme de l’autre.
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Sous ce titre que je fais mien ici, Jacques Derrida a tenté de dire, parlant de lui-même, qu’il n’avait qu’une seule langue, et que cette langue n’était pas la sienne. Se laissant enchaîner à peu près ainsi : « donc il n’y a pas de bilinguisme ou de plurilinguisme ». Au mirage d’une langue que l’on parlerait à côté d’une autre, d’une langue que l’on connaîtrait, Derrida propose une seule langue qui, d’être la langue de l’autre, n’est comme telle pas assimilable, mais traverse toutes les langues au point de leur ôter la possibilité d’un territoire parcourable et connaissable, et d’une traduction supposant un corpus propre. Une seule langue donc, la langue (qui vient) de l’autre. Mais où le « un » de ce monolinguisme n’est pas de l’ordre du nombrable, de la pluralité, de la multitude : il ne confère aucune identité arithmétique ni même une identité tout court. Aucune identité « propre » donc, ni à la langue ni à celui qui la parle, si tant est, en effet, que pour pouvoir dire « je » il faudrait pouvoir le dire assuré dans une langue qui soit la sienne, dans une langue qui serait elle-même assurée d’être elle-même, assurant une identité à soi (une ipséité) à ses locuteurs.
Mais cette « aliénation » elle-même nous venant de l’autre n’est pas de l’ordre d’un manque : elle est constitutive, elle ne manque de rien qui la précède, aucune « ipséité » n’a pu représenter sa veille – ipséité qu’elle aurait aujourd’hui perdu, nous obligeant à un deuil indéfini de ce qui manquerait à jamais. Le toujours-déjà-là de cette « aliénation » – qui n’en est justement pas une à « proprement » parler – structure le propre et la propriété de la langue, et manifeste en quelque sorte le refoulement originaire.
C’est ce refoulement originaire que vient recouvrir la dite langue maternelle où le « maternel » dirait l’autre. Mais que veut-on dire quand on dit par exemple que « ma langue maternelle est le français » ? Que dénote ce recours à la mère comme paradigme de langue de l’autre ?
– D’abord sans doute une massive homogénéisation de cet autre dans la figuration de la mère « toute une ».
– Ensuite et corrélativement une substantification de cet autre, surtout s’il est affublé d’une majuscule divinisante (la Mère, l’Autre) !
– Enfin ce recours dénote le vieux fantasme de l’unicité irremplaçable de la mère comme nom métaphorique d’un lieu qui serait le lieu par excellence, le logis même du Lieu, le désormais fameux « lieu de l’Autre » comme lieu même du lieu, par rapport auquel pourrait s’effectuer un partage assuré d’un dedans et d’un dehors auxquels elle donnerait proprement lieu.
Or cette mère préjugée irremplaçable et unique, la technique aujourd’hui des dites « mères porteuses » en révèle (enfin !) la délocalisation en quelque sorte « essentielle » – par où, et de façon générale, je pense que « la science », ou la « techno-science », est toujours pour nous une chance de mettre à jour un inquestionné, voire bien souvent un inquestionnable : une chance de penser plutôt qu’une occasion de s’alarmer.
Je reprends : que dit-on donc quand on affirme qu’une mère est irremplaçable, que rien ne pourrait suppléer (à) une mère ? On dit là ce qu’on craint par-dessus tout, à savoir la hantise d’un dangereux supplément à ce qui devrait se suffire à soi-même (une mère, la nature, la mère nature, ou la complétude d’une langue). Affirmer l’irremplaçabilité de la mère, c’est conjurer ce supplément. Derrida encore, dans son commentaire de Rousseau (c’est dans son ouvrage intitulé « De la grammatologie »), montre que le supplément, en tant même qu’il supplée, (et fût-il accrédité comme ce dont on pourrait se passer, dérivé et secondaire à la chose même), indique une entame nécessaire à ce qui est censé pouvoir subsister sans supplément, pour que ce supplément puisse se greffer. Or, si comme le dit le dictionnaire, le supplément est une « addition extérieure » c’est tout le « mythe » de l’intériorité, de la présence à soi, de la substantialité, qui se trouve là ébranlé.
Bref, il y a, « d’origine », un supplément d’origine qui, venant s’ajouter du dehors, entame à jamais le dedans de cette origine, sa présence pure et simple et pleine – on remarquera d’ailleurs que le livre de Derrida « Le monolinguisme de l’autre » est sous-titré « ou la prothèse d’origine ». Pour le dire autrement, c’est un dehors qui constitue le dedans en dedans. Un autre ventre supplémentaire, toujours-déjà, vient hanter fantomatiquement le fantasme du ventre maternel comme ventre plein et suffisant… « L’idée que, dit Derrida, à la différence du père, on sait ‘naturellement’ qui est la mère… c’est un vieux fantasme [qui fait] qu’on ne devrait pas avoir attendu les ‘mères porteuses’ et la ‘procréation assistée’ pour identifier comme tel, à savoir comme fantasme [de] la mère comme l’unique insuppléable […] et précisément comme lieu de la langue… ». Une autre langue, la langue de l’autre, habite et contamine ainsi l’indemnité de chaque corpus de langue, de chaque corps tout autant.
On remarquera du reste que la crainte de la contamination met en place d’elle-même l’indéfectible autant que fatale logique de l’auto-immunité, car la peur de se voir altérer par ce qui vient du dehors, par de l’autre, menace de pétrification mortelle, et oblige à une autodéfense contre cette défense absolue. L’immunité effective n’est pas possible sans une auto-immunité, une auto-protection contre sa propre protection, au risque même d’engendrer une maladie auto-immune – on sait qu’en médecine les maladies auto-immunes sont celles où l’organisme attaque ses propres défenses, où la défense contre l’ennemi extérieur se mue en attaque contre soi. Le danger vient alors non pas du simple dehors où il serait localisé, mais du geste même de s’en indemniser, comme si l’élimination de ce qui vient du dehors l’inscrivait au-dedans – par où se remarque que l’indemnité met en place toute une économie de la dette : être chez soi a un prix, celui d’être débiteur envers l’autre, fût-il intériorisé comme sans cesse tenu à l’écart.
Sur un plan socio-politique, par ailleurs, l’ « immunité » (im-munis) désigne ce qui est affranchi des charges, des obligations (munus, racine du commun de la communauté) et qui se protége des charges communes dans la constitution d’un territoire propre conçu comme séparé du commun (conférant une extra-territorialité, comme on dit en langage diplomatique). L’étymologie de la communauté dérivant de munus, cela veut dire que ce qui est à l’origine de l’idée de communauté, ce n’est pas du tout une propriété ou une appartenance commune, mais au contraire une charge qui nous oblige envers les autres. La communauté repose donc non pas sur un avoir, un avoir en commun, mais sur une dette. Une dette envers l’autre dont on a la charge. On est chargé de l’autre, l’autre est (à) notre charge pour qu’advienne un « nous » et un « je » qui puisse dire « nous » (et ça ne fait jamais, ça, une communauté, une communauté qui serait toute une). Cette charge n’est évidemment pas due à une hospitalité d’invitation faite à cet autre, mais à une hospitalité de visitation ou d’intrusion de l’autre. C’est cette intrusion du corps étranger qui vient ainsi à la fois menacer l’immunité de la communauté et tisser l’ob-ligation par laquelle et dans laquelle se constitue une communauté.
3. L’hospitalité à l’intrus.
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C’est ici que je voudrais développer ce devoir d’hospitalité, ou le droit de cité au droit de cité. Cette hospitalité c’est toujours à l’intrus, ou de façon générale à l’étranger qu’elle revient comme nous le rappelle la racine grecque où c’est d’un même mot que se dit l’étranger et celui qui le reçoit – xenos que le latin a traduit en hostis . (je vais ici très vite, et la complexité du problème se perçoit dans l’ouvrage de Benvéniste intitulé « Le vocabulaire des Institutions indo-européennes », tome 1). Hostis qui, il faut le rappeler, a donné hostile autant qu’hospice, hôtel, ou hôpital par exemple.
L’étranger, comme je l’ai énoncé tout à l’heure, c’est celui qui me donne les clés d’accès de mon “chez moi”, et dont je peux dès lors aussi devenir l’otage, rendant redoutable et indécidable le départage de l’hospitalité et de l’hostilité dans la structure d’hôte. Face à cette rencontre périlleuse voire pernicieuse de l’étranger (il suffit de lire, pour s’en convaincre, le roman de Pierre Klossowski intitulé « Les lois de l’hospitalité »), il m’a semblé possible de schématiser un certain nombre de « stratégies » quant à la façon de donner hospitalité à l’autre (qui recoupent indissolublement les divers champs de la théorisation et de la pratique psychanalytiques), et qui permettent également de déterminer les caractéristiques du lieu dévolu à cet autre.
1) Celle de l’exclusion par refus pur et simple. A l’instant même où me touche l’étranger, je le reconnais et je me garde mon quant-à-moi, je veux rester maître chez moi, je le refoule hors de mes frontières, je veux garder propre ma propriété en me défendant par recours à mes défenses, mon immunité voire mon impunité. Chacun chez soi, à chacun ses propriétés, ses territoires à soi, ses frontières gardées. Ce qui suppose la maîtrise du lieu, et la conception d’un lieu étanche à côté d’autres lieux étanches : à chacun son lieu extérieur à un autre lieu, et une réciprocité symétrique d’être étrangers les uns pour les autres en étant identiques à soi… On aura reconnu là les politiques nationalistes teintées de xénophobie.
2) Celle de l’assimilation qui ne reconnaît l’étranger que pour autant que ses propriétés soient les miennes. L’étrangeté de l’étranger est réduite à ma propriété, je lui dénie le droit à l’étrangeté au nom de la propriété, et même au nom de l’inconcevabilité de l’étrangeté : mes propriétés elles-mêmes ne sauraient être de quelque manière habitées d’étrangeté. C’est le règne de la mondialisation de la propriété. Ce qui suppose ici un lieu tout aussi certain de son homogénéité à bon droit étendue à tout arrivant, dévorant l’étrangeté de l’autre, fût-ce dans la hantise de son retour au sein de ma propriété… On aura reconnu là le règne de la promotion exclusive de la propriété propre, où on ne parle qu’une seule langue qui entérine un ordre économique mondial…
3) A côté de ces deux stratégies qui se révèlent être diversement des passions de l’identique, existe, plus subtile, la stratégie de l’intégration, qui semble être le modèle de nos démocraties occidentales. Dans cette figure je laisse habiter l’étranger chez moi, mais je m’en garde tout aussi bien dans ce qu’il pourrait avoir de contaminant. Je lui accorde et lui concède en quelque sorte ses propriétés d’étranger C’est une espèce de combinaison des deux premières stratégies, une sorte d’exclusion à l’intérieur même de l’assimilation. J’incorpore l’étranger sans l’économie même de son étrangeté, sans vouloir me sentir envahi dans ma propriété – et surtout sans désirer modifier le paradigme de la propriété qui reste l’horizon définissant la possibilité d’un hébergement de l’autre, pourvu qu’il ne touche pas à ma conception (à tous les sens de ce terme : de mon sol, de mon sang, de mon droit, de ma philosophie,…), quitte à me cliver pour me tenir à l’abri de la crypte où j’ai scellé son étrangeté. Cette intégration devient ainsi une feinte d’ouverture à l’étrangeté de l’étranger, un fantasme qui réalise magiquement la co-existence pacifique de l’étranger avec moi, quitte pourtant à me faire otage de ce fantôme d’étrangeté qui risque toujours de ne pas respecter le droit du « chacun chez-soi ».
Ici se dessine la figure d’une espèce de patchwork aux allures de « droit à la différence » angélique comme promotion de la démocratie qui voudrait évacuer la violence de l’autre via la pluralité de propriétés (culturelles, linguistiques,…) concomitamment possibles. Il y a place pour tout le monde, nous sommes tous des amis, voire tous des étrangers l’un pour l’autre (sans vraiment l’être, mais on voit déjà le défilé des banderoles dans la rue…), pourvu que chacun garde ses propriétés – « l’autre est brandi comme l’hostie de bien-pensants qui baptisent sans pudeur ‘éthique’ ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une morale de catéchisme » (Marc Froment-Meurice). C’est le plurilinguisme du libre-échange, qui laisse intacte la conception d’un droit de propriété général (aux langues, aux cultures, aux religions,…) et qui reconnaît le droit de propriété particulier de chacun… On continue d’homologuer et de consacrer d’ailleurs ainsi une conception de la liberté de type sartrien où « ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui »… (cette phrase est en fait dérivée de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » du 26 août 1789 dans son article 4 qui dit plus exactement que “la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.”).
4) Celle enfin qui ne peut à proprement parler (précisément) porter de nom qui en cristalliserait de façon durable et stable les effets, mais qui définit un processus de transformation réciproque asymétrique, où l’étrangeté de l’autre me fait éprouver mon « chez moi » comme étrange ou étranger. Mon identité propre devient une étrangeté, c’est l’étrangeté même du propre qui apparaît à l’oeuvre, dont personne n’est intact, ne sort indemne de la rencontre en tant qu’elle est constitutive. Je deviens autre jusqu’au point où l’autre perd sa détermination définie d’être « l’autre » face à « moi ». Et par là, pour paraphraser Deleuze, « je l’arrache à son agonie », son agonie de devoir rester « l’autre »… Là où la figure précédente produisait, sécrétait du secret (à entendre comme une propriété privée, cryptée, qui se veut protégée de l’intrusion d’autrui), ce processus-ci nourrit de l’intime qu’on pourrait tout autant traduire par « extime » au sens où l’intimité se laisse nourrir par son ouverture même…
Cette dernière approche fait part de la nécessité du dessaisissement de soi greffé sur le devoir, à vrai dire structurel, d’ “inclure cela même qui, pour en être la condition, lui échappe par essence” (Nicolas Abraham) et indécide toute clôture sur soi (voir plus haut l’incomplétude gödélienne). C’est un devoir d’hospitalité inconditionnelle qui œuvre ici. De cette conception de l’étranger comme arrivant absolu et donc de l’ordre d’un événement, peut-être ne peut-on tirer aucune politique au sens traditionnel de ce mot, une politique qu’un état-nation pourrait mettre en œuvre. Mais, nous dit encore Jacques Derrida, « une politique qui ne garde pas une référence à ce principe d’hospitalité inconditionnelle, c’est une politique qui perd sa référence à la justice. Elle garde peut-être son droit, le droit de son droit, mais elle perd la justice. Et le droit d’en parler de façon crédible »
4. L’altérité comme passage à demeure.
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De tout ceci, que conclure concernant l’altérité ? Eh bien que « l’altérité », au sens où elle ne se laisse pas circonscrire par un substantif défini, est de l’ordre d’une singularité ouverte par l’événement d’une rencontre immémorielle avec « de l’autre ». Rencontre qui, précisément, altère l’idée même qu’on peut se faire d’avance de ce que serait « l’altérité ». L’ « altérité », comme je l’entends, est l’altération de l’idée substantive d’altérité. Mais, en même temps, loin de moi l’idée de recourir un peu trop commodément au concept de « tout autre » comme l’entend Lévinas.
Car, d’une part, ce « tout autre » fait signe vers la conception d’une différence pure – dont Hegel a montré qu’elle ne pouvait être pure qu’en étant impure : le pur en effet contenant en lui-même le refus du mélange, du mixte, de la contamination par de l’étranger, il le reproduit inévitablement à l’intérieur de soi comme un spectre qui le hante à titre même de condition de possibilité.
Et d’autre part ce « tout autre », qui localiserait l’altérité dans un dehors inatteignable, continue d’en appeler à une négation externe et une opposition binaire, d’en appeler à une sorte de « ce n’est pas ça », « l’autre ce n’est jamais ça », qui nous obligerait à un deuil indéfini du « c’est ça ». Mais on continue par là d’entériner un « c’est ça », fût-il à un horizon inatteignable qui nous engage à une sorte de mystique du ratage – aussitôt mué en « loi de la castration » soi-disant bien connue comme loi de l’humain. Or, dans la mesure même où ce ratage est promulgué en « loi » dont nous serions les « sujets », il me semble éviter précisément la dimension d’événement où se loge l’altérité, depuis toujours et à jamais immanente à « ce qui est » en tant que « ce qui est, c’est ça », et que « c’est ça » est d’avance grevé par et greffé sur un « ce qui arrive » toujours accidentel et toujours contingent.
Bref, l’altérité à entendre donc comme altération immanente est au cœur de « ce qui est »… . Il faudrait quasiment rectifier la définition du Robert : l’altérité n’est pas « le caractère de ce qui est autre », mais de « ce qui est »… Le lieu que ce mouvement esquisse, mais qui n’existe pas avant lui, pourrait bien être ce que Platon a développé comme étant « chôra », lieu d’un troisième genre, dit-il, qui n’est ni le sensible ni l’intelligible, et se fait connaître comme un matriciel auquel, dit-il, l’image de la mère et de la nourrice ne peuvent cependant tout à fait convenir : c’est un intermédiaire. Autrement dit encore, la conséquence que produit cette altérité comme altération, c’est que, comme le dit encore Derrida, « l’immédiateté [de ce qui est] est dérivée. Tout commence par l’intermédiaire, voilà ce qui est ‘inconcevable à la raison’ »
Penser que les choses commencent par l’intermédiaire, i.e. concevoir l’altérité autrement que comme une catégorie « à part », nous permet d’apercevoir cette altérité comme un passage à demeure. C’est-à-dire que nous sommes d’avance, en permanence, à demeure, pris dans l’altération des « choses en soi », des « individus » (il ne suffit pas de dire « sujets » pour en être quitte…). C’est le « rapport à » qui est « premier », on ne peut poser « l’un » avant de poser « l’autre ». Ce qui est immémorialement « premier » et effectif, c’est le mouvement du devenir qui fait passer « l’un » dans « l’autre », et mouvemente tout ce qui se voudrait identique à soi, y compris « l’autre » bien sûr… C’est un même envoi que celui de l’événement, des singularités, et du rapport. C’est ce que Hegel nomme l’absolu comme sujet et non comme substance, i.e. que le sujet n’est autre que l’immanence d’un processus affectant nécessairement tout ce qui se veut « à part », indivis, auto-subsistant… C’est d’ailleurs avec Hegel que je voudrais terminer cet exposé, Hegel en tout cas tel qu’il est lu par Jean-Luc Nancy (dans son ouvrage intitulé « Hegel. L’inquiétude du négatif »), et dont voici un bref florilège de citations.
* « L’esprit n’est rien de séparé – ni de la matière, ni de la nature, ni du corps, ni de la contingence, ni de l’événement parce qu’il n’est lui-même rien d’autre que la séparation. Il est la séparation en tant que l’ouverture d’un rapport. Cela veut dire aussi que le rapport ne survient pas, après coup, à des singularités déjà données, mais que c’est au contraire un seul et même don que celui des singularités et celui du rapport »
* « La vitalité est le caractère de se porter hors de soi »
* « La subsistance qui se présente comme un premier principe, ou comme point de départ, n’est en fait déjà qu’un dépôt de la manifestation [de l’esprit] en son mouvement »
* « Le sujet [qu’il ne faut justement pas confondre avec la subjectivité individuelle] est, c’est-à-dire fait, l’expérience de son être-affecté [par de l’autre] en tant qu’épreuve de ce qui dissout sa subsistance. [….Il] n’est rien d’autre que l’acte de se mouvoir » [comme mouvement d’être-affecté par de l’autre et de passer-dans-l’autre].
* « Penser la médiation, c’est penser l’impossibilité de tenir isolées les déterminités »
* « L’autre pur et simple, l’autre seulement juxtaposé à l’autre comme au même, n’est pas encore un autre : c’est un en-soi à côté d’un en-soi. […] L’autre n’est pas un second, il ne vient pas après. Si l’autre, du simple fait que je le nomme « autre », paraît présupposer l’ « un » ou « le même », et venir seulement après lui, c’est par l’effet d’une pensée encore abstraite […] L’un ne commence pas : il commence avec l’autre. »
* « L’amour désigne la reconnaissance d’une mise-hors-de-soi par une mise-hors-de-soi, qui n’est pas celle de l’ « un » par l’ « autre » mais l’altération de chacun ».
* « La liberté est liberté-avec, ou elle n’est rien, parce qu’elle n’est ni l’indépendance, ni l’autonomie, ni le libre arbitre ». (Ce n’est plus « ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre » de Sartre, mais « ma liberté commence où commence celle de l’autre » comme le dit le poète Edmond Jabès)
* « Ce que sait le savoir absolu, ce n’est rien d’autre que ‘le mouvement de naître et de périr’. Il est savoir du passage, non pas comme d’un objet, mais comme du sujet lui-même. Il est ce passage même. »
Voilà, c’est sur cette passe que je vous adresse et à laquelle je vous invite comme vous m’y avez invité, que je vous laisse aujourd’hui…
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