La démocratie est une construction fragile. Il convient donc de prendre un certain nombre de précautions quand on cherche à la défendre. Or le virage pris par l’exécutif depuis les attentats de Janvier et Novembre 2015 ne cesse d’être préoccupant. Il tranche en de nombreux points avec les principes qui ont permis, jusqu’à présent, vaille que vaille, de structurer et de maintenir le fonctionnement démocratique. Pour survivre à l’agression, notre démocratie ne peut se permettre de redevenir un État policier avec une surveillance tout azimut. Elle n’a pas le choix : la démocratie doit parvenir à se réinventer sans le recours automatique à la force et, grâce au débat permanent, sauvegarder ainsi un espace inédit de parole, nécessaire à la révolution des pratiques par les idées. Pour cela, il lui faut tenir le cap autour de principes qui ne sont pas négociables, parmi lesquels l’hospitalité, la justice et la solidarité, y compris à l’égard du flux migratoire. Il y a beaucoup de naïveté à penser que l’accroissement des mesures de surveillance et de répression pourrait permettre de contrôler la situation dans un pays comme le nôtre.
Aujourd’hui beaucoup de Français, et pas seulement ceux qui se réclament de la « gauche », se sentent floués, sans doute du fait de promesses électorales non tenues, mais pas seulement. Le danger de dérapage dans le fonctionnement de nos Institutions ne date pas d’hier, il est présent en germes dès le début de la Ve République. Après De Gaulle, la confusion entre l’exécutif et le législatif ne s’est guère atténuée avec l’arrivée de Mitterrand1, elle n’a fait que croître encore sous Chirac et Sarkozy. Et les promesses de Hollande se sont finalement cristallisées dans un « moi-je » qui manque aujourd’hui de souffle.
Les discours guerriers tenus ces temps-ci par le Président et le Premier Ministre, l’ampleur qu’ils ont donné à l’état d’urgence, la frilosité inadmissible à l’encontre de flux migratoires que la France a pourtant contribué à produire, le repli affiché à l’intérieur d’illusoires frontières nationales, la menace brandie d’une déchéance de nationalité pour incivisme, autant de signes d’une terreur grandissante à la tête de l’État qui se perçoit incapable de « nous protéger », comme si c’était là le devoir prioritaire d’un Chef d’État élu démocratiquement. La défaillance de la pensée politique a conduit à renforcer l’autorité policière et un arsenal législatif déjà conséquent, plutôt que d’entraîner une réflexion d’ensemble sur les graves lacunes de notre fonctionnement démocratique. Il faut relire Bourdieu, Foucault, Derrida, Freud, Lacan et bien d’autres encore2, pour se rendre compte que c’est d’un autre usage de la parole collective que peut venir le changement et le salut. La terreur est mauvaise conseillère. Le savent bien notamment ceux qui plaident pour une psychiatrie différente de celle que le ministère cherche à nous administrer, celles et ceux qui entendent que les passages à l’acte individuels et collectifs, et même les plus meurtriers d’entre eux, sont avant tout le signe d’une défaillance de la pensée devant le réel, et la misère sociale qui l’accompagne, plutôt que le résultat d’un oubli de l’usage de camisoles préventives3.
L’état démocratique doit retrouver le goût du débat permanent, que ce soit au niveau des familles, des quartiers, et des diverses institutions qui participent de la vie d’un pays. Il faut réinventer une pensée neuve, qui tienne compte des élaborations du passé mais soit ouverte aussi sur l’inconnu. Elle ne peut s’articuler que sur les bords de ce « trou » qui se recrée sans cesse dans le débat démocratique et que le rationnel et la technique voudraient reboucher à tout prix sous le prétexte que c’est là où se précipitent souvent la cruauté et le meurtre, alors qu’ils ne sont que les symptômes d’un mal être plus ou moins profond mais inévitable dans la Culture4. Le fonctionnement démocratique ne peut donc se confondre avec la recherche d’une majorité parlementaire pour combattre « le mal », mais il doit répondre et correspondre à une volonté politique de réécrire ensemble une parole collective à partir de ce « non-encore-pensé » qui s’enracine forcément dans l’Histoire du pays et dans sa langue.
La psychanalyse que l’on voudrait parfois mettre à l’écart parce qu’elle gêne tant certains, peut nous apprendre beaucoup à ce sujet. Notamment sur l’intérêt de la méthode associative au détriment de la censure. Ceux qui se réfèrent à la psychanalyse dans leur pratique ne peuvent se satisfaire de rester dans leur fauteuil en attendant que les problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Ils doivent prendre leur part dans la déconstruction de ce trouble collectif qui gangrène la tête de l’État et ses institutions. Nous n’en sommes pas aujourd’hui à « la fin du Politique », comme d’autres un jour chantèrent « la fin de l’Histoire » au nom du libéralisme économique. Nous devons au contraire chercher les défaillances dans le fonctionnement des institutions républicaines et démocratiques existantes, celles qui donnent du grain à moudre à la pulsion de pouvoir et aux perversions qu’elle entretient5.
Les tenants du capitalisme version « ultralibérale » qui veulent nous gouverner continuent à phagocyter, sous des prétextes divers notamment celui de l’adhésion à l’Europe, « l’utopie socialiste », la considérant aujourd’hui désuète, ringarde, et plus grave encore, préemptant et grignotant à ce titre une certaine pratique « sociale » de la « démocratie » surtout quand celle-ci paraît contraire à leurs intérêts. Le président Hollande, en plaidant avec Valls et Macron la nécessité d’ajuster la « Social-démocratie » aux réalités du moment, et ceci au nom du pragmatisme et de la modernité, apporte de l’eau au moulin des fonds de pension. Il a accentué la confusion en engageant le pays sur la voie d’une « libéral-démocratie » dont l’objectif prioritaire n’est certes pas le maintien absolu de la démocratie, mais la soumission à la loi du marché et la croissance infinie par la consommation6. On en mesure aujourd’hui les conséquences sociétales désastreuses (hausse du chômage, écart croissant entre riches et pauvres, exclusions diverses).
Il convient de ne pas confondre libéralisme et défense des libertés. La mondialisation en cours réduit l’enjeu de la bataille politique à un affrontement de tactiques autour de soi-disant « valeurs » libérales dont l’efficacité présumée est confiée à une bataille d’experts, eux-mêmes manipulés par une oligarchie de technocrates (à moins que ce ne soit l’inverse). Le sarkozysme, ce populisme qui n’a rien à envier aux thèses de l’extrême droite, a contribué à flouter les lignes de partage autant à droite qu’à gauche. L’une et l’autre, faisant fi de l’option européenne, magnifient désormais l’idée de « nation », ils la veulent pure de toute contamination. Et c’est le Front national qui occupe alors le terrain en propulsant des idées trop simples : dans une France en Occident, se parant de toutes les vertus, le mal est toujours ailleurs, et l’autorité et la sécurité intérieure doivent de ce fait primer sur le respect des libertés fondamentales et universelles7. Le nationalisme teinté de patriotisme devient vite un fondamentalisme, il correspond à une défaillance de l’esprit tout aussi terrifiante que le fondamentalisme religieux, à un déni infiltrant les comportements et rendant parfois impossible toute discussion. C’est un terrain particulièrement dangereux comme nous l’a enseigné l’Histoire au siècle dernier au prix de dizaines de millions de morts.
Socialisme et Communisme, République et Démocratie, Patrie et Europe, autant de notions devenues un peu à la fois exsangues, vidées au fil des ans de leur sens premier, du substrat historique et révolutionnaire desquelles elles sont nées, forcément dans la violence (Walter Benjamin) mais aussi comme autant de tentatives pour en sortir. Et faute d’avoir été repensées et réactualisées dès l’école et dans les partis, elles se sont usées, elles ont été un peu à la fois récupérées par les partis comme autant de slogans creux, sans consistance, encore moins au niveau d’états majors qui s’en servent comme « éléments de langage » pour leur réélection. C’est ainsi que, au-delà des discours tenus par Hollande, Vals, Sapin ou Macron, la gauche au gouvernement en est venue à rejoindre sur de nombreux points la droite libérale. Certains députés de droite, du centre, et de gauche en sont même arrivés récemment à un point critique, celui de prôner une fusion des deux grands partis dans un gouvernement d’union nationale avec l’objectif de lutter ensemble pêle-mêle contre Daesch, le Front national, le chômage, l’insécurité, l’immigration : un nouveau « front républicain », le front de la peur, construit derrière un consensus de façade et l’illusion de promouvoir une « pensée unique ».
A côté du « réel » fragmenté et jugé désastreux, dont on nous rabat chaque jour les oreilles, et dont certains voudraient venir à bout par la persuasion et la force des idéologies, nous avons à soutenir qu’il y a toujours place pour l’utopie des idées, des idéaux, et des principes, de ceux qui percent à travers nos convictions, nos engagements, nos discours, notre manière personnelle de concevoir le national et l’international, de celles aussi qui font le dynamisme éclaté d’un pays plutôt que l’homogénéité d’une nation. Car ce qui produit l’unité en mosaïque de notre pays -toujours on le sait en risque de vacillement- , ce ne sont ni le repli sur une défense illusoire de frontières étanches, ni de soi-disant valeurs « chrétiennes » ou même « humanistes », mais bien le travail inlassable d’élaboration sur les fantômes personnels et sur ceux de l’Histoire, qui nous traversent de part en part, le plus souvent à notre insu, et qui, lorsqu’ils se révèlent grâce à l’indétermination de la langue, produisent, en même temps qu’ils resurgissent dans l’effroi, une capacité renouvelée d’accueillir l’autre, une opération de « différance » (Derrida) qui produit le « supplément » dans la Culture. L’hospitalité à l’égard de l’étrange autant que vis à vis de l’étranger, est une nécessité plus encore qu’un devoir.
Pour que les greffes prennent, rien ne peut jamais être considéré comme définitivement acquis, car ce que Freud a nommé « pulsion de mort » et qui est à la base de toute activité humaine se réactualise sous divers prétextes : les générations successives en France ont toujours été en risque de rechutes, beaucoup de nos crimes nationalistes et coloniaux sont restés impunis, taraudant encore l’actualité, nous poussant même à justifier ou à tenter d’excuser l’injustifiable. Le « pétainisme », ce mal bien français, n’est jamais loin. Il est temps d’entamer un peu plus encore sa déconstruction, non pas avec de grandes déclarations politiques de repentance, mais par la démarche historique et l’analyse transgénérationnelle afin de poursuivre notre chemin commun vers une plus grande justice nationale et internationale. Y compris par exemple vis à vis de la Palestine qui s’est trouvée et demeure encore, par son reflet, au cœur du mal européen.
Au lieu et place de ce chemin ingrat, on renforce en France la violence intrinsèque de l’arsenal sécuritaire, avec des lois votées dans l’urgence, alors qu’elles n’ont jamais su nous protéger du malheur et ont été utilisées à des fins perverses. Rappelons qu’en 1940 la déchéance de nationalité a frappé ensemble les Juifs et les opposants au régime de Pétain. Comme le rappelle Derrida à la suite de Walter Benjamin dans « Force de loi »8, la violence de l’État à travers sa police peut-être sans limites. Nous en avons eu des exemples terrifiants avec le nazisme, le stalinisme, mais aussi au Cambodge ou en Chine, nous en avons constaté les abus aux USA, ou en Israël. Résister à la peur par la parole et la détermination autour de principes démocratiques est tout le contraire de la naïveté, c’est la meilleure voie, la plus lucide, pour renforcer l’état d’esprit républicain. Nous sommes nombreux à avoir dans nos repères éthiques, philosophique et politiques, une idée autre de ce que l’attelage démocratie et socialisme auraient pu devenir si de telles dérives n’avaient pas eu lieu, si le socialisme, oubliant le style Guy Mollet et sa politique algérienne, avait résisté, était resté fidèle à ses enjeux initiaux, avait sauvegardé la lucidité qu’apportent la démarche historique, et le marxisme quant à l’analyse des rapports de pouvoir.
Peut-être aujourd’hui, pour surmonter la tentation terroriste éprouvée par certains jeunes, « pour que ça change vraiment » au lieu du « enfin punir les coupables et lutter contre Satan », faudrait-il avoir le courage d’aller au-delà de cette « social-démocratie » plombée par des pratiques surannées, redéfinir ensemble ce qu’on entend et par « démocratie » et par « socialisme », relever aussi les liens étroits, intrinsèques, inéluctables, qu’entretiennent une certaine idée du socialisme et une certaine idée de la démocratie, préciser lesquels de ces liens sont indispensables à notre époque afin de bien les différencier des modalités d’exercice du pouvoir déjà mis en pratique en URSS ou à Cuba, ou dans les dérives de nos démocraties occidentales, infiltrées qu’elles sont un peu partout par du parlementarisme aux tactiques indigentes, ou par la corruption qui demeure au cœur de toute entreprise humaine.
Si la démocratie est bien le lieu d’expression de la diversité des opinions, si elle ne doit donc pas se résumer à une modalité autoritaire d’exercice du pouvoir d’une majorité sur une minorité, ni celui d’une oligarchie se prenant pour « l’élite » et dominant un ensemble mal instruit, la crise politique que nous traversons peut être une occasion nouvelle de penser la modernité avec des idées et des institutions neuves, autrement que par le recours à la consommation et à la croissance infinies sous caméras de surveillance. Le changement ne passe pas par l’obtention d’un consensus général dans les idées, mais par une dispute entre des perspectives parfois opposées, par une volonté de clarification qui affine des points de vue différents, et par là-même explore « les lointains » (Edouard Glissant), les « entre-mondes » (Edward Saïd), les « entre-temps » (Patrick Boucheron), c’est elle qui offre une ouverture infinie vers un « à-venir » que nous ne pouvons connaître à l’avance (Jacques Derrida).
Le savoir analytique aussi nous indique que le chemin du Politique se tient du côté de l’expression constante du « non encore pensé ensemble », des écritures encore illisibles, et dans ces « flèches » de la Tradition qui n’ont pas encore été tirées (Paul Ricoeur). Le reste, le boulot quotidien du politique qui en a fait (provisoirement?) son métier, est affaire de gouvernement, de responsabilité assumée, de risques à prendre, et nous savons par l’expérience acquise en démocratie que celui « qui s’y colle », par plaisir ou par devoir, est toujours en danger de « s’y croire » mieux que les autres et d’outrepasser ses droits. Nous n’avons pas à nous substituer à lui, chef d’État ou de gouvernement, mais nous avons, quoiqu’il en coûte pour les uns et les autres sur le plan narcissique, à affirmer de notre place de citoyen nos convictions intimes, à juger les décisions qu’il prend à l’aune de ce qu’il s’est engagé à faire, et à garder une visée critique sur les moyens qu’il se donne pour y parvenir.
Jean Cooren, le 9 janvier 2016
1Edwy Plenel, La part d’ombres, Folio 1994
2Gorgio Agamben, De l’État de droit à l’État de sécurité, Le Monde, 23/12/2015
3Cf. tout le travail de fond effectué par le « collectif des 39 » dont on peut prendre connaissance sur internet
4Cf. S. Freud, Malaise dans la Culture,
5Cf. R. Major, Au cœur de l’économie, l’inconscient, Galilée 2014
6J. Gadrey, Adieu à la croissance, Editions Petits Matins, 2010
7 Il en résulte une méchante cacophonie, une grande confusion idéologique, dont a récemment tiré profit le Front national : un certain nombre d’électeurs mécontents de la classe politique ont, aux dernières régionales, gonflé les voix nationalistes et racistes traditionnelles et constitué une force potentielle de près de sept millions de voix : beaucoup de celles-ci n’ont voté ni à droite ni à gauche, elles ont voté « ailleurs », et mis ainsi leurs voix au service du fascisme, comme ce fut le cas en Allemagne en d’autres temps. Quant au reste des électeurs, ils se sont trouvé dans l’embarras, se dispersant sans plus de conviction dans les dix millions de votants du côté de la droite, et les huit millions de voix du côté de la gauche, le résultat final ayant abouti à la partition régionale que l’on sait. Quant au million trois cent mille voix de blancs et de nuls, sans compter les abstentions volontaires, on a feint d’en ignorer la portée critique. Une nouvelle fois la clarté s’est effacée devant des considérations tactiques, on a joué Front contre Front. On peut voir là une défaillance générale de la pensée politique, entretenue par les caciques de partis qui pensent avant tout à leur réélection et se livrent au jeu pervers de la frérocité (Derrida et Major).
8J. Derrida,, Force de loi, Galilée 1994
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