L’affect du rythme – Sabine Prokhoris

Bonsoir, merci beaucoup pour cette invitation. Je suis très heureuse d’être là. Je suis un peu émue que cela soit dans des circonstances pareilles. Tout à l’heure il était question de rythme brisé mais c’est vrai, cela fait partie du rythme, la brisure… La question c’est celle de sa reprise… Je pense aussi à ce que disait Freud, « la séance continue » mais qu’est-ce que cela veut dire que cela continue ? Certainement pas que nous serions dans une nappe homogène désaffectée, mais dans un mouvement à la fois singulier et commun dans lequel quelque chose se partage, se transforme, ”dyscontinue”, avec un Y. Quand je mets ce Y à «dyscontinuer» – c’est vrai que j’ai un petit plaisir avec les néologismes, peut-être mon vieux fond bilingue ! – c’est pour différencier parce que, normalement, on est dans une opposition « continuité, quelque chose qui ne se rompt pas / discontinuité, quelque chose qui suppose la rupture ». Mais dans l’idée de ”dyscontinuité” il y a pour moi l’idée d’une continuité qui bifurque. Comme quand quelque chose dysfonctionne, ce n’est pas que cela ne fonctionne plus, c’est que cela se met à fonctionner un peu différemment. J’aimerais bien reprendre cette question du rythme ou plutôt des rythmes, la notion de rythme, la réalité plurielle des rythmes avec cette idée de quelque chose qui nous relie et qui fait que, en nous et entre nous, quelque chose ne cesse de se « dyscontinuer », c’est-à-dire de se reprendre en bifurquant et en se transformant. Voilà pour expliquer le sens de cette orthographe dont « Word » ne veut jamais, puisqu’il propose toujours des corrections.

Merci beaucoup Luc pour ton introduction. Il y a beaucoup de choses qui résonnent dans ce que tu as dit. Je donne quelques éléments pour commencer avant de m’enfoncer dans la matière.

D’abord la question du fil

Sur cette question du fil, le fil est un des éléments du tissage, de ce tissage où l’on construit différents motifs; mais sur l’envers du tissage, sur l’envers de la tapisserie, ce que l’on voit, ce sont les entrecroisements de fils où on perd les motifs mais où on saisit quelque chose de la trame. Quant au fil lui-même, c’est quand même intéressant, le fil est fait de tas d’éléments disparates, d’éléments qui ne sont pas continus. Quand on voit le travail de la fileuse, qu’est-ce que c’est filer ? J’ai regardé un documentaire là-dessus l’autre jour. Filer, c’est très intéressant parce que c’est avec des éléments, une matière brute qui n’est pas continue que, en la tordant et en l’étirant avec ce petit instrument qu’est le fuseau, puis le rouet, quelque chose se fabrique d’un fil. Mais comme dit Wittgenstein à propos justement des fils métaphoriques, des fils de sens ou des fils d’analogie, ce qui construit la solidité et la résistance du fil, ce n’est pas que ce soit le même brin, la même fibre qui coure d’un bout à l’autre, mais c’est que plusieurs fibres soient extrêmement tordues entre elles. Le fil est d’autant plus solide et résistant qu’il dyscontinue sans cesse et cette dyscontinuation – plutôt que dyscontinuité – c’est un ensemble de torsions et un étirement qui fait un fil. Le fil déjà, c’est une chose multiple. La question du multiple ou du pluriel est au cœur du rythme ou des rythmes, on va y venir.

Autre chose : le passage

Pour moi, la psychanalyse est vraiment un art des passages. Dès qu’il y a passage, il y a forcément, entre une figure et une autre, entre un moment et un autre, entre un état et un autre, quelque chose qu’on appelle – qu’on n’appelle pas d’ailleurs ! – mais qu’on pourrait appeler : « l’espace-entre ». Ce que j’appelle « l’espace-entre » et l’expérience que je pense qu’on peut en avoir dans le travail analytique, dans la vie tout simplement, est quelque chose qui est quand même source d’angoisse parce que « l’espace-entre », on ne sait pas ce que c’est. On ne sait pas ce que c’est puisque c’est ce moment où quelque chose se défait pour qu’autre chose apparaisse. Ce moment lui-même, il est lui-même multiple, il est fait de plusieurs durées, de plusieurs vitesses. L’angoisse dont il peut être la source, cela peut être : soit une angoisse du vide, c’est-à-dire que « l’espace-entre » ce serait du « rien », soit une angoisse du chaos, c’est-à-dire de ce qui s’effondre parce que, justement, tout s’effiloche, parce que toutes les formes tombent en ruine, en morceaux et qu’à partir de tout cela, il n’y aurait plus que des décombres.

Cette question est cruciale dans notre travail parce que, effectivement, comme disait Freud, on « analyse ». Analyser n’est pas seulement décomposer en éléments isolés, c’est aussi être dans ce processus, dans cette ‘processualité’ dans laquelle, en même temps que quelque chose se défait, autre chose apparaît. Qui évidemment voisine avec ce qui se défait, qui bifurque, qui dyscontinue; mais je pense qu’on doit penser de manière absolument indissociable, solidaire, ce qui se fait et ce qui se défait. C’est Bergson qui dit cela. Il y a un exergue dans un des chapitres où je cite une petite phrase de Bergson, où il dit que ce qui se fait ne peut être pensé qu’en solidarité avec ce qui se défait. Ce mot de solidarité, on peut l’entendre en résonance avec ce que je vous proposais tout à l’heure, c’est-à-dire cette idée de la solidité du fil qui est faite non pas d’une unicité, d’une homogénéité mais d’une torsion de fibres hétérogènes. La question des passages est une question extrêmement frémissante, troublante mais qui me semble être au cœur de notre travail. Je crois qu’on ne cesse de négocier des passages et d’essayer de sentir, de percevoir, de donner une forme dans la parole, mais pas seulement, de donner une forme à quelque chose qui se passe et qui passe.

J’aimerais faire passer cette image de Rubens qui est un tableau qui s’appelle « Danse paysanne ». Vous verrez, c’est vraiment la question du passage, on dirait un nuage. C’est vraiment magnifique. Si vous regardez ce mouvement, on dirait des feuilles mortes entraînées par le vent… Dans l’arbre, dans le feuillage, il y a quelqu’un qui souffle… Le mouvement que l’on voit est fait de tout ce qui se passe entre chacun. Cela n’arrête pas de se faire et de se défaire. Voilà, juste pour rêver un peu … Je crois que je ne pense que par images. La conceptualité, pour moi, n’est possible que sur un fond actif, vivant et en mouvement d’images. Pas au sens où le concept serait le niveau supérieur qui dépasserait l’image mais au sens où le concept ne peut nous servir qu’à partir du moment où il est sans cesse habité, agité par des entrecroisements d’images qui résonnent les unes avec les autres et qui nous permettent de faire un usage vivant des concepts. Par exemple, ce concept de rythme. Voilà pour quelques éléments préliminaires.

De quoi vais-je vous parler ?

J’ai donné un argument très bref en effet. Un argument justement de passage. Aujourd’hui, quand je vous propose ces quelques réflexions, des propositions, des pistes – et pas un exposé ou une conférence au sens de quelque chose qui aurait une forme très préparée – c’est très préparé mais ce n’est pas écrit par avance. Ce n’est pas non plus définitif. Ce sont plutôt des questions au travail que j’essaie de partager. Ce sont mes questions au jour le jour des cures mais des questions qui sont aussi dans nos vies.

C’est un argument de passage parce que, quand j’ai proposé ce thème à Luc – tu avais lu le livre sur Maggy Marin – comment dire ? J’ai eu beaucoup de mal à me séparer de ce livre qui m’a absorbée. C’est un livre écrit à partir d’une position de spectatrice, ce n’est pas un livre de spécialiste de la danse ou de je ne sais quelle théoricienne de la danse. Non, c’est un livre de spectatrice : de quelqu’un qui, devant des images, des images qui ne sont pas juste des décorations, des illustrations, des images qui sont des images qui pensent. Naturellement, cela nous parle parce que le rêve, c’est bien des images qui pensent. C’est une pensée par images. C’est une autre forme de pensée, comme dit Freud. Ce n’est pas une forme de pensée qui calcule… Quoique. Quand on regarde le passage de « L’interprétation des rêves » sur le traitement que le rêve fait subir aux relations logiques, c’est intéressant car il y a une sorte de réappropriation de cette discursivité par le mouvement onirique qui est un mouvement qui procède par images mais par images qui, elles-mêmes, se construisent par résonance puisque l’activité principale du rêve, comme le dit Freud, c’est qu’il transforme. Le rêve est un processus de transformation permanente de toutes sortes d’éléments.

En ce moment je suis dans quelque chose d’un peu différent, dans un autre travail, où a germé cette idée de dyscontinuation. Je suis entre ces deux moments qui sont juste des perspectives différentes sur une chose qui est l’énigme de cette pratique qui est la nôtre. Au fur et à mesure des années, plus ça va, plus je suis devant ce que Freud appelait, dans une lettre à Stefan Zweig, « l’inquiétante immensité ». Il a parlé de l’inquiétante étrangeté et, dans une très belle lettre à Stefan Zweig, il lui écrit que ce dernier a cette tendresse, cette affection qui lui permet d’être à l’écoute de l’inquiétante immensité. Freud parle ici du monde. Le monde, dans la sombre époque dans laquelle prend place son échange avec Stefan Zweig. Le monde tel qu’il se métabolise, tel qu’il se réfléchit dans chaque singularité. Qui fait que chaque singularité est une sorte de monade, comme disait Leibnitz, qui réfléchit le monde dans une certaine perspective.

Le travail sur Maggy Marin est un travail de spectatrice. Qu’est-ce que cela signifie être spectatrice ? Cela veut dire être affectée par la façon dont les images envoient certains signes, certaines résonances, certaines relations. Pas du tout sous forme conceptuelle ou discursive mais d’une manière beaucoup plus sensible, dans un travail qui a trait aussi à des durées. Je reviendrai à cette question importante de la durée. Quand je suis devant les pièces de Maggy Marin – j’ai commencé à voir ses pièces quand j’étais très jeune – la première pièce était « Maybe », à partir de l’univers de Beckett, une pièce qui tourne encore ! Qui a trente ans. Une pièce étonnante sur la ruine et sur l’énergie à partir de ce que Beckett appelle « l’in-minimisable  mini-minimum» qui fait que de là, de ces ruines, quelque chose de fort, de nouveau ne cesse de se refaire. Une espèce d’étrangeté du fait que ça continue. Parce que c’est très étonnant tout de même que ça continue. Justement, on parlait du deuil tout à l’heure. Je l’ai vue une fois, votre collègue. Je me souviens un petit peu d’elle mais vous, c’était votre amie. Dans ces moments de deuil plus ou moins proche, ce qui est étonnant, c’est qu’on continue. Freud parle de la grande énigme du deuil, qui fait partie des choses obscures, dit-il, sur lesquelles nous n’avons pas de réponse. Comment se fait-il qu’avec tous ces trous dans nos vies, ça continue ? Comment ceux qui ne sont plus là continuent d’une manière très étrange à vivre en nous, par nous, à travers nous, à notre insu ? On est aussi en face de cela dans les cures…

Devant les pièces de Maggy, j’ai été souvent déroutée. Jamais fascinée, jamais hypnotisée parce qu’elle maintient toujours suffisamment d’espace pour qu’il y ait un regard qui ne soit pas collé aux formes qu’elle propose, qui sont des propositions toujours ouvertes. Mais les sensations que je ressens, que je reçois sont énigmatiques. Elles font partie de ce que Leibnitz appelait « ces idées claires et confuses » contrairement aux « idées claires et distinctes » de Descartes. Et là où on a tort, c’est quand on veut faire des idées claires et confuses des idées claires et distinctes – un certain type de travers théorique – et Cézanne le dit très bien, je vous en parlerai plus loin, il faut de la vitalité pour résister à cela. La tentation est de faire des idées claires et confuses des idées claires et distinctes et, à ce moment-là, on les tue. Parce que ce qui fait qu’elles sont vivantes, c’est qu’elles sont claires ET confuses. Ces sensations claires et confuses que j’ai, il ne s’agit pas que je les rende claires et distinctes mais que je suive le chemin qu’elles m’indiquent et que j’essaie de comprendre de quoi est faite à la fois cette clarté et cette confusion. Pas au sens d’une confusion qui serait pur chaos (cela pourrait l’être, si on ne travaille pas) ou qui serait juste du vague mais au sens où c’est une sorte de confusion faite d’une multiplicité de mouvements, d’une multiplicité de réalités qui s’entrechoquent et qui résonnent les unes les autres. C’est-à-dire d’une complexité.

Par exemple, sur une des pièces, créée à partir d’Homère – dans mon livre, il y a un CD audio où on entend le texte de Maggy Marin, où elle a fait dire des fragments du texte de l’Iliade, une pièce sur la tension entre la guerre et la poésie qui est au cœur de l’Iliade d’Homère et résolue en quelque sorte par la question des rythmes. La sensation très paradoxale que j’avais en écoutant, c’est que ce que j’entendais était à la fois extrêmement limpide et extrêmement brouillé. J’ai essayé de comprendre cette double sensation. En travaillant à élucider cette clarté-là et cette confusion-là, confusion faite d’une multiplicité de petites choses, de superpositions, j’ai compris quel était l’enjeu qui avait trait notamment à la question de la pluralité des langues. C’est-à-dire quelque chose « d’anti-mallarméen » au possible. Puisque pour Mallarmé, comme vous le savez, les langues sont imparfaites en ceci que plurielles et le poème rémunère le défaut des langues. Or je crois que ce que fait Maggy Marin, ce qu’on fait dans l’analyse et ce que fait Homère, c’est au contraire, ne pas considérer la pluralité comme un défaut mais comme une richesse. Une richesse difficile parce que cela veut dire qu’il faut sans cesse à la fois tisser dans une langue toutes ses propres fibres qui sont liées à sa durée longue et au fait qu’elle est parlée par des milliers de gens, et puis, le fait qu’il y a effectivement des différenciations entre les langues et qu’il y a des passages d’une langue à l’autre. Et donc des résonances, des échos, des écarts.

Pourquoi ai-je travaillé cela ? C’était vraiment un coup de foudre. J’ai vraiment compris, en le faisant et après coup, que ce n’était pas un coup de foudre tombé du ciel. Le rapport à cette œuvre chorégraphique-là me permettait d’avoir des perspectives mobiles en ouvrant sur mon travail d’analyste. Quand je vous disais tout à l’heure sur l’ouïe – je termine ce que j’avais commencé tout à l’heure après cette digression – c’est que de plus en plus, au cours des années, quand je travaille avec les analysants, je suis prise d’une espèce de vertige. J’ai vraiment la sensation très étrange de faire un travail de dentellière sur des gouttes d’eau. C’est-à-dire, chaque singularité, c’est quoi dans la masse de tout ce que nous sommes et dans l’histoire humaine quand on voit comment toutes les choses se tissent ? En même temps, je crois qu’on fait un travail de dentellière. Le dispositif de la séance est un dispositif extrêmement précieux pour ça. Il emprunte peut-être au cinéma le « plan » et le « gros plan », le « plan rapproché » puisque c’est comme si on voyait de très près des choses minuscules qui sont en relation les unes avec les autres mais qui excèdent largement le champ.

Siegfried Kracauer a écrit un livre assez intéressant sur le cinéma. Il parle de la caméra réalité, comment elle saisit quelque chose de la texture des choses. Ce que j’essaie de faire, c’est saisir quelque chose de la texture de notre écoute, la texture de notre travail. J’emploie ce terme à dessein parce que dans texture, il y a tissu et dans tissu, il y a le fil naturellement. Sur le cinéma, il dit quelque chose de très juste : le plan au cinéma délimite mais ne définit pas. Nous saisissons un fragment de quelque chose mais en dehors, il y a tout le hors-champ. Le hors-champ est intéressant cinématographiquement quand le hors-champ est perceptible à partir du champ. Et je pense que, dans la séance d’analyse et dans les cures analytiques, c’est important que notre écoute, pour les analysants, ne soit pas un repli dans un huis clos, bien que ce soit à deux – ce que Foucault appelait cet étranglement entre un individu qui écoute un autre. Ce cadre, ce gros plan, à un certain moment, n’a de valeur que s’il permet que résonne à l’intérieur de lui d’une manière particulière évidemment, qui est celle permise par ce dispositif-là, le hors-champ. Le hors-champ qui dépasse chacun d’entre nous. J’ai toujours l’impression de faire de la dentelle sur des grains de sable ou sur des gouttes d’eau mais je tiens beaucoup à cette dentelle-là. C’est très précieux, cette attention. Foucault, dans un petit texte qui vient de paraître, Les grecs disaient que leurs paroles avaient des ailes – Homère dit toujours qu’il lui adressa ses paroles ailées – Foucault parle de l’extraordinaire attention freudienne, cette attention aux petits détails, aux petites choses. Kracauer parle d’un plan qui l’a marqué quand il était enfant : le ciel avec des bâtiments magnifiques qui se reflétaient dans une flaque d’eau sale. Voilà, on est en train de saisir ce qui se reflète dans une flaque d’eau sale… Pas au sens où c’est dégoûtant mais au sens où c’est « rabouillé », comme dit Balzac, c’est-à-dire où c’est sans arrêt troublé parce que c’est agité par nos affects, par les urgences d’aujourd’hui, par plein de choses. Dans une flaque d’eau trouble, le monde d’en haut qui se réfléchit au ras du sol… On est dans un élément fluide. L’écoute est un élément fluide. Alors, justement, la fluidité des passages, des fluides, des résonances…

Le travail sur Maggy Marin m’a permis d’aborder les choses à partir de cette notion-là des rythmes parce que sur une pièce chorégraphique la question des rythmes est fondamentale. Pas du tout au sens que tu as cité de Bergson où les choses sont… C’est très curieux d’ailleurs que ce soit Bergson qui écrive une chose pareille, lui qui est quand même dans la pensée de la fluidité et de la durée. C’est au contraire, comme dit Beckett dans Cap au pire : « D’abord le corps, non. D’abord le lieu, non. D’abord les deux ». Ce « d’abord les deux », c’est fondamental parce que nos corps, qui sont nos premiers médiums de notre rapport au monde, comme dit d’une façon très freudienne Foucault, sont des surfaces d’inscriptions des événements et des espaces traductifs, des espaces de résonance parce qu’un corps, c’est affecté. Affecté par tout ce qui vient du dehors comme message, comme sensation, comme plaisir, douleur et émotion.

La question des rythmes chez Maggy Marin, elle est pensée comme ça, c’est d’abord les deux. C’est-à-dire que les rythmes sont à penser comme d’abord la constitution d’un espace de résonance, sans arrêt au bord de se défaire. Et pour reprendre cette notion même de rythme, quand je travaillais sur ce livre j’étais allée regarder, comme toujours chez Benveniste ; chez lui on a toujours une source magnifique sur le vocabulaire des institutions indo-européennes, où j’ai trouvé d’ailleurs des choses très intéressantes sur le sumbolon et sur l’infra sumbolon – quelque chose qui n’est pas du tout dans la dialectique de la reconnaissance mais bien avant, l’accueil, le pur vagabond justement, qui pourrait d’ailleurs être un Dieu, étranger.

Chez Benveniste, dans les Essais de linguistique générale, il y a un texte sur la notion de rythme. Il va chercher en philologue, dans les textes grecs anciens, les usages de ce terme de rythme. Petit à petit, il fait apparaître que la strate la plus archaïque de ce terme de rythme n’a rien à voir avec quelque chose qui concernerait une cadence. C’est-à-dire quelque chose qui, justement, donne de l’extérieur des écarts, qui construit des intervalles (comme le pas cadencé), qui uniformise un groupe. C’est une autre strate. Je vais vous lire la définition de Benveniste. Ce n’est pas seulement de l’étymologie au sens de Heidegger, Benveniste fait apparaître comment, sous cette remontée, dans les usages des mots dans la langue grecque, il montre comment ces signes, ces sens-là sont, de manière souterraine, agissants dans les autres sens. C’est-à-dire les autres sens, même le rythme comme cadence recouvre cela mais néanmoins c’est agissant en-dessous. D’ailleurs, quelqu’un comme Maldiney a repris les choses de cette manière-là.

Alors le rythme cela désigne quoi ? C’est tout à fait dans le sens de la durée. « Cela désigne la forme », dit Benveniste, « dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide. La forme de ce qui n’a pas de consistance organique. Il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un peplos (un tissu) qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur. C’est la forme improvisée, momentanée, modifiable ». La notion de rythme est donc d’emblée liée dans les usages les plus anciens de ce terme à ce qui fait que quelque chose se transforme. A partir de là quelque chose se fabrique comme de la durée. Cette notion même de durée-là, je la prendrais au sens de Bergson. Pas seulement comme un intervalle mais comme quelque chose qui fait partie de la genèse même des formes. Voilà ce que dit exactement Bergson, quand il parle par rapport à la question de la création. Il oppose la reconstitution d’un puzzle à la création d’une forme. Il dit que « dans la recomposition d’un puzzle, le résultat est donné d’avance. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de durée en réalité. Si on était très habile, on pourrait le faire dans un temps presque nul tandis que pour l’artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n’est plus un accessoire. Ce n’est pas un intervalle qu’on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme. Le temps d’invention ne fait qu’un avec l’invention-même. C’est le progrès d’une pensée qui change au fur et à mesure qu’elle prend corps ». Deleuze dit quelque chose comme ça « car on ne pense pas sans devenir autre chose ». Evidemment, pour que cela soit possible, il faut bien que cela se passe à partir de cette possibilité d’accordage rythmique et donc de négociation de ce que j’appelais tout à l’heure les « espaces-entre ». Les « espaces-entre » ne sont pas des intervalles vides. C’est une matrice dynamique de forme. Cela peut être du discours, des images, de la musique évidemment, plein de choses. C’est quelque chose qui est une matrice dynamique et qui n’est pas un intervalle donné par avance. C’est le mouvement même d’émergence de quelque chose qui fait de l’intervalle et qui fait de cette durée de l’intervalle une matrice dynamique. Cela veut dire que rien n’est jamais fixé par avance. C’est juste cela que ça veut dire, aussi simplement. On le voit bien dans les cures comment, dans la parole d’un analysant et dans notre écoute, il y a des rythmes différents qui se superposent et qui s’entrecroisent. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’il y a des moments de suspens, de respiration. Le modèle même des rythmes, c’est cette négociation permanente qui se déséquilibre tout le temps dont le modèle serait la marche. Entre le moment où on lève le pied, entre un pas et un autre, quelque chose se produit qui est la possibilité d’habiter « l’espace entre », l’intervalle. C’est pareil dans la parole. Quand on parle on module, comme dit Cézanne, on module tout le temps. Moduler cela veut dire que d’une émission sonore à ce qui va suivre, il y a quelque chose qui est négocié et qui n’est pas purement mécanique. On voit bien d’ailleurs dans certains apprentissages comment on perd cette vitalité rythmique et que cela devient mécanique. Par exemple, quand un enfant apprend à lire. On se souvient même de soi-même – de comment on a appris à lire – mais quand on voit un enfant apprendre à lire, c’est très étonnant parce qu’il sait déjà parler naturellement. Seulement, quand il déchiffre, voilà qu’il ne parle plus, il ânonne. L’espace-entre ne peut pas être habité. Il n’est pas habité car il est source d’angoisse, comme si on allait tomber. Cela peut être l’effondrement, le vide ou le chaos. C’est à partir du moment où l’espace-entre peut être habité, qu’il peut y avoir cette… appelons cela la nuit : quelque chose où la vigilance se relâche. Je dis la nuit parce que je pense à un texte de Cézanne où il dit qu’entre la vision d’un paysage et ce qu’il doit faire sur sa toile, il faut que la nuit passe parce que quelque chose se dépose où la vigilance consciente se relâche, ce qui permet à des mouvements imperceptibles inconscients de pouvoir librement et sans peur, d’une certaine manière, sans peur du chaos et en passant aussi par le chaos, construire quelque chose qui sera fluide. L’enfant arrive à lire quand il arrive à retrouver la possibilité – quand il lit – de parler, de moduler. Je l’ai remarqué en faisant un autre apprentissage. J’ai appris avec Simon Hecquet : quand nous avons fait notre livre sur les partitions, il me faisait faire des dictées comme on fait des dictées musicales. Je devais déchiffrer des mouvements très simples : lever le bras, l’autre devant, etc… Il me disait « mais tu as l’air d’un petit robot ». C’était vrai. En fait, j’étais tellement appliquée à déchiffrer chaque signe et à enfiler forcément mécaniquement un signe après l’autre, que l’espace-entre ne pouvait plus être habité. Les gens qui travaillent avec des partitions musicales peuvent avoir le même genre de difficulté. C’est effectivement à partir du moment où quelque chose de l’espace-entre est habité – et évidemment la manière dont il est habité ne peut pas être prescrite par qui que ce soit : elle est absolument hors contrôle – c’est pour cela que, par exemple, dans une interprétation d’un même morceau musical ou de danse, la même écriture peut être habitée de manière absolument différente. Parce que l’« espace-entre » est le lieu où la singularité va trouver son chemin pour aller d’un endroit à l’autre.

C’est cette question de la fluidité qui m’intéresse. La question du rythme, de la durée. Le point d’appui pour que cela soit possible, c’est quelque chose qui renvoie à la répétition, au processus de répétition. Je suis revenue à ce moment-là à un aspect du fameux jeu de la bobine que tout le monde a rabâché et que nous avons tous lu et relu. Il y a quelque chose qui m’avait tout à fait échappé en relisant cela et qui m’a interrogée. J’étais passée par un texte de Walter Benjamin, assez beau, d’enfance, où il parle du jeu et il dit que le bonheur de l’enfant – qui est un bonheur douloureux en même temps, c’est non pas de faire « comme si » mais de faire « sans cesse ». On a tous remarqué comment les enfants veulent qu’on leur raconte avec les mêmes mots la même histoire etc… J’ai repris l’histoire de la bobine et j’ai réalisé quelque chose à quoi je n’avais pas été sensible du tout. La façon dont Freud décrit ce jeu de la bobine – je vais vous la relire – est assez intéressante. C’est une petite note. Freud n’en tire rien mais néanmoins, il le note dans sa description. Je pense que quand on décrit avec attention, sans le savoir on dit des choses qui ont trait à la manière dont on est affecté.

J’ai parlé de la notion du rythme, des rythmes, de la durée. Je reviendrai à la polyrythmie parce que précisément ces « espaces-entre » sont infiniment, multiplement habités puisque chaque singularité les investit de manière unique mais en même temps commune, parce que on n’est évidemment pas des entités closes. Tout à l’heure, Luc, tu parlais du monde replié en nous, mais c’est ça le sens lacanien de « extime » c’est-à-dire que l’intime, c’est de l’extériorité repliée d’une certaine manière en soi.

Quand on décrit, on décrit justement des choses qu’on ne sait pas qu’on décrit et on est attentif à des choses dont on ne tire pas forcément grand-chose au moment où on les note. Voilà comment Freud décrit cela. Je vous le lis et je reviendrai ensuite à cette citation de Freud à laquelle tu as fait allusion tout à l’heure. Cette petite note très énigmatique à la fin de la vie de Freud où Freud écrit que : « il se pourrait que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. La psyché est étendue, n’en sait rien ». Quand il parle de cette extension, ce n’est pas du tout au sens cartésien de l’étendue. Chez Descartes, il y a la substance pensante et la substance étendue et chacune de ces substances, et notamment la substance étendue, sont homogènes. C’est-à-dire que la substance étendue en tant que substance est absolument homogène. Chez Freud, cette extension est tout, sauf homogène. Elle est constituée, elle est rythmique je dirais. Il me semble qu’on peut l’entendre comme rythmique c’est-à-dire constituée par cette prolifération foisonnante de l’espace-entre qui nous constitue et qui nous dépasse.

Je reviendrai plus précisément sur le pourquoi je dis affect du rythme et de quel type d’affect il me semble qu’il s’agit et pourquoi il est si important dans les cures. Je prendrai aussi un petit exemple.

Voilà comment Freud décrit le Fort-da. Il parle du petit garçon – un an et demi – qui jette ses jouets etc.  Puis après, il remarque le jeu avec la bobine et il dit : « Cependant ce bon petit garçon avait l’habitude, qui pouvait être gênante, de jeter loin de lui dans un coin […] tous les petits objets […] Et en même temps, » dit Freud, « il émettait avec une expression d’intérêt et de satisfaction un ”Ooo” ». Que dit Freud ? « ”fort” et prolongé, qui de l’avis commun de la mère et de l’observateur – Freud lui-même – n’était pas une interjection mais signifiait « parti ». Je remarquais finalement que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour jouer à « parti ». Un jour, je fis une observation qui confirma ma façon de voir. L’enfant avait une bobine en bois avec une ficelle attachée autour. Il ne lui venait jamais l’idée, par exemple, de la traîner par terre derrière lui pour jouer à la voiture mais il jetait avec une grande adresse la bobine que retenait la ficelle par-dessus le rebord de son petit lit où elle disparaissait tandis qu’il prononçait son « Ooo » riche de sens. Il retirait ensuite la bobine hors lit en tirant la ficelle et saluait alors sa réapparition par un joyeux « Voilà », « Da » mais bref. Tel était donc le jeu complet : disparition et retour et on n’en voyait en général que le premier acte qui était inlassablement répété pour lui seul comme jeu, bien qu’il ne fut pas douteux que le plus grand plaisir s’attachât au deuxième acte ».

Ce qui m’a frappée, c’est la scansion au sens de la scansion des vers latins. Quand j’ai fait du latin, on scandait les vers et il y avait les longues et les brèves. Dans la poésie homérique aussi, c’est comme ça et dans un certain nombre de langues. La musicalité, la possibilité que quelque chose d’une rythmique, d’une polyrythmie, d’une rupture de rythme, de rythme brisé, de rythme qui bifurque se produise et que quelque chose de mélodique apparaisse est liée effectivement à ce monnayage rythmique, c’est-à-dire à cette alternance de durées différentes. Longues, brèves. En réfléchissant un petit peu, il me semblait, mais c’est juste une hypothèse, je ne suis pas du tout affirmative, j’avais le sentiment en relisant cela et en réfléchissant à différentes choses – notamment à la question de la perte, de la séparation – que ce « Ooo » long, c’était précisément la manière de passer par-dessus le vide. D’investir, de créer l’« espace-entre » comme habité parce que c’est une façon de chanter. Ce n’est pas pour rien qu’on berce les petits enfants, qu’on leur chante des chansons aussi… C’est Benjamin qui dit cela : qu’on inculque toutes sortes de choses à l’enfant par des petites comptines, des petites choses. C’est ce qu’explique aussi Deleuze sur la ritournelle. C’est-à-dire sur ce qui fait pièce au chaos, ce qui fabrique, par une sorte d’émission physique, somatique mais affective, habitée, émotionnelle aussi, une sorte d’élan, oui, un élan. Cet élan qui d’une certaine manière passe par-dessus le vide en l’habitant avec cette sorte de modulation. Le « Ooo », s’il est long, c’est que le vide est habité puisque la voix, l’émission vocale est là. Je suis très sensible à cela, c’est très intéressant d’écouter dans les séances ces modulations. Je pense à quelqu’un que j’ai beaucoup de difficulté à écouter parce que j’ai l’impression que sa voix est une voix qui passe par une espèce de petite… une voix étranglée, comme on dit. Par moments, dans certaines séances, tout d’un coup, la voix n’est plus étranglée. Le timbre est le même, mais l’émission vocale… il se passe quelque chose où cela se faufile d’une autre manière.

Si je reviens à cette notation de Freud dont il ne dira rien – il ne dit rien là-dessus – je trouve qu’on peut en tirer quelque chose autour de cette idée que précisément, puisqu’on parlait de la séparation, des écarts… , la séparation, c’est avec l’autre mais c’est aussi interne. C’est à l’intérieur de soi qu’on est censé se séparer de ne serait-ce que de tout ce qui est, à travers même les perceptions, les traces mnésiques. Ce sont toujours des fragments de ce qui a été vécu, ce n’est jamais la totalité évidemment.

Quand on reprend le texte sur le « Bloc Magique », qui est un texte absolument magnifique de Freud sur la question de la mémoire, on voit bien comment les traces mnésiques, ce qui s’inscrit, ce n’est pas la totalité de ce qui est vécu, de l’Umwelt, de l’expérience interne et externe. Ce sont des fragments liés à la manière dont sont investies certaines choses à certains moments. Où donc il y a des retraits d’investissement en même temps, parce que sinon on serait comme dans la nouvelle de J.L. Borges que vous connaissez peut-être, « Funes ou la mémoire » qui est une nouvelle absolument effrayante dans Fictions où il y a un héros qui s’appelle Funes et qui est hypermnésique. Il se souvient de tout, tout, tout et il perçoit tout, tout, tout. Du coup il meurt. Il meurt de quoi ? Il meurt d’asphyxie. C’est une nouvelle fascinante.

Dans le « Bloc magique », on voit bien que toutes les traces mnésiques, ce ne sont que des fragments qui s’inscrivent et c’est un peu aléatoire la manière dont cela s’inscrit. Comment, pourquoi, qu’est-ce ? C’est un peu énigmatique. Et puis comme il dit, d’autres se mettent par-dessus et dit-il, sous un éclairage approprié – et cette histoire d’éclairage approprié, je la trouve vraiment très intéressante – les traces mnésiques apparaissent. L’éclairage approprié peut être donné par une situation quelconque et puis évidemment dans la séance. Là, je pense que le « Fort-Da » nous donne un éclairage assez approprié sur cette question de la façon dont peut s’investir de l’espace-entre. Il y a des moments où cela ne peut pas s’investir du tout. Cela fait des trous. C’est pour cela que je disais qu’on fait un travail de dentellière, parce que la dentelle c’est précisément plein de trous. On travaille peut-être avec les trous et puis les formes qui se sont constituées autour de ces trous et puis peut-être de nouvelles formes, en en défaisant certaines. Je pense qu’on travaille aussi comme Pénélope qui, certes, fait sa toile mais la nuit la détisse.

A partir de là, on peut essayer de revenir à cet affect du rythme.

Pourquoi dis- je un affect ? Pourquoi l’affect du rythme, qui est un affect toujours « des » rythmes – parce que quand on est un peu attentif ne serait-ce qu’à la vibration d’une parole et même de sa propre voix… L’autre soir, avec Simon nous sommes allés au Théâtre des Bouffes-du-Nord écouter Anouk Grinberg, une actrice belge, la fille de Michel Vinaver, qui est magnifique. Il y avait une mise en scène du monologue de « Molly Bloom » à la fin d’Ulysse, ce flux permanent intérieur écrit par Joyce, sans ponctuation quasiment, enfin pas de ponctuation classique, mais c’est sacrément respiré. La manière dont elle dit ce texte, c’est étonnant, c’est magnifique, extrêmement beau, très touchant. Cela montre quelque chose de ce flux intérieur et de cette polyrythmie interne des pensées auxquels l’association libre et l’écoute, l’attention également flottante nous donnent accès. C’est quoi l’association libre dans l’attention flottante ? C’est justement pouvoir accueillir la multiplicité non seulement des contenus mais aussi ce qui, entre les contenus ou à l’intérieur des contenus, est fait d’absence de contenu. En tout cas d’absence de contenu qui est une forme définie, c’est-à-dire ces mouvements browniens des « espaces-entre ».

Cela m’évoque un souvenir très, très ancien – je ne sais pas à quand il remonte – de voir dans un rayon de soleil des grains de poussière qui bougent dans la lumière, comme ça, ça bouge un peu dans tous les sens. Cela bouge tout le temps mais ça crée des formes. C’est comme quand on regarde les nuages. Cela n’arrête pas de se métamorphoser mais pourquoi cela se métamorphose ? C’est la question de la métamorphose évidemment qui m’intéresse mais j’y viendrai en dernier après la question de l’affect. Précisément parce que l’ « espace-entre » peut être dynamique. Evidemment, avec toujours ce risque – et je pense que c’est là que nous avons à être très prudent – c’est : comment faire pour que cela ne conduise pas au chaos, à l’effondrement ou à la sensation du vide ?

On a écouté ce monologue de Molly Bloom. Je me disais : mais c’est exactement cela qui se passe dans les séances. Freud invente ce dispositif analytique – je crois que c’est l’essentiel du freudisme quand même – l’association libre, puis tout ce qui tourne autour du rêve, ce processus de transformation qui fonctionne de la même manière, par associations qui s’entrechoquent. Pas dans un seul sens, pas en voie droite mais en dyscontinuation permanente. Un peu comme dans ce que Lucrèce appelle le clinamen[1] c’est-à-dire si les atomes tombaient tout droit – dans la physique de Lucrèce – rien ne se créerait. Ce qui fait que quelque chose se crée, c’est qu’à un certain moment, en un lieu et en un temps indéterminés, c’est la question d’un alea, une petite déviation fait que deux atomes se choquent et que quelque chose peut naître, peut prendre forme. Cézanne, grand lecteur de Lucrèce, parle de cela. Je vous lirai un petit passage tout à l’heure…

Dans les séances je suis très sensible justement à cela, à ces espèces de mouvements dans la voix, dans la parole qui, me semble-t-il, donnent une coloration particulière aux, appelons cela les « contenus » apportés et aux signifiants, parce qu’ils sont effectivement remplis de toutes sortes d’affects en réalité inconnus mais qu’il s’agit de suivre, de faire résonner et de penser. Je suis sensible aussi à cette question des intermittences. Parce que qui dit rythmique dit intermittence. Ces moments de blanc, ces moments où quelque chose ne s’inscrit pas, ces moments aussi où quelque chose est mis en sommeil de la conscience vigile. A ce sujet, je suis allée regarder à nouveau – je suis très intéressée par les textes de Freud sur « Rêve et télépathie » ou « Psychanalyse et télépathie ». Freud est lui-même très ambivalent avec cette chose-là mais en même temps il dit une chose très intéressante en disant à un moment donné qu’on peut l’expliquer tout à fait par l’inconscient. Il dit que c’est lorsque quelque chose de la vigilance consciente s’interrompt, se suspend, que ce phénomène télépathique peut avoir lieu, c’est-à-dire quelque chose qui concerne le rapport d’un inconscient à un autre, à des distances ou à des vitesses qui ne sont pas celles qui sont maîtrisées dans nos relations, gouvernées par la vie consciente. Un peu comme dans le rêve. C’est pour cela que si je reviens à l’affect du rythme, je dirais que ce n’est pas un affect de type narratif, ce n’est pas un affect qui a un contenu émotionnel particulier – c’est un peu une tentative d’approche, une tentative de cerner cela que je vous propose ; je ne suis pas tout à fait sûre que cela soit exact. Mais ce qui pour moi, aujourd’hui, approche le plus la possibilité de caractériser cet affect, je dirais que c’est à la fois un affect poétique, plus que narratif, et onirique, au sens où le rêve est vraiment, je pense, cette zone de transformation rythmique – pas au sens où c’est cadencé – mais au sens où cela se transforme selon certaines logiques plurielles mais qui passent effectivement par ces questions de la modulation et de la répétition. Les contacts et la répétition.

J’étais venue au « Fort-Da » tout à l’heure à cause de la modulation mais aussi à cause du fait que ce qui est intéressant là-dedans, c’est la répétition de la modulation parce que, au fur et à mesure que ça se re-module, quelque chose se sécrète. Un peu comme l’araignée sécrète sa toile, à partir de son corps. Je ne sais pas si vous avez déjà regardé une araignée en train de faire sa toile, c’est assez intéressant. Je pense que nous, on fait comme ça avec notre univers psychique. On est comme des araignées qui tissent leur toile. Il y a des trucs qui se prennent dedans et qui s’y coincent aussi.

La répétition c’est précisément ce mouvement qui n’est pas tant dans la durée. Si on parle du temps, il y a bien entendu le temps chronologique, qui est le temps de nos vies, tout simplement : on naît, on grandit, on vieillit et on meurt. Dans ce temps chronologique – une des dimensions de notre expérience du temps – d’autres dimensions temporelles sont en mouvement, à l’œuvre et qui ne sont pas chronologiques, qui sont spiralées, étagées, stratifiées. Je pense que quand Laurent Olivier est venu vous parler de cela, il l’a superbement bien expliqué. Je relisais un petit texte de Walter Benjamin où il disait une chose qui peut paraître très paradoxale. Il disait : la mémoire n’est pas un médium d’exploration du passé, c’est l’équivalent de la terre où sont enfouies les villes anciennes. Vous savez aussi la passion que Freud avait pour les villes anciennes, pour les choses enfouies. Il dit que le bon archéologue, dans un texte qui s’appelle « Fouilles et souvenir », est celui qui non seulement dégage les objets enfouis dans la terre mais est capable d’indiquer l’endroit où ils sont enfouis. Dans quelle zone du présent, fait de multiples choses entrecroisées aussi, cette chose ancienne apparaît. La mémoire, il la compare à la terre. La terre est faite de plusieurs époques enchevêtrées. Cette question de l’enchevêtrement des époques, on la retrouve aussi chez Freud dans les « Etudes sur l’hystérie » quand il parle de l’anamnèse d’un symptôme hystérique. Il dit qu’à un certain moment, les généalogies s’enchevêtrent. Cette idée des généalogies qui s’enchevêtrent est un des éléments aussi important de notre accès aux temporalités psychiques dans le travail analytique. C’est aussi à partir de là que l’on peut penser ce qui se joue dans la métamorphose, dans la transformation, dans le fait que quelque chose peut, dans la répétition, peut être non pas seulement une sorte d’emprisonnement mécanique dans une forme figée qui se reprend à l’identique, avec une sorte de fidélité extraordinaire à la forme initiale, que l’on appelle aussi l’attraction du refoulé originaire, mais peut en quelque sorte être défaite à partir de sa répétition-même pour ouvrir à d’autres formes moins identiques mais qui ouvrent des nouveaux chemins vers cette extension de la psyché, qui va permettre justement qu’à partir d’un certain donné – une partition personnelle – nos propres strates mnésiques hasardeusement disposées étant donné nos biographies etc., quelque chose puisse se rouvrir. Je crois que si c’est possible – c’est une banalité ce que je vais dire – c’est parce que nous sommes un petit peu à cet endroit dans l’écoute, là où Cézanne nous dit que les bords des objets fuient. Dans une zone qui n’est pas au milieu de la toile d’araignée (on ne se met pas au milieu de la toile d’araignée, même si on peut employer des pseudopodes, comme dirait Freud) mais au bord, ce qui permet que le fil puisse se tisser ailleurs et autrement. Quelque chose comme ça. Je parle par images, je ne peux pas faire autrement. Il me semble qu’on a des exemples de cela assez intéressants dans l’écoute. Quand je disais que c’est un affect poétique et onirique, je veux dire que c’est un affect de résonance, en réalité. La résonance, cela décale. Et même l’écho. Vous savez bien que dans un écho, dans le mythe d’Echo, c’est la fin qui est reprise et déformée. La résonance, elle, décale c’est-à-dire qu’elle transforme. Elle permet qu’un motif enkysté, qui s’est cristallisé, puisse fuguer au sens de la fugue en musique. Un motif est constitué mais il peut se reprendre avec des variations qui rendent aussi possible notre rapport aux autres parce que de l’un à l’autre, de soi à soi mais aussi de soi à l’autre, nous avons toujours cette sorte de zone, cette zone de flou comme dirait Wittengstein. Cette zone que nous partageons, du langage ordinaire, des mots – des mots de la tribu comme dit Mallarmé – où il ne s’agit pas de leur donner un sens plus pur, mais où faire potentialiser en quelque sorte leur impureté, c’est-à-dire qu’ils soient parlés par des tas de gens et que du coup, les mots aient des sens absolument en mouvement. Cette question des sens en mouvement, je crois que c’est important chez Freud, non seulement dans l’association libre, dans le dispositif, mais également dans la manière dont Freud pose la question théorique parce que, indépendamment de tous les contenus de la théorie analytique, que ce soit le complexe d’Œdipe, que ce soit la théorie de la féminité, le complexe de castration, … mais par-dessous, ce que dit bien Freud, ce qu’il met à la base de son édifice théorique, ce sont des mots qui sont des mots pris dans la langue ordinaire et dont il ne fera pas la toilette, contrairement à ce que font les philosophes. Par exemple, le mot homme ou le mot femme, masculin ou féminin. Il dit : nous prenons ces mots dans la théorie – dans « Les trois essais », dans « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine » aussi – il dit : nous prenons ces mots dans le sens, comme dirait Leibnitz, de leur ”clarté confuse” sans chercher à en faire des notions claires et distinctes, c’est-à-dire en nous appuyant sur leur clarté confuse. Qu’est-ce que cela veut dire qu’on s’appuie sur leur clarté confuse ? Ce sont des sens, des mots qui ne sont pas équivoques pour l’opinion commune mais qui sont absolument flous si on veut essayer de leur donner une définition claire et distincte. Mais il ne s’agit pas de chercher à donner une définition claire et distincte. Il s’agit de travailler sur cette chose claire et confuse mais dès qu’on s’appuie sur la chose claire et confuse, on est exactement dans ce que Leibnitz appelle les petites perceptions. On retrouve ma question des rythmes. Les petites perceptions de Leibnitz – je reviens à mon travail de dentellière sur des gouttes d’eau – il dit qu’on ne percevrait pas le bruit de la mer si on ne percevait pas à chaque instant en même temps le bruit de chaque vague et dans chaque vague le bruit de chaque goutte d’eau, dans son choc avec la goutte d’eau qui est à côté mais qu’évidemment on n’en a pas conscience. Mais que si on n’avait pas cette perception non consciente de tous ces éléments infimes, on ne percevrait pas le tout. Pour moi, cela est vraiment essentiel dans le travail analytique parce qu’effectivement, on est parfois sur la goutte d’eau, en même temps sur la rumeur mais le rapport entre la goutte d’eau et la rumeur, c’est ce que j’appelle l’« espace-entre ». Je pense que c’est cela qu’on ne cesse de re-parcourir sans cesse dans le travail. Je pense que c’est vraiment fondamental. Freud, justement, quand il dit qu’on s’appuie sur les perceptions que Leibnitz appellerait claires et confuses, c’est cela qui permet de penser la question des effets d’une parole, des effets de la cure, des effets d’une analyse, parce que c’est précisément parce qu’on ne va pas chercher à rendre la notion claire et confuse claire et distincte, mais plutôt dans le confus du clair, garder la clarté de la notion, certes, mais dans le confus du clair, dans la zone que Leibnitz appelle confuse – qui veut dire plus simplement plurielle, multiple et confuse – tout simplement parce que notre outil conscient n’est pas en mesure de saisir toutes les infimes variations de chaque goutte d’eau dans la mer. A partir du moment où, effectivement, quand on voit comment c’est une vague ou une tempête de sable, par exemple – je cite dans le livre sur Maggy Marin, un très beau passage d’un roman de Russel Banks qui s’appelle Pourfendeur de nuages, où il raconte un épisode important de l’histoire américaine. Il dit que peut-être cet élément infime dans l’étable de son père a eu une incidence sur l’histoire américaine tout entière à partir de cette image, non pas de « l’effet papillon », qu’on connaît, mais de la « tempête de sable ». Il dit : supposons qu’un seul grain de sable soit affecté par le fait qu’il ait déplacé les trois ou quatre grains de sable qui lui sont contigus et ainsi de suite, par résonance, cela fait le mouvement de la tempête, c’est-à-dire le déplacement des dunes aussi.

Je crois que la question des transformations et des métamorphoses sont des questions qui ont affaire avec la manière dont on fait de la place, dans notre écoute, à cet « espace-entre » qu’on a toujours tendance, dans nos vies, à essayer de réduire parce que c’est évidemment plus tranquille. C’est plus net. C’est plus simple d’avoir des idées claires et distinctes que des idées claires et confuses. Comment potentialiser ce confus ? Cela veut dire : faire de la place à quelque chose de l’ordre du pluriel mais cela, c’est extrêmement difficile parce que – c’est le thème de l’Iliade, je pense – le pluriel, c’est aussi bien la source de la guerre. L’envers, c’est l’harmonie, même pas l’harmonie, c’est la polyphonie rythmique. Mais l’envers de la polyphonie rythmique, ce n’est pas forcément une harmonie, il peut y avoir de la discordance, c’est le chaos et le fracas de la guerre.

Après tout, les développements de Freud sur le narcissisme des petites différences, je pense qu’on pourrait le repenser en rapport avec cela. Je ne vais pas développer cela maintenant. Mais effectivement, le pluriel est toujours angoissant parce que cela nous met en rapport avec quelque chose qui nous excède. Non seulement dehors mais dedans. Beckett parle de cela très bien dans L’innommable quand il dit qu’on est fait de mots, les mots des autres, tous ces étrangers et qu’on se sent qui vibre, qu’on est le tympan, cette mince cloison, d’un côté le dehors, de l’autre le dedans. Quelque chose d’extrêmement fragile, d’extrêmement exposé et, évidemment, c’est plus rassurant de dire « Moi, c’est moi ; l’autre, c’est l’autre et on n’a rien à voir » et l’espace-entre, c’est no-man’s land.

Dans le travail analytique, on est vraiment en prise sur la question de la métamorphose qui est aussi une façon de reconduire la manière dont se sont formés les symptômes. Le symptôme, c’est déjà une métamorphose, un précipité de tous ces petits atomes… Ce que Cézanne appelle « ce chaos irisé de nos sensations initiales qui se traduisent » etc., vont former à un certain moment des nœuds qui vont être des façons qu’on a de survivre, tout simplement. On appelle cela des symptômes. Ces précipités vont former des cristallisations et une cristallisation, c’est dur. Déjà c’est une métamorphose, le symptôme. Comme disait Freud, c’est une œuvre d’art ratée, le symptôme. C’est le même travail. La question, c’est de permettre que de l’œuvre d’art ratée quelque chose se re-fluidifie, se remette à l’état fluide non pas pour être dans le fait que tout s’effondre – même s’il peut y avoir des moments d’effondrement – mais pour que quelque chose puisse se recomposer d’une manière moins cristallisée, moins définitive.

Quand quelqu’un vient avec une demande, quelle que soit cette demande, c’est-à-dire qui fonctionne comme une représentation-but – une représentation-but, cela dit bien ce que cela veut dire : une fois que je suis arrivé là, terminé, tout va bien ! – quelle que soit la demande, pour moi, je n’ai pas à juger de la teneur de la demande, naturellement. On n’est pas là pour prescrire aux analysants comment ils doivent vivre, quelles sont les bonnes manières de vivre. Je pense que c’est important, même si la demande – évidemment qu’elle procède toujours d’un symptôme – paraît tout à fait étrange par rapport à nos propres manières de nous orienter dans nos propres vies personnelles. Ce qui est important, c’est qu’on puisse accompagner l’analysant dans la traversée de la représentation-but. Quelquefois elle s’effondre, la représentation-but, et c’est autre chose qui vient à la place. Quelquefois, elle ne s’effondre pas et, pour des raisons vitales, il se peut que quelqu’un ait besoin de réaliser sa représentation-but, même si elle nous parait extravagante. Par exemple, changer de sexe. Je sais que cela fait hurler tout le monde que je dise cela mais quelquefois cela ne me semble pas beaucoup plus extravagant que certaines femmes qui veulent à tout prix un enfant. Cela a l’air tout à fait normal de vouloir un enfant mais quand on me dit : « oui, mais c’est irréversible, le changement de sexe », je crois qu’il n’y a pas plus irréversible que d’avoir un enfant. Ce l’est et en plus cela engage quelqu’un d’autre. La question n’est pas de se dire c’est irréversible, ce n’est pas irréversible et c’est une représentation-but. Quand bien même la personne doive atteindre sa représentation-but, ce qui est très important, c’est qu’on puisse avoir suffisamment fait avec l’analysant, dans l’analyse, un apprentissage de la fluidité, c’est-à-dire de la relation avec la clarté confuse, avec ce que Freud appelle l’incertitude. Je pense à ce qu’il dit à la fin de son interprétation du Moïse de Michel-Ange, quand il termine en disant que tout ce qu’il a dit c’est peut-être une grande fiction, que tout cela est très incertain mais il dit : « qu’on me permette de partager avec l’artiste la responsabilité de cette incertitude ». C’est quoi la responsabilité de l’incertitude partagée avec l’artiste ? C’est la responsabilité créatrice, la possibilité que quelque chose ne cesse de dyscontinuer, de se transformer en dyscontinu, de continuer en pouvant se rouvrir à chaque moment et que la représentation-but ne soit qu’un passage. Même si on y séjourne comme dans un passage et comme le dit très bien Maggy Marin à la fin de l’entretien qu’on a – parce que le film en question, c’est un entretien qu’on a eu avec elle et Denis Mariotte avec qui elle travaille sur le processus de création dans les pièces. Elle dit : « c’est comme dans la vie, ce qui est le plus important, c’est d’apprendre à passer ». Cela concerne évidemment la question de la transmission. De ce que nous transmettons, de ce qui nous est transmis, de comment cela se transmet. De pouvoir se faire un passeur, être le moins possible encombré par ce que Nabokov appelle la cage d’acier, le cercle d’acier du rêve de notre propre personnalité. Sortir de cela, pour qu’on ait cette secousse mentale qui permette de sortir de ce cercle d’acier pour que même si quelqu’un et soi-même, on séjourne dans notre représentation-but – après tout, devenir analyste c’est aussi une représentation-but ! – quand on séjourne là-dedans, qu’est-ce qu’on en fait, de ce séjour-là ? Si on parvient à ce que ce soit comme sur un bateau, disons, je pense que cela va à peu près.

Voilà ce que je voulais vous proposer.

Je ne vous ai pas du tout lu Cézanne. C’est vraiment dommage ! Je vous recommande ses conversations magnifiques, notamment celles avec Joachim Gasquet. Il parle du paysage. Il dit : « Je me sens coloré par toutes les nuances […]. A ce moment-là, je ne fais plus qu’un avec mon tableau, nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m’y perds. Je songe, je vague, le soleil me pénètre sourdement comme un ami lointain. Nous germinons. Il me semble, lorsque la nuit redescend, que je ne peindrais et que je n’ai jamais peint. Il faut la nuit pour que je puisse détacher mes yeux de la terre, de ce coin de terre où je me suis fondu… ».

Oui, la dernière chose que je voulais dire et que je n’ai pas dite c’est que, cet affect des rythmes, cela nous permet d’être en sympathie plutôt qu’en empathie, même s’il y a des moments d’empathie, parce que je pense que c’est notre possibilité de « sentir avec » mais sans être collé. Avec cet « espace-entre » à l’intérieur-même de ce qui est ressenti. La sympathie peut être aussi le lieu d’affects négatifs, la question n’est pas là. C’est juste maintenir toujours ouvert cet espace de résonance. Il n’y a d’espace de résonance que s’il y a un contenant et évidemment certaines limites mais qui sont nécessairement souples et mobiles. Voilà.

17 janvier 2014

 

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Clinamen: Dans la physique épicurienne, le clinamen est un écart, une déviation (littéralement une déclinaison) spontanée des atomes par rapport à leur chute dans le vide, qui permet aux atomes de s’entrechoquer. Cette déviation est spatialement et temporellement indéterminée et aléatoire, elle permet d’expliquer l’existence des corps et la liberté humaine dans un cadre matérialiste. Bien que cette théorie ne soit développée que dans le De rerum natura de l’épicurien latin Lucrèce, elle est attribuée à Épicure lui-même1, son œuvre ayant été en grande partie perdue depuis l’Antiquité romaine.