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A la suite du séminaire de l’«Interassociatif européen de psychanalyse» des 6 et 7 décembre 2003, voici quelques réflexions qui me sont venues à l’esprit.
1) Je ne suis pas d’accord avec la notion d’«extraterritorialité» de la psychanalyse, ou je trouve qu’elle prête à équivoques. C’est vrai que ce dont traite la psychanalyse ou plutôt ce qu’elle tente d’approcher, l’inconscient et ses manifestations, l’objet donc qu’elle poursuit, apparaît bien hors du champ du savoir et de l’expérience ordinaires et échappe à une compréhension commune et clairement définie. Ainsi, ce qui se dit dans le cadre des séances, le « colloque singulier » qui a lieu dans cet espace-temps là, n’est soumis ni ne doit l’être à aucun critère d’appréciation ni contrôle exercé par la société de l’extérieur en vertu de normes communes. Ceci évidemment pour autant que le cadre soit respecté. Mais il ne s’agit pas en l’occurrence d’un monopole de la psychanalyse; de multiples manifestations de ce qui relève de la «vie privée» de chaque individu ne sont pas régies par les conventions habituelles du champ social : l’échange amoureux, la création artistique, l’entretien confidentiel, jadis le secret de la confession, en fait tout ce qui relève de la subjectivité la plus intime des personnes en relation ou non avec d’autres, hors du domaine public. Pourtant, même à ce niveau, le plus particulier ou le plus réservé qui soit à chaque sujet, il n’y a pas à proprement parler «extraterritorialité», du simple fait qu’il y a toujours recours au langage et inscription dans une culture donnée qui conditionnent tout processus humain psychique.
En ce qui concerne la psychanalyse, dès que certains tentent de formaliser tant soit peu à l’intérieur d’une pratique et d’une théorie ce qui se rapporterait à cette «terre inconnue» du psychisme, leur démarche et tous les effets qui en résultent s’inscrivent dans le champ social commun et ne bénéficient assurément d’aucune «extraterritorialité». La psychanalyse est donc de part en part entièrement questionnable et n’a pas à prétendre à on ne sait quel statut ésotérique. Elle ne peut défendre sa spécificité qu’à armes égales avec les autres disciplines. Je répugne profondément à une conception de la psychanalyse qui lui accorderait, à l’instar jadis de la théologie, un statut par quoi elle jugerait de tout et ne serait jugée par personne, comme une immunité qui pourrait virer à l’impunité…
Pour parler d’«extraterritorialité», il s’agirait d’abord de délimiter un territoire à partir du pourtour duquel se distinguerait un dedans et un dehors. Mais une délimitation aussi tranchée est impossible à opérer en ce qui concerne le champ de la psychanalyse et les autres. Je dirais plutôt que, dans la réalité et malgré le fait qu’on puisse mentalement tracer des frontières, il y a toujours interconnexion, voire interpénétration, du domaine du conscient au domaine de l’inconscient, de l’espace de la culture au tohu wa bohu originaire. Si on creuse un peu en profondeur, c’est le «territoire» même des connaissances et des acquits de l’histoire de l’humanité – et donc aussi la psychanalyse! – qui apparaît fragile, mal circonscrit, plutôt vacillant et inconsistant, dans la mesure où la vérité y fait toujours défaut et où l’humain y poursuit une errance indéfinie. Pour recourir à une autre métaphore, je rapprocherais les effets de l’inconscient des remontées d’une nappe phréatique toujours en train de saturer et d’engorger les sols qui sont censés la contenir (sans parler d’inondations bien plus catastrophiques…). Nous sommes sans cesse soumis à ces remontées. Et, au fond, ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, malgré tout, malgré les cataclysmes dans le destin des individus comme des collectivités, quelque chose d’une force ordonnatrice contraint le chaos à ne pas tout envahir et maintient une protection minimale contre la barbarie. Ce qui fait qu’une part de nous reste «civilisée», et «consciente», ce qui nous permet aussi de nous adresser les uns aux autres à travers un langage commun.
C’est dire pour moi que, aux puissances qui menacent la civilisation, d’autres s’opposent qui font contrepoids, qui la maintiennent envers et contre tout. Non, certes sans fractures ni effondrements à des périodes plus critiques, mais aussi de façon chronique. Il apparaît quand même que, depuis que l’humanité existe, il y a toujours eu une forme de civilisation, et que, sur le point à maintes reprises de disparaître, celle-ci a perduré jusqu‘à nos jours. Le phénomène a quelque chose de miraculeux, tant la barbarie, elle aussi, reste à l’œuvre : l’humanité n’a pas encore réussi à s’anéantir ! Grâce aux progrès de la technologie, elle y parviendra peut-être un jour, en rendant la planète invivable. En attendant, la capacité de l’humanité à se survivre et de la civilisation à résister ne tient sans doute pas, en tout cas essentiellement, à des facteurs qui relèvent de la sphère consciente, par exemple d’une ultime réserve de moralité élémentaire (?) qui arrêterait à la dernière seconde la chute dans l’abîme… Echapper au malheur total, bénéficier même de temps en temps d’un bonheur partiel, persister à vivre, persévérer à agir, à jouir et à parler, tout cela découle pour l’humain d’une autre source qui ne cesse de filtrer à travers les décombres accumulés de siècle en siècle, mais qui vient d’ailleurs et n’est pas de l’ordre de la civilisation.
La lutte entre Eros et Thanatos se poursuit, sans qu’ aucun des antagonistes ne prenne définitivement l’avantage sur l’autre. Plus que jamais, plus encore que lorsque il les a composées, les phrases par lesquelles Freud conclut Malaise dans la civilisation restent d’actualité: «Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux «puissances célestes», l’Eros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel».
Aussi «immortelles», increvables qu’elles se présentent, les deux «puissances», dans leur affrontement même, manifestent qu’il n’y a de «vie» que «mortelle», mais aussi que la vie n’en finit pas de sourdre ou de jaillir des processus qui tendent à l’annihiler, tout en se nourrissant d’elle. En ce sens, en tout cas au plan collectif, la vie précède toujours la mort, passe à travers et lui survit. Même si Eros n’en triomphe jamais définitivement, il l’emporterait sur Thanatos, ne fût-ce qu’en s’acharnant à lui tenir tête… Jusqu’à présent à tout le moins! Sinon, nous ne serions pas là, notamment à en parler.
Ainsi donc, il n’y a pas d’«extraterritorialité» qui tienne: ni dans le champ de la culture où la psychanalyse se trouve, comme toutes les autres disciplines, exposée à la critique, et, aussi, dépendante d’un contexte (non «totalitaire») qui en permette l’exercice tout simplement; ni évidemment dans le champ du duel entre Eros et Thanatos qui la transperce, qui la maintient vivante de rester mortelle, à moins que… A moins que les formes et les formulations dans lesquelles elle s’est exprimée n’en viennent à disparaître, telles que nous les connaissons aujourd’hui. Je persiste à penser pourtant que la découverte freudienne, de quelque façon, est si décisive dans l’histoire de l’humanité qu’elle finira toujours, tel le phénix, par renaître de ses cendres… Elle a en effet révélé et inauguré une exigence d’ «entendre» l’humain insurpassable, même si elle ne rallie qu’une minorité infime!
A nous aussi de veiller à une transmission inventive et d’y contribuer, chacun à sa façon, et, si possible (?), de coaliser nos forces dans cette perspective. Tout en reconnaissant qu’il n’y a pas de «solution» définitive et en supportant l’incertitude constitutive d’une démarche qui ne cesse d’excéder nos tentatives d’en rendre compte, au moins sur un mode satisfaisant et rassurant.
Je préfère la notion de «bord» développée par le collègue danois. Je ne sais pas si j’en ai saisi toutes les nuances. Le «bord» ne se borne pas à séparer deux espaces, comme le font un mur ou une digue; il les relie aussi. Le «bord», par exemple celui de la coque d’un bateau sur lequel s’appuie la rame, évoque quelque chose de solide et de bien «calibré», une frontière ou une marge intermédiaire à travers laquelle s’opère un mouvement d’un lieu à l’autre. Ce qui amène en l’occurrence à avancer, selon un rythme, comme la rame qui entre dans l’eau, puis en ressort, puis y rentre à nouveau, etc. On pense aussi à un phénomène de bascule, de va-et-vient, un pied dedans, un pied dehors, à cheval entre deux espaces ou registres, sur la ligne de crête, mais plutôt fluctuante. Une position inconfortable aussi comme d’être assis entre deux chaises, avec l’obligation de bouger en permanence, selon un équilibre instable ou un déséquilibre suffisamment stable que pour se maintenir à la limite de tomber… Peut-être la psychanalyse serait elle-même ce «bord»?
Je ne dis pas que ce type de formulation est concluant, ni tout à fait éclairant, disons, qu’il maintient beaucoup d’ombre aussi. Mais plutôt que la notion d’«extraterritorialit é», défensive et plutôt rigide, celle de «bord» met en relief à la fois la nécessité et la difficulté qui sont les nôtres de disposer d’ un support ferme, et surtout fermement établi entre nous et par rapport à des tiers étrangers à la psychanalyse. Elle inclut une dimension de mobilité, elle esquisse également le rôle que nous avons à jouer (sans nous prendre trop au sérieux!) d’intermédiaires, de passeurs, d’interprètes entre un monde et un autre, celui de l’inconscient, des énigmes qui nous habitent et qui échappent à notre contrôle, et d’autre part celui de notre conscient et des domaines régis par la culture par quoi nous cherchons une prise sur ce qui continue à se dérober… Car, bien sûr, les deux mondes ne sont pas étanches: l’inconscient continue d’infiltrer le conscient, de le subvertir, mais aussi de l’animer , de le construire et de le déconstruire avec ses mille contradictions. En ce sens, le «bord», de par sa nature, n’est pas fixe, donc sans cesse à redéfinir, que ce soit dans la théorisation ou dans la pratique clinique.
Et d’autant plus que nous sommes tous, chacun individuellement, constitués et traversés par ce «bord». En proie aussi à notre «pathologie» propre et aux aléas de notre propre «psychanalyse» plus ou moins aboutie… Rien d’étonnant à ce que nous vacillions d’un bout du «bord» à l’autre. Mais, comme l’écrit Freud à Fliess (lettre 32, 20.10.95) sur l’état de ses recherches à l’époque: «Was man nicht erfliegen kann, muss man erhinken… Die Schrift sagt es ist keine Schande zu hinken». (citation du poète Ruckert). En écho à Freud, à son endurance à persévérer en dépit de tous les obstacles, mais sans doute sur un mode plus allègre, ironique aussi, j’ajouterais cet extrait du recueil de Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, dans le chapitre De l’homme des hauteurs: «Et bien qu’il y ait sur terre du marécage et de l’épaisse tristesse, qui a le pied léger traverse en courant la boue même et danse comme sur la glace polie. Elevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut! Et n’oubliez pas non plus les jambes! Soulevez aussi vos jambes, vous bons danseurs, et mieux encore : tenez-vous aussi sur la tête».
2) Quant à la distinction entre «psychothérapie» et «psychanalyse», je ne trouve pas évident d’en parler ave la justesse et la précision qu’on pourrait souhaiter au plan formel du discours. Dans la pratique clinique, c’est encore plus délicat. Qu’est-ce qui relèverait de l’une exclusivement , et pas de l’autre? Certes, des interventions particulières , comme un «style» adopté avec tel ou tel patient, relèvent plutôt d’un registre que de l’autre, parfois de façon éclatante, souvent sur un mode plus mineur. Ici encore, il me semble que nous soyons contraints de naviguer ou de louvoyer entre deux écueils ou de définir le juste «bord» entre la dilution de ce qui fait la spécificité d’une écoute psychanalytique dans un grand magma fourre-tout, et d’autre part de nouveau l’idée d’une «extraterritorialité», d’un pseudo «splendide isolement» qui prétendrait couper l’exercice de la psychanalyse de tout ancrage dans le champ thérapeutique. J’admets ici que les sensibilités peuvent diverger en fonction de pratiques très différentes, selon les lieux où elles s’effectuent et selon les patients auxquels nous avons affaire.
Pour ma part, me référant à mon expérience dans quelques institutions à visée d’abord thérapeutique et se présentant comme telles, ayant rempli des fonction assez multiples allant de l’éducateur «tout terrain» au «psy» désigné, je pense qu’au départ, pour la très grande majorité des gens qui se sont adressés à moi ou qui m’étaient confiés dans le cadre d’une prise en charge institutionnelle, la demande était d’abord tout simplement d’«aller mieux» ou de «se sentir mieux», de préférence vite et sans qu’il leur en coûte trop… Le premier, et longtemps le seul objectif pour beaucoup, sans doute les plus nombreux, consiste à être débarrassés de leurs symptômes et de la souffrance qu’ils leur imposent. Pour beaucoup d’autres, par ailleurs, avec le temps, si du moins ils acceptent de le prendre ou s’y voient contraints, si nous acceptons de le prendre avec eux et que l’accrochage transférentiel à notre écoute prend le pas sur la réussite du traitement à court terme, alors, oui, un décalage peut s’opérer. De façon parfois très nette, sinon rapide, à mesure que la disparition des symptômes perd de son importance et que la poursuite de la vérité cachée les mobilise sur un tout autre plan, le résultat final devenant plus indifférent en termes de «guérison»… Mais, au cas par cas, cela dépend essentiellement de notre capacité d’entendre avec assez d’acuité et de patience comme de leur désir d’aller plus loin. De ce point de vue, je suis d’accord avec Daniel Bonetti: «Parfois, c’est plutôt l’exception, le travail procède en évacuant de cette place (où le patient tend à nous mettre), peu à peu, le psychothérapeute, à quoi, et non à qui, se substituerait l’adresse à un analyste». D’autre part, dans le cadre d’une cure-type, on peut à certaines périodes, fort longues parfois, en rester à du «psychothérapeutique», une forme de soutien ou de stagnation assez accablante… Et dans le cadre d’une thérapie à visée assez immédiate de «revalidation psycho-sociale» (c’était l’objectif assigné par mes employeurs dans un centre d’accueil pour toxicomanes où j’ai travaillé 10 ans), sur un mode tout à fait imprévu, surviennent des instants, comme des éclairs, qui s’approchent de très près de la «psychanalyse»! Alors, la visée officiellement thérapeutique est comme suspendue, mise au rancart, le sujet accédant soudain à une vérité qu’il ne soupçonnait pas.
3) Comment entendre la phrase de Lacan, comme quoi «le psychanalyste a horreur de son acte»? A l’instar de plusieurs déclarations du même, celle-ci a une force de frappe ou de percussion particulière. Véhiculée, répétée, parfois brandie ou assénée, vu l’autorité de son auteur, la conviction, voire la dévotion qu’il a suscitée, telle phrase de Lacan prend en elle-même, souvent hors contexte, valeur de paradigme sinon d’oracle devant lequel il n’y aurait plus qu’à s’incliner. Comment en tirer parti? S’en inspirer ou s’en démarquer? Pour ceux qui ont une connaissance très poussée de l’ensemble de l’œuvre de Lacan, peut-être cela ne représente-t-il pas un problème, soit qu’ils trouvent l’expression marquée au coin d’un génie incontestable, soit qu’ils l’accommodent à leur façon, y mettent leurs propres nuances. Pour d’autres moins avertis ou plus méfiants, la question persiste. Il y a ce que Lacan a dit ou voulu dire à telle étape de sa pensée à telle époque de l’histoire de la psychanalyse, en confrontation sans doute avec d’autres conceptions de la psychanalyse ou de l’approche en général du psychisme humain. Il y a après coup la façon dont la pensée de Lacan a été transmise et le degré d’adhésion ou de distance critique qu’elle a rencontrée.
Et puis, quand même, s’il s’agit, par rapport à d’autres disciplines de la culture ou d’autres approches de la réalité, de rendre compte de ce qui constituerait la spécificité de la psychanalyse, quelle «traduction» en présenter qui soit audible? Non pas pour tomber d’accord nécessairement, loin s’en faut, ou céder à on ne sait quel concordisme. Plutôt pour arriver à cerner le désaccord, ce qui nous distingue ou nous oppose à d’autres interlocuteurs ou contradicteurs, indifférents ou hostiles à notre démarche. A moins, de nouveau, de s’enfermer dans l’«extraterritorialité»… Au fond, c’est toujours la définition du «bord» qui se trouve en jeu ici, le «bord» qui, à la fois, sépare et relie!
Je reconnais que ce type de questionnement est marqué par mon itinéraire propre, très «mixte», en grande partie de «travailleur social», en contact constant avec d’autres intervenants, non concernés directement par la psychanalyse, non intéressés ou franchement réticents, le plus souvent ignorants ou n’en ayant que quelques notions caricaturales, heurtés aussi par un «jargon» incompréhensible ou des pratiques attribuées aux psychanalystes (séances ultra-courtes, tarifs exorbitants , etc.). Comment parler à tous ces gens, soignants et patients, de la psychanalyse dans un langage qui leur soit un tant soit peu accessible et qui prenne en compte leurs questions à eux? Bien sûr, pas de réponses toutes faites à ces questions, mais, pour ma part, je ne me résoudrai jamais à ce qu’un psychanalyste refuse de les rencontrer et d’y faire face de quelque manière. Comme si la psychanalyse pouvait jamais s’identifier seule avec elle-même, sans référence à ce qui n’est pas elle, sur un mode quasi autistique. Alors que la psychanalyse comporte comme dimension essentielle l’ouverture à l’altérité radicale, comment en ferait-elle l’économie dans son fonctionnement interne et face à l’extérieur? Ou alors, il y aurait à cultiver une telle différence ou une telle opposition que son affirmation exclurait en fin de compte toute forme de confrontation réelle avec n’importe quel autre. En ce sens, je rejoindrais ces lignes de Luc Dethier: «Le plus grave, me semble-t-il, est ce réflexe de tenter de devoir faire la différence, de constamment prétendre savoir en quoi consiste cette différence avec l’autre, et par là se mettre en surplomb de cette différence, en occuper le terrain, croire pouvoir la considérer (de haut, toujours de haut), et dès lors la saturer, ne lui laisser aucune marge. Bref, la réguler et la juguler. Bref, la brider et l’annuler. Bref, ne faire de l’autre que son autre. Bref, être content de soi et se désaltérer dans ce comblement de soi. Bref, ne pas laisser l’autre à l’autre, ne pas reconduire son différé incessant, et s’engager dans une éthique, osons le mot, de maîtrise de la psychanalyse par la psychanalyse».
Pour en revenir à la phrase de Lacan évoquée plus haut, je me rends compte que le développement qui précède explique en partie la difficulté, voire l’allergie que je ressens, moins peut-être par rapport à l’énoncé quand il fut prononcé un jour par un certain Jacques Lacan que par rapport à la façon dont, aujourd’hui, il continuerait à s’énoncer comme l’expression infaillible, nec plus ultra, de la vérité de la psychanalyse, infaillible et donc non questionnable ni par les psychanalystes ni certes par les non-psychanalystes.
J’en viens maintenant à me situer moi-même face à la phrase en question: «Le psychanalyste a horreur de son acte». Je n’oserais pas dire que je la comprends; je dirai plutôt ce que j’en comprends, ce qui m’en apparaît éclairant et juste, ou également marqué – c’est ainsi que je l’entends, peut-être à tort, mais je l’entends ainsi! – d’une enflure rhétorique. A côté, en décalage par rapport à l’«horreur» lacanienne, je chercherai à préciser dans mes termes à moi ce que j’éprouve de mon «acte» de «psychothérapeute» et/ou de «psychanalyste», là où j’en suis.
Je pense que cet énoncé de Lacan, comme beaucoup d’autres, a quelque chose de salubre et de rénovateur, en ce qu’il pourfend sans doute la bonne conscience de beaucoup de psychanalystes post-freudiens d’hier et d’aujourd’hui, installés confortablement dans une gestion normalisante ou ronronnante de l’invention du maître. Lacan veut en restaurer le «tranchant». On ne peut que lui donner raison. Il le fait dans son style à lui, avec sa verve mordante et un ton volontiers provocant, à l’emporte-pièce, mais qui rend plus saillant son propos, lui permet de «faire mouche» avec plus d’éclat et de force. Ce qu’il entend dire par là garde sa pertinence à notre époque où, de fait, de multiples pratiques qui se prétendent thérapeutiques se satisfont d’une réduction plus ou moins efficace des symptômes, quand elles n’affichent pas des solutions miraculeuses. Le résultat visé, sinon obtenu, c’est l’adaptation ou la normalisation du patient selon des critères de santé publique ou alors, dans une optique magique, la disparition ou le soulagement, autant que faire se peut, de la souffrance et du questionnement. Le sujet comme tel, dans sa singularité, n’y est guère pris en considération, ni sa capacité à se dire et à se traiter lui-même, quand il est entendu, sur un mode qui n’appartient qu’à lui.
Ceci dit, je ne peux m’empêcher de soupçonner dans la formule une part d’emphase et/ou d’autodérision qui invite à ne pas la prendre au pied de la lettre, mais plutôt cum grano salis… Un éminent collègue parisien, qui avait connu personnellement Lacan, m’a assuré que celui-ci n’était pas constamment en proie à l’«horreur» et qu’il lui arrivait aussi de «se marrer»… La plupart des psychanalystes que j’ai rencontrés quant à moi ne m’ont jamais paru si «horrifiés» que cela, en tout cas pas en permanence! Rien n’indiquait dans leur discours qu’ils en faisaient profession.
Sans doute y a-t-il ce que Lacan veut dire et le style et les tournures avec lesquels il frappe ou déconcerte ses auditeurs, pour sans doute ouvrir davantage leurs oreilles, les pousser à une autre intelligence, nouvelle, de ce dont il s’agit. Cela marche jusqu’à un certain point. Mais déjà chez Lacan et certains aspects du «personnage» qu’il semblait se plaire à jouer, puis a fortiori chez ceux qui s’en réclament et parfois le répètent, il arrive que la «pointe» d’un tel discours s’émousse et se retourne contre son propos initial. On tombe alors dans une forme de stéréotypie qui ne contribue pas à l’avancement de la psychanalyse comme telle, ni à son crédit. Je pense ici surtout de nouveau à tous les gens de l’extérieur qui en entendent parler comme çà. Mais, même parmi les psychanalystes, je m’interroge en quoi et jusqu’où nous référer ainsi à des paroles de Lacan érigées en «oracles» nous aide à penser par nous-mêmes ou, au contraire, nous inhibe…
Par ailleurs, pousserai-je trop loin l’iconoclasme, mais je n’échappe pas à l’impression que la formule: «Le psychanalyste a horreur de son acte» pourrait tout aussi bien tirer le psychanalyste sur un versant exclusivement tragique qui ne me paraît pas démontrable cliniquement parlant, et cela en fonction d’une «conception du monde» qui ne s’impose pas du point de vue de la psychanalyse. Je veux dire que le psychanalyste peut l’adopter pour lui-même en tant que personne privée, mais il doit éviter, autant que possible, qu’elle influence sa pratique clinique comme la théorisation qu’il en tire. Il y a là une gageure à la fois très difficile à soutenir et impérative. Je ne crois pas non plus cependant qu’elle soit tenable intégralement, dans la mesure où des interférences ne peuvent être absolument conjurées entre la forme d’humanisme particulier qui est le nôtre à chacun, et d’autre part l’exercice que nous faisons de la psychanalyse. On se heurte encore une fois à la question de l’«extraterritorialité» ou du «bord», mais à l’intérieur du psychanalyste: comment parvenir à discerner assez (?) clairement et exactement en soi-même ce qui relève de son inconscient, de sa «conception du monde» (toujours présente, même implicite) et de sa conception de la psychanalyse? Comment en faire état vis-à-vis des autres, psychanalystes ou non, de façon suffisamment probante?
Il me semble en fin de compte que, si loin qu’on pousse le déploiement de la réflexion et de la confrontation, on n’arrivera jamais à une définition unique et unanime de ce en quoi consiste en vérité la psychanalyse, pratique et théorie, par rapport à ce qui n’est pas elle. Un «reste», considérable, demeure hors de portée, rendant impossible toute «orthodoxie» établie et durable. Et personne, sous peine d’outrecuidance, ne peut se croire à même de la détenir. Faut-il le regretter? Je ne pense pas, mais cela doit nous rendre attentifs à tous les facteurs d’ordre personnel ou culturel qui nous amènent à penser et à parler de la psychanalyse comme de tout le reste, en accentuant nécessairement notre vision selon notre subjectivité propre. Le pluralisme est donc de mise, la modestie aussi et l’esprit critique, autocritique d’abord, la liberté également de ne pas s’incliner devant ceux qui peuvent apparaître détenteurs d’une «autorité» indiscutable.
Ai-je quant à moi «horreur de mon acte»? Tel que le mot «horreur» résonne à mes oreilles, il m’arrive sans doute de l’éprouver, ou d’emblée je préfère dire, de m’en approcher, mais pas du tout de façon excessivement marquée, en sorte que l’horreur me pétrifierait et envahirait tout mon champ de conscience. Pour parler avec mes mots à moi de ce que je ressens, j’évoquerais quelque chose de très mixte où se combinent des ingrédients contradictoires. Contradictoires en ce sens que, dès que j’essaie de les formuler, d’en détailler et d’en préciser la nature, je suis contraint par le langage de sembler les opposer, alors qu’il s’agit d’une expérience qui les cumule, les entrecroise, les intègre… Fondamentalement, domine la surprise, une surprise énorme, incoercible par rapport à ce qui est censé se passer et ce qui se passe effectivement. Le décalage m’apparaît abyssal entre ce qui est supposé, ce qui est dit et mis en scène et, à l’arrière-plan, ce qui se joue réellement: entre la compétence qui m’est attribuée et ma capacité d’entendre; entre la demande du patient, telle qu’elle s’explicite de façon d’ailleurs variable, et l’élucidation de son désir propre; entre aussi bien les demandes de la société et de l’institution soignante, les objectifs affichés, les moyens mis en œuvre, et d’autre part les attentes, les espoirs, les pressions, les contraintes qui, de l’extérieur, pèsent sur le patient et influent sur le travail qui se fait avec moi.
Si je veux tant soit peu la décrire, cette dominante de la surprise comporte un versant négatif, et un versant que je qualifierais sinon de franchement positif, du moins de supportable, voire d’exaltant ou d’amusant… Je commencerai par le versant négatif, qui me semble plus évident, ou moins problématique à évoquer. La surprise joue là sur un mode extrêmement pénible qui peut, oui, confiner à l’«horreur». Face à la gravité de telle pathologie, son caractère irrémédiable ou inextricable, me saute à la figure, me gifle, m’assomme ou m’abasourdit le sentiment écrasant de mon incapacité radicale, et d’autant plus souvent qu’on me crédite ou qu’on fait en tout cas semblant de me créditer du contraire… Au départ du travail ou à certains moment plus critiques, la surprise revêt un tour plus violent: comme si j’étais pris «en flagrant délit», et de «non-assistance à personne en danger», et d’incompétence notoire par rapport à ce qui relèverait d’une compétence «normale» de ma part. Sur un mode plus «chronique» et moins aigu, la surprise persiste face à ce qui se prolonge dans le travail, sans avancer, sans aboutir, indéfiniment, sans que j’arrive à entendre, ni le patient à me dire ce dont il est véritablement question… Cela peut se terminer brutalement, «en eau de boudin» ou «en queue de poisson» ou sur un scénario plus catastrophique! Plus souvent, cela ne se termine pas ainsi, cela dure et cela finit quand même un jour sur une forme de compromis» plus ou moins «boiteux», dont le patient semble se contenter mieux que moi. Dont il lui arrive de me remercier, ce qui me laisse pantois!
Mais au-delà de l’incompétence et de l’impuissance que je mesure, de l’accablement, de l’ennui, de la lassitude, voire du dégoût que je peux en ressentir, quoique très inégalement selon les patients, ce qui me frappe, c’est mon ignorance face à l’«étrangeté», celle de l’autre par rapport à moi comme celle de moi par rapport à l‘autre. «Etrangeté» qui, plus elle se déploie et se révèle, plus elle se maintient et même s’amplifie… L’incertitude ne cesse de m’habiter, d’abord sur ce que je suis quand même parvenu à saisir de ce qui s’est passé entre le patient et moi, ensuite et surtout sur ce qui m’en a échappé.
En voilà peut-être assez sur le versant négatif de la «surprise». L’ayant traversé, je m’interroge alors sur ce qui fait que je supporte cette situation et que j’y trouve un intérêt suffisant que pour persévérer, persévérer à me laisser «surprendre». Bien au-delà des «résultats» malgré tout positifs qui se donnent à voir et qui pourraient me gratifier (de temps en temps quand même!), ce qui ne cesse de me «surprendre», de me mobiliser et de me fasciner me paraît d’un tout autre ordre. En périphérie, il y a une forme de détachement justement par rapport au «résultat» mesurable du travail, une tolérance aussi à son inaboutissement en fonction de critères externes d’efficacité, une sorte de sérénité, d’autodérision et de relativisation de mon «acte». Au centre pourtant, ce qui me tient en haleine et captive mon attention, c’est l’obstination «surprenante» du patient à vouloir être entendu par moi, en dépit de mon incapacité, si manifeste pour moi, à rencontrer sa demande, disons, d’«aller mieux». Il ne cesse en fait de m’adresser son désir de découvrir à travers mon écoute sa propre «étrangeté». Ce phénomène si énigmatique du transfert comporte une face d’investissement tenace et parfois rigide qui se fixe sur celui ou ceux que je représente pour lui. Mais c’est en même temps un moteur d’une puissance inouïe qui le propulse. Dans la mesure où j’accepte de soutenir ce processus, je m’éprouve entraîné vers un ailleurs, hors des «sentiers battus», et j’accède aussi à une sorte d’«étrangeté» de moi-même, de nouveauté, de mobilité déconcertante: je me trouve révélé autre que je ne croyais par l’évolution des rôles que me fait jouer le patient.
Cette dimension de jeu ou de fiction me paraît décisive pour apprécier l’opération qui s’effectue chez le patient, chez moi, entre lui et moi , c’est-à-dire le dévoilement et le déploiement de notre «étrangeté» à chacun. Là-dedans intervient, certes, une face sombre, un côté «tragique» qui suscite l’«horreur»: la «tragédie» du malheur du patient ou celle de mon impuissance à y remédier en quoi que ce soit. Mais ce n’est pas tout! Car, justement, l’acte pour le patient de jouer par le discours sa propre «tragédie», d’y mettre conviction et même talent, introduit du «jeu» dans sa problématique et tend à desserrer l’étau qui le retient prisonnier et victime de son passé. Une fluidité s’insinue, diverses modifications s’ébauchent dans le personnage ou les personnages qu’il s’est «joué» devant moi ou qui se sont «joués» de lui. Il n’y croit plus tout à fait , il est moins dupe. Il reconnaît une pluralité à l’intérieur de lui, il accède à d’autres registres. Sa «tragédie», telle qu’il la racontait, cesse de le monopoliser; elle vire, du moins en partie, du côté de la «comédie» douce-amère, avec des aspects franchement risibles… Moi-même, je me trouve également aux yeux du patient décalé du ou des statuts que j’étais censé occuper au départ : sauveur ou censeur, «psychothérapeute » qualifié ou «psychanalyste» authentique, expert en science de l’âme, etc.
De mon point de vue, sans quitter la place qui est la mienne et la réserve qu’elle impose, j’apprends aussi à me dégager des appréciations positives ou négatives que je porterais sur mon «acte». Je tente d’écouter avec plus d’acuité et de finesse ce qui relève de la singularité du sujet qui m’adresse sa parole et qui ne coïncide plus avec le patient du début, ni avec son discours. Je me sens plus détaché et plus libre de soutenir le processus engagé, hors des modèles de mon propre imaginaire ou de celui de la société quant au «bien» du patient. C’est aussi une opération qui, différemment avec chaque patient, ne me laisse pas identique. Comme au théâtre, jeu et travail s’y combinent. J’ai à y gagner comme à y perdre, J’en ressors plus vivant: plus passionné par cette recherche que désabusé par ses impasses, plus intrigué par l’énigme qu’écrasé par l’impossibilité de la déchiffrer, moins «horrifié» en définitive qu’amusé par l’incongruité ou la bizarrerie incroyable de l’être humain, de sa pathologie «tragi-comique».
Dans les réflexions qui précèdent, je pense être assez proche de deux remarques de collègues, enfin, ce que j’en ai retenu au moment même. Je ne peux les citer tout à fait littéralement, mais l’un d’eux présentait le psychanalyste comme «un chercheur soutenant et suscitant la recherche du patient», et si je me rappelle bien, «sans aucune garantie ni du côté du psychanalyste, ni du côté du patient». L’autre relevait deux traits caractéristiques de l’écoute analytique: la passion du détail et l’accueil à la surprise. Je viens moi-même de développer ce que m’inspire cette notion de surprise. Je voudrais revenir brièvement sur ce que connotent l’attitude de recherche, l’accueil à la surprise et la passion du détail; leur commun dénominateur me paraît le refus des jugements a priori, des stéréotypes préétablis, de tout ce qui conditionne l’entendement, avant d’entendre ce que tel sujet va nous dire et de la façon dont il va nous le dire, foncièrement inattendue, encore «in-entendue». Refus qui va de pair avec une forme de confiance et aussi de curiosité intense, d’intérêt soutenu, d’appétit de nouveauté par rapport à ce que le patient va bien pouvoir inventer. Alors quand on parle de «surprise», on se gardera de préjuger qu’elle soit «mauvaise» ou «bonne»; quand on parle de «chercher», on ne fera pas comme si on savait d’avance ce qu’on allait trouver; et quand on parle de «passion du détail», on évitera à tout prix, au moins dans la cure, de coincer les dires du patient dans une théorie générale du psychisme! Le «détail» est bien l’élément le moins programmable, le plus rétif à la systématisation. C’est à travers lui, pourtant, si anodin ou biscornu qu’il s’énonce, que se profile la singularité de chaque patient individuel dans la particularité de son discours. Nous sommes ici aux antipodes de l’obligation de «distinguer entre l’essentiel et l’accessoire». Mais, assurément, une telle position se révèle d’autant plus difficile à soutenir que les contraintes et les impératifs «thérapeutiques» pèsent dans la balance.
4) Quelques mots sur «le trou de l’être». Oui, en ce qui concerne le caractère foncièrement irreprésentable, inaccessible, qui nous aspire comme dans un abîme où nous perdons pied, de ce qui nous constitue. Non, encore une fois, si cela devient un stéréotype cité et recité (ou récité), comme englobant la vérité entière et définitive… Je caricature, mais il m’arrive de me dire que la caricature convient parfois quand il s’agit de se référer sans cesse au maître, de brandir des formules toutes prêtes comme celle-là entre autres, de l’ériger en oriflamme, en label de qualité, en évidence première et dernière, en certitude ultime dans laquelle on se drape et on regarde de haut les autres… qui n’auraient rien compris! «Positivation phallique de la négativité», me disait joliment Jean Daveloose… Positivation oratoire, mais qui peut avoir des effets gratifiants, voire comblants, pour celui qui l’exploite.
Je remarque enfin que le dit «trou» présuppose qu’il y a quelque chose dans quoi il se creuse… , donc qu’il y a aussi un «bord» ou des «bords» de ce «trou», «bords» plus ou moins tranchants ou épais, sur lesquels nous étayer. Les limites intrinsèques au langage nous forcent à n’absolutiser aucun terme ni concept.
5) Toujours et encore à propos de la distinction/opposition entre «psychothérapie» et «psychanalyse», mais en ce qui concerne leur finalité. Je vois un danger persistant à opérer le repérage entre les deux à partir de critères purement théoriques, sans compter l’effet rhétorique amplificateur, et à croire ainsi les distinguer adéquatement. Quand Lacan dit: «La psychothérapie est un tripotage plus ou moins réussi; la psychanalyse est un ratage assuré, mais c’est bien là sa réussite», je ne peux adhérer à semblable proposition. Si je saisis bien son propos, je serais d’accord sur ce qu’elle vise à dénoncer: la collusion de la psychanalyse avec la psychothérapie comme méthode de réduction des symptômes et de réadaptation du patient réduit à un «objet de soins» médicaux et pédagogiques, etc. En ce sens, oui, la psychothérapie apparaît «un tripotage plus ou moins réussi», et donc, par opposition à ce type de «réussite», la psychanalyse se doit, pour affirmer sa spécificité, d’être un «ratage assuré»!
Le débat ne me semble pas clos pour autant. Je dirais d’abord qu’après une assez longue pratique en institution, notamment dans le cadre d’une communauté thérapeutique accueillant des toxicomanes, face à la détresse et à la déchéance de beaucoup de sujets, il m’est arrivé, oui, de trouver plutôt positif que le «tripotage» ait pour effet – premier effet mais souvent décisif, pas toujours – de sortir le patient de la morne et mortifère répétition de la défonce et de l’amener à revivre, sur un mode moins destructeur, moins malheureux, où le renoncement aux mirages de la drogue laisse place à une résurgence du désir. J’en dirais autant à propos de mon travail en clinique psychiatrique, surtout avec les patients les plus lourdement atteints: quand un alcoolique au long cours, après des années de combat, d’abstinence laborieusement conquise, parvient à retrouver un emploi, je ne peux m’empêcher de ne pas juger cela négligeable et plutôt de m’en réjouir. Tout en restant en alerte sur le caractère partiel et précaire d’une telle issue…
Le mot «tripotage» a une connotation péjorative, un peu méprisante, que je récuse. Là, je reconnais que je ne réagis peut-être pas d’abord en «psychanalyste» (?), mais comme clinicien de base, auxiliaire sans doute de la santé jusqu’à un certain point. Pareil «tripotage», pour peu qu’il aboutisse, me paraît plutôt une réussite, si limitée soit-elle, qu’un «ratage». Je puis aussi attester que, pour plusieurs de ces patients pris en charge en institution, ce «tripotage» les a menés ultérieurement à une démarche analytique.
Ensuite, parler d’un «ratage assuré» qui serait «la réussite» propre de la psychanalyse me laisse réticent. Le terme de «ratage» comme d’ailleurs celui de «réussite» sont-ils vraiment de mise quand il s’agit du sujet? Je préfère penser que la psychanalyse est la méthode qui permet pour chaque sujet de relativiser radicalement, sinon jamais totalement, les notions de «réussite» ou d’«échec», tributaires d’un imaginaire familial ou social très écrasant justement. Pour en arriver, autant que faire se peut, à l’assomption par le sujet de son irréductible singularité. Subsidiairement, je me demande si ce type de formulation lacanienne est opérant dans le débat avec les autres psychothérapies comme avec les instances publiques de la santé pour faire entendre la spécificité de la pratique psychanalytique… J’en doute. Pour beaucoup, sinon pour la plupart des intervenants du champ de la santé mentale, médecins, personnel soignant ou administratif, et qui ne sont pas des imbéciles, pareil discours est inaudible ou relève de la fumisterie. Reste à savoir à quel langage malgré tout commun recourir pour signifier notre différence et la faire respecter.
Pour en finir avec «ratage» et «réussite»! Ce qui me frappe chez mes patients, c’est leur extraordinaire endurance à la pathologie dont ils souffrent, enfin, dont ils disent souffrir et se plaignent indéfiniment…, leur ingéniosité et leur acharnement à ne pas changer! Puis, à un moment donné, souvent très tard, sinon trop tard, le ou les personnages qu’ils se sont échafaudés s’écroulent plus ou moins, et ils décident bon gré mal gré de recourir à vous, à moi en l’occurrence. Et commence le long, patient et coûteux travail de déconstruction et de reconstruction (Durcharbeitung) qui les conduit cahin caha à ce que ce que j’appellerais un autre «bricolage» (je préfère çà à «tripotage»!), un peu moins foireux, peut-être un peu plus heureux. La plupart du temps, très loin de la «guérison» rêvée au départ ou des critères d’une santé mentale «normale». Loin aussi de ce qu’il m’arrive, moi, d’espérer pour eux, dans le sens d’une plus grande liberté, d’une approche plus rigoureuse de leur vérité, d’une mise en acte plus créative de leur originalité. Je dois veiller à les respecter tels qu’ils désirent se remodeler. Même si mes interventions pèsent dans la balance en vue d’un «mieux» approximatif que je discernerais (?), je souhaite éviter une réelle directivité. Et je constate que, s’ils vont effectivement «mieux» ou du moins se sentent «mieux», c’est presque toujours dans le renoncement aux idéaux ou aux images idéalisées d’eux-mêmes auxquelles ils ont été ou se sont contraints de correspondre, sans y réussir, évidemment, malgré tous leurs efforts… J’essaie donc de les laisser aller leur propre chemin, en les invitant le plus possible à devenir l’être singulier, si étrange qu’il apparaisse, qu’ils portent en eux. Façon pour moi de traduire l’adage freudien: «Wo es war, soll ich werden».
Est-ce bien la place de citer ici, dans le cadre de ce débat, les phrases qui vont suivre? Je me risque quand même à m’y référer, car, dans cette problématique du «ratage» ou de la «réussite», elles ouvrent une perspective qui m’apparaît assez tonique. Il s’agit d’un passage de l’œuvre de Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, II, 4e partie, que je tire du paragraphe 15 du chapitre intitulé De l’homme des hauteurs:
«Plus une chose est haute en son essence, plus rarement elle réussit. Vous ici, hommes des hauteurs, n’êtes-vous pas tous ratés? Bon courage, qu’importe! Que de possibilités restent ouvertes! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme on doit rire! Aussi bien quoi d’étonnant que vous ayez raté ou à moitié réussi, vous les demi-brisés! Ce qui se bouscule et se heurte en vous, n’est-ce pas l’avenir de l’homme? Le plus lointain de l’homme, le plus abyssal, le plus sidéral, sa force monstrueuse, tout cela n’écume-t-il pas l’un contre l’autre dans votre pot? Quoi d’étonnant à ce que tel pot se brise! Apprenez à rire de vous, comme on doit rire! Vous hommes des hauteurs, que de possibilités restent ouvertes! Et à la vérité, que de choses ont déjà réussi! Que la terre est riche en bonnes petites choses parfaites, en heureuses réussites! Entourez-vous de bonnes petites choses parfaites, vous hommes des hauteurs! Leur maturité dorée guérit le cœur. Ce qui est accompli apprend à espérer».
Dans le style qui est le sien, lyrique et caustique, Nietzsche me semble proposer une forme de dépassement ou de déplacement (Aufhebung) salutaire de l’alternative fatale «ratage/ réussite». Pour ce qui est de «l’homme des hauteurs», il faudrait s’entendre, bien sûr, sur l’acception de ce vocable et sur l’apport éventuel de la pensée de Nietzsche à notre réflexion aujourd’hui sur la psychanalyse et ses enjeux. Je ne vais pas m’y aventurer maintenant. Je dirai simplement ceci: «L’homme des hauteurs» selon Nietzsche n’a rien d’un Tarzan ou d’un Savonarole; ni dévot ni libertin, ni séducteur ni terroriste, il dresse devant nous sa stature et nous livre sa béance. Qui l’entend n’a plus peur de scruter ses bas-fonds ni de voir s’y écrouler les cimes qu’il croyait avoir gravies. Mais il les embrasse avec jubilation d’un seul regard, il les étreint d’un même élan. «L’homme des hauteurs» est tout autant celui «des profondeurs», tout autant le «psychanalyste» que le «patient», nous-mêmes tout autant que les autres humains. Affrontés à notre finitude, ne cédant ni à l’euphorie ni à la sinistrose. Non-dupes d’aucune définition définitive de ce qui nous advient en «bien» ou en «mal», en «ratage» ou en «réussite», ouverts à la «surprise» comme à l’«invention» d’un avenir. Fidèles à la disposition d’esprit pugnace, tenace et alerte qui anime Freud lors des années où s’inaugure la psychanalyse. Par exemple lorsqu’il s’approprie ce vers de l’Enéïde: Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo, de même que la devise de Pari : Fluctuat, nec mergitur. Et les lettres à Fliess, pour ne s’en tenir qu’à elles, contiennent bien d’autres affirmations aussi toniques: elles font état d’un combat jamais gagné ni jamais perdu, pourtant sans cesse à poursuivre… Puissions-nous nous en inspirer encore!
Thierry Snoy
in Communications/Mededelingen 39, 2004/3, pp. 13-21
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