Théâtres de la naissance, psychanalyse et temps périnatal – Pascale Gustin

Je suis très honorée et remercie l’École de m’avoir invitée à partager avec vous l’aventure clinique qui m’a conduite à l’écriture du livre Le temps des naissances en souffrance publié aux PUF dans la collection « Souffrance et théorie » dirigée par Christophe Dejours et Francis Martens. Ceux qui l’ont lu retrouveront ce soir des choses bien mieux formulées dans l’ouvrage écrit que je ne peux les dire ici.

 

Processus et acte d’écriture

Il est en effet difficile de parler d’un livre qu’on a soi-même écrit. Enfin, soi-même… Ce sont tellement d’autres qui parlent au travers de nous : nos patients, nos collègues, les bébés qui ne parlent pas encore mais partagent à leur façon leur vécu si singulier.

À l’occasion de la mise sous presse du livre écrit par l’équipe du Chien Vert, nous parlions, Lina Balestriere et moi-même, de notre façon de vivre cette publication. Nous nous disions qu’un livre est comme un bébé, une naissance. Au début, on est travaillé par le désir d’écrire, il y a nécessité intérieure de se mettre au travail, une agitation de la pensée. Un jour, on s’y met et voilà qu’on est « pris », sous emprise, transbordé sur une autre planète. Pour moi, c’est ça l’écriture. C’est une mise en tension de tous les sens, une mise en mouvement, circulation alternative qui va de la clinique à la théorie, des notes prises depuis longtemps aux livres annotés pointés de multiples marques-pages, à la peinture, la poésie, la littérature… le tout s’alimentant mutuellement. Jusqu’à ce jour où on se demande comment tout cela tient-il ensemble ? Que dit-on là ? Pourquoi ? Quel en est l’intérêt ? Temps de découragement, de doute qui pourrait conduire à tout arrêter. Puis soudain, on entrevoit la fin. C’est comme le travail d’accouchement. Impossible de faire marche arrière, même si on ne sait pas encore si on va réussir à porter le livre « hors de soi ». Quand d’un seul coup, c’est fini. Entre la réception de l’épreuve et les ultimes corrections minutieusement apportées à un texte trop connu, l’ouvrage ne vous appartient plus. Mis quelques jours plus tard en confection, il se trouve en librairie dans la quinzaine. Expulsion et délivrance d’un corps étranger, étranger à soi et pourtant si intime, écrit dans la solitude de son bureau peuplée de tant de voix… Et la vie reprend, dans le flux qui vous mène ailleurs. « Oubli » de la magie de cette gestation. Oubli de la naissance du livre, oubli du livre.

Cela ne nous fait-t-il pas penser au travail analytique ? À l’écriture intérieure qui s’effectue de part et d’autre, chez l’analyste et l’analysant, le temps d’une démarche d’analyse soutenue dans et par le transfert ? Le temps « qu’il s’y passe quelque chose » d’inédit pour le patient. Dans l’un de ses derniers livres, Danièle Bastien se questionne sur cette nécessité d’écrire en marge de la pratique analytique : « Écrit-on pour vivre, survivre, soutenir l’élaboration psychique ? […] pour continuer de supporter le transfert et tenir le fil de la construction ? […] »

Alors comment parvenir à vous parler ce soir de cet acte d’écriture? Comment me résoudre à préparer à l’avance un texte de conférence ? Il y a pour moi quelque chose d’inconsidéré à ne pouvoir être dans « l’impromptu ». Car j’aurais aimé vous parler ainsi de cette chose si particulière qu’est la naissance d’un nouvel être humain… Naissance d’un corps, d’un sujet, des premières rencontres, là où le temps est évanescent, où les psychismes se fondent, où l’impossible et irréductible séparation du foetus avec le corps maternel, de la mère avec son enfant prénatal est occupée à se vivre…

 

Magie des premiers instants ou l’impossible écriture

La naissance ne s’écrit pas davantage que l’écriture na de naissance 

Pierre Péju, Naissances

Dans ce « Temps des naissances », nous sommes dans un autre temps que celui, long, d’une psychanalyse couvrant plusieurs années à raison de plusieurs séances hebdomadaires. Ici, le temps est court, comme ramassé en boule sur lui-même. C’est comme un temps magique qui suspendrait même la notion du temps, qui condense la perception du temps. Sans doute est-ce parce que – l’air de rien – il scelle le temps qui court entre le Naître et le Mourir, ces deux expériences humaines se touchant de si près qu’elles nous touchent confusément du fait de leur indicibilité et de leur insaisissabilité.

Pierre Péju l’écrit magnifiquement dans cet extrait de son livre : « Rien qu’une échappée, un passage, comme ces mots qui nous traversent et coulent sur leurs galets d’émail, leurs lits de muqueuses, mais dont la source reste inaccessible, lointaine et toujours extérieure. Parfois, nous avons cru trouver les mots. Jamais nous ne les aurons vus jaillir. Miracle de la naissance […] Scandale du trépas […] même excès, même « pas », même bouleversement indicible. » C’est peut-être « cette menace aveugle inscrite en creux dans n’importe quelle présence aimée – les fêlures d’une fragilité se ramifiant et s’élargissant avec le temps – qui donne à chaque naissance la dimension d’un miracle ». Miracle de la confrontation à l’apparition de l’enfant dont, écrit-il : « N’importe qui sent bien que l’éclairage du monde s’en trouve imperceptiblement augmenté ».

Dans le groupe Mizuko que je co-anime au Chien Vert (un groupe de parole pour parents en deuil périnatal, qui existe depuis 13 ans), nous sommes coutumiers du mot « Miracle ». Quand une nouvelle naissance – cette fois heureuse – arrive pour des parents de Mizuko, le groupe tente de relier la mémoire de la mort-enfant à l’annonce de naissance du nouvel enfant. Il y a alors toujours un membre du groupe pour dire : « Donner naissance à un enfant vivant tient du miracle, il ne faut pas l’oublier ». Donner vie relève du miracle. Il faut souvent toucher la mort pour se le rappeler. Le dictionnaire historique de la langue française nous indique que le mot Miracle emprunté à Miraculum dérive de mirari « s’étonner » (admirer, mirer) et de mirus « étonnant, étrange, merveilleux ». Le mot est à l’origine très proche de « merveille » qui exprime aussi l’étonnement. Cette contemplation par le groupe Mizuko du caractère merveilleux et étonnant de la vie compose ainsi en creux avec la co-existence de la réalité de la mort de l’enfant.

De ce miracle qui côtoie la mort, Péju fait un autre récit quand il relate l’accouchement solitaire d’une femme dans les conditions rudimentaires d’un camp d’internement français pendant la guerre. Attirée par les bruits inhabituels, une bande de soldats se presse autour du soupirail de la geôle où elle est en travail, cherchant à voir ce qui s’y passe. Et alors que l’instant précédant la naissance ils étaient encore au bord de l’inhumanité, les voilà fascinés, charmés, éblouis, devenus soudain tendres. L’étonnement des soldats au spectacle de l’arrivée du nouveau-né suspend le monde autour de cet instant, dans ce rapport particulier à cette scène vécue comme dans un état second. « Sous l’effet d’un charme sans âge, chaque garçon se ratatinait jusqu’à se réduire à son propre souffle, à sa propre solitude, à son propre malheur de mâle, à cette impression terrible et transfigurante d’avoir vu et de n’avoir rien vu. […] Mais durant seulement ces frêles minutes-là qui suivirent la naissance, on eût dit que chacun, du fond de sa solitude, du fond de sa douleur chantonnait malgré tout quelque chose et que ce chantonnement représentait l’unique et ultime contact entre les humains, entre la femme et l’enfant, l’enfant, les soldats » (Lecture d’un extrait des pages 25-27).

Dans les transports en commun en regardant les gens, les gens bizarres, les agréables à voir et les désagréables, ceux qui sentent mauvais ou sentent bon, ceux qui vous sont sympathiques ou vous font peur, je m’étonne parfois de les regarder d’un regard neuf ! Quel bébé ont-ils été, qui était présent à leur surgissement, comment ont-ils été accueillis et quels voeux couvraient leur naissance ? Ces pensées surviennent parfois avec mes patients. Dans quelles parties de la mémoire, dans quels effleurements de leur vie actuelle, ces vécus premiers subsistent-ils ? Nous sont-ils accessibles ou sont-ils irrémédiablement voués à échapper à l’entendement ?

En attendant, les enfants naissent sans fin… Environ 3000 accouchements par an pour un bloc hospitalier ordinaire chez nous. Une naissance en emporte une autre. Dans ce turn-over qui s’apparente au flux et reflux des marées, comment rester dans la magie des instants présidant à la naissance d’un nouveau sujet ? Comment faire pour accompagner chaque naissance – c’est-à-dire pour faire davantage qu’aider techniquement à l’accouchement ? « Tu te mets à la tête ou au périnée ? », me rapportaient des étudiantes sages-femmes en s’offusquant des propos tenus en salle d’accouchement et du caractère trop technique de celle-ci. « Et la femme, elle est où alors ? Et l’histoire ? On ne connaît rien des personnes, me disent-elles, et pourtant un accouchement, ce n’est pas rien. Quand c’est raté, c’est impossible de faire rewind ! » Comment accueillir la singularité de chaque naissance ? Comment rester émotionnellement relié aux parents et au bébé, être psychiquement présent à l’événement qu’il soit heureux ou malheureux, porter attention aux détails signifiants pour l’autre, être le témoin de cette naissance et en faciliter ainsi la délivrance ?

Pour poursuivre, je dois donc vous parler des équipes et des dispositifs. Car ce livre est directement relié aux équipes. Il répond à l’invitation qu’une sage-femme m’a faite un jour en prenant rendez-vous avec moi pour venir parler « du travail ». Puis d’une autre et d’autres collègues encore… Comme cette sage-femme revenue de congé pour me raconter le rêve récurrent qui la poursuivait suite à son dernier service en salle d’accouchement. Des soignants, des patients me diront : « Il faut raconter cela, il faut le rendre public, dites-le à vos étudiants ! » Une partie du livre relève de cette exigence de partager les questionnements et les impasses rencontrées au sein des équipes dans les dispositifs médicaux de la PMA (procréation médicalement assistée), des GRH (grossesse à risque), NIC (unités néonatales) et services de maternité. Et de témoigner des inventions subjectives de ces équipes pour faire valoir leur éthique de travail. C’est bien parce qu’ils m’ont prise en position de témoin qu’habitée par toutes nos rencontres, je suis parvenue au bout de cet ouvrage, au confluent de ces autres « écrivant-pensant ».

C’est donc à partir de leurs réflexions que je vous invite à circuler le long du titre de cet exposé : d’abord le théâtre DES naissances (les dispositifs) – puis le théâtre de LA naissance (le théâtre psychique singulier) – ensuite le temps périnatal – et enfin la psychanalyse.

 

Théâtres DES naissances

En cinquante ans, la procréation, la gestation, l’accouchement et les soins néonataux ont bien changé, conduisant à une médicalisation évidente de la naissance et à une mobilisation sans précédent des technologies biomédicales. Quelques chiffres à titre indicatif : 20 % des couples rencontrent des difficultés à procréer – un bébé sur dix démarre sa vie en néonatologie – la prématurité double en 20 ans – dans beaucoup de maternités une voie centrale est posée d’emblée à l’arrivée de la future mère « au cas où » détournant par voie de fait de la perspective supposée heureuse d’un accouchement eutocyte – on observe plus de 30 % d’induction à Bruxelles – un taux de césarienne à plus de 20 % – quant à la péridurale, on tourne autour des 80 % – sans compter tout ce qu’il y aurait à dire sur le déploiement de l’imagerie médicale qui dévoile si précocement la vie prénatale… Ces progrès médicaux allègent bien des souffrances mais ils en créent d’autres que je développe dans le livre. Et ils font de l’hôpital LE lieu de la naissance puisqu’en Belgique plus de 99 % des naissances y ont lieu.

« Mais Madame, c’est ÇA l’hôpital ! »

C’est un lieu particulier, l’hôpital. Les soignants en convoquent la présence en disant souvent « C’est ça l’hôpital ! ». Une telle formule claque au vent, comme si elle convoquait d’évidence l’expérience de cet univers particulier : un lieu qu’on aime et qui vous aimante, un lieu dur et violent mais qui peut s’avérer contenant et se faire lieu d’une grande douceur.

L’hôpital, c’est un lieu fait de sons, d’odeurs, de lumière. Un lieu qui laisse rarement indifférent. Imaginons le bruit des bips, le passage d’un lit avec ses cliquetis métalliques, un appel lancé à la cantonade dans un couloir, le son d’un sanglot, un gémissement, un rire, les portes coupe-feu fermées… Parfois, il faut un code pour entrer ou sortir, comme en néonatologie. À l’extérieur c’est la ville, un quartier qu’on ne connaît pas. Parce qu’on ne sait plus où on est quand on vient de l’autre coté de la ville, quand l’ambulance vous emporte de Molenbeek à St Luc. Quand on vient d’ailleurs, qu’on se trouve transféré en urgence de province vers Bruxelles et même de Chimay à Charleroi. On est perdu.

La première fois, l’hôpital c’est surtout un blanc d’expérience. C’est l’expérience d’un temps présent qui nous mettrait hors du temps, lorsqu’on prend le temps de se tenir aux côtés de la personne aimée, alitée des heures durant (Yoko Ogawa). C’est le blanc des draps et de leur liseré brodé au sigle de l’hôpital, la tache de sang qui ne s’en va pas, le blanc laiteux de l’accouchée.

Cela convoque une « géographie du corps », des lieux qui sembleront avoir été rêvés, « comme oubliés de la mémoire » disait un papa de Mizuko. L’hôpital c’est encore un curieux rapport au temps. « Les heures sont dissoutes, le temps a disparu », dit Marie Trintignant dans le film Sur la pointe du coeur qu’Anne Lévy Morelle consacre à l’Hôpital St Pierre.

C’est à la fois le lieu de la violence et de la compassion. Où les gestes attentifs se dissolvent quand les équipes sont débordées, stressées, en crise. Où les soignants sont confrontés à la violence du temps dont ils ne disposent pas quand ils veulent accompagner les patients. Où ils éprouvent cruellement la perte de sens dans le travail quand ils doivent participer au saucissonnage des prises en charge auquel conduisent découpe des horaires, clivage des services, impossibilité des liaisons du fait du manque de communication. Où ils se plaignent de subir le rabotage du temps réservé aux staffs – ces espaces d’élaboration pourtant si nécessaires dans ce lieu devenu, au fil du temps, un véritable laboratoire des temps modernes.

Car c’est bien là, dans cette unité de lieu de l’hôpital que se déroulent le passage de vie à trépas, de vie foetale à vie aérienne, de l’embryon de sa boîte de culture à sa réimplantation utérine, le lieu de l’origine de la vie, du croisement du désir à la biotechnologie. Ginette Raimbault disait que la mort d’enfant était pour elle, psychanalyste auprès d’enfants malades, un « pousse à penser ». Eh bien, ce grand Théâtre des naissances l’est également, véritable sandwich métaphysique qui invite à tant de questions. Quel est l’impact sur le lien parent/bébé du spectacle de l’embryon dans sa boîte de culture ou du foetus dans sa chambre utérine ? Quand devient-on humain ? Quand est ce qu’on meurt ? Comment vivre ces passages ? Qu’est ce qu’une vie qui n’en vaudrait pas la peine ? Comment se décider à mettre fin à une grossesse parfois à quelques jours du terme ? Et le foetus souffre-t-il ? Comment vivre le reste de sa vie avec la responsabilité d’un tel acte ?

Des dispositifs en évolution

Ces questions ne me semblent pas être que des questions intimes. Elles me paraissent devoir être traitées collectivement sur la scène sociale car le Théâtre Des Naissances répond aussi à un réglage collectif, une façon d’instituer le vivant. On ne fait pas ce qu’on veut ni lorsqu’on naît ni lorsqu’on meurt. Dès le moment où le petit bracelet de la maternité est noué autour de notre poignet, nous entrons dans la communauté des vivants. Nous gagnons cet aller simple pour la vie… jusqu’au billet de sortie que nous imposera la mort. Pour acter ces franchissements de portes, nous devons en passer par une identification de notre personne et de notre état « vivant ou mort » qui attendent d’être constatés, attestés par des témoins – conditions pour nous voir délivrer un droit de passage sous forme d’acte de décès ou de naissance. La naissance, comme la mort, relève d’un travail instituant qui évolue au fil du temps et des pratiques sociales, celles-ci modifiant « l’art d’accommoder les bébés » (Lallemand et de Parseval). Les inventions techniques, les avancées prodigieuses en PMA et soins néonataux contribuent à transformer l’habillage humain de la naissance et de la mort, ainsi que les questions de filiation et de parentalité qui vont de pair. Aujourd’hui, les cadres légaux bougent pour tenter d’inscrire ces nouveaux artifices techniques dans le dispositif culturel (Grossesse pour autrui, don d’embryon etc), comme ce fut récemment le cas pour la reconnaissance de statut humain du foetus mort.

Une organisation de travail

L’hôpital c’est aussi une organisation de travail, une conception des soins, des montages financiers, des lignes directrices impulsées ou prescrites par le politique.

Ce qui frappe, c’est combien le temps s’est accéléré, surtout avec l’aide de notre Ministre de la santé qui veut que tout aille vite ! Jour 0 (accouchement) + 2 sortie d’hôpital et retour dans la solitude de la maisonnée, avant même la montée de lait. C’est trop court, même si de nouveaux dispositifs d’accompagnement par les sages-femmes sont de ce fait mis à l’épreuve. Comme tout dans notre monde contemporain, Naître (et Mourir) doit se faire vite, ce à quoi poussent les impératifs financiers et le nouveau management. Dans les organisations hospitalières, règne le management des flux tendus dont Christophe Dejours avait parlé dans son ouvrage sur la souffrance au travail et qui s’est aujourd’hui étendu à de nombreuses organisations. Les flux tendus, c’est une conception du travail d’où sont exclus les temps dits « morts », les temps de café, de staffs… Tous ces interstices dont je parle beaucoup dans le livre, car ce sont justement les lieux où les sages-femmes, obstétriciens, anesthésistes, psy, pédiatres, puéricultrices et nettoyeuses se parlent des patients et échangent les précieux « détails » qui vont leur permettre d’ajuster les soins.

C’est la transparence sur ce qu’on y FAIT. A présent, il faut noter les moindres actes pour les comptabiliser : noter le faire pour tracer l’activité professionnelle en vue surtout d’en évaluer la rentabilité financière. Le « badgage » du temps passé en chambre concerne maintenant certains psychologues selon une logique de la quantité qui ne prend en compte ni les pratiques discursives ni les énoncés concernant la souffrance subjective.

C’est la fusion des hôpitaux en grands ensembles bouleversant les dynamiques et les cultures d’équipes qui s’étaient construites tout au long de l’expérience. Les plus petites équipes se trouvent alors phagocytées et les patients déplacés de leur maternité locale vers des maternités de référence en centre urbain. Il faut alors des années pour reconstruire une nouvelle culture d’équipe. Et si on y parvient, c’est souvent en perdant la prise en considération des particularités du bassin social dans lequel vivent les patients, de leurs problématiques, besoins et ressources, de leur « langue ».

Ce sont de nouvelles techniques d’évaluation du personnel qui inquiètent les soignants en les divisant et leur font dire : « C’est le règne de la solitude, si tu fais une erreur, tu n’as plus d’amis ». Chacun craint pour la sauvegarde de son emploi et cela nuit aux solidarités.

C’est la primauté des résumés minimum, des notes prises dans le dossier informatisé, l’i-dossier. La somme des actes administratifs limite d’autant le temps passé en chambre. Il éloigne du corps et de la personne du patient.

C’est le règne du protocole et des marches à suivre. Comme pour cette étudiante sage-femme qui me raconta un moment éprouvant de son stage en salle d’accouchement. Que pouvait-elle répondre à cette femme, prête à accoucher à terme d’un enfant mort in utero qui lui demandait de l’aide ? Cette maman, en plein travail d’accouchement, lui demanda comment annoncer la mort du bébé à son aîné, un petit garçon âgé de 2 ans. Cela l’aurait soulagée d’y voir plus clair avant d’expulser son bébé. Cela l’aurait aidée à avoir la force d’accoucher de cet enfant mort. Et la senior de répondre à l’étudiante alors ébahie : « Réponds-lui qu’on n’a pas de folder pour ça ».

On imagine les désaccords que cela produit avec son éthique. Et donc quel renoncement, adaptation par soumission ou infantilisation mais aussi fuite et réorientation de formation – comme l’orientation des jeunes sages-femmes qui affectionnent aujourd’hui davantage les blocs techniques spécialisés que les services de maternité généraliste. Cela conduit aussi à une série d’instruments de résistance, dont je ne citerai ici que quelques inventions : – cette infirmière de néonatologie qui a résolument décidé de rester présente au bébé quand il boit : elle chantonne tout en l’alimentant, même quand le monde s’effondre autour d’elle dans le service ! Pour qu’adossé aux vibrations de sa voix, le bébé trouve un point d’appui à ses premières expériences alimentaires et qu’elle-même tente de s’ajuster au rythme de la succion – la stratégie « des couloirs » d’un psy quand il va et vient d’un pas rapide d’un service à l’autre : « cela donne l’impression que vous travaillez et pendant ce temps-là, en fait, vous pensez au travail, vous ventilez et métabolisez les émotions ! » – l’indélicatesse scandaleuse à l’égard de la pointeuse quand vous persévérez à revenir le soir ou le week-end, en dehors de vos horaires, s’il y a un deuil dans le service et qu’on a besoin de vous – la stratégie du faux badgage de temps – la capacité de se tenir absent sur l’organigramme « ni vu ni connu » pour continuer de ne pas exister et ainsi garder sa liberté ou son bureau ou sa disponibilité pour les patients dont vous savez qu’ils n’ont pas les moyens de payer la consultation psy facturée à 35 euros – des présences maternelles passées au bleu dans la chambre néonatale de l’enfant etc.

Vous voyez, ces dispositifs appellent à un positionnement subjectif des soignants et de leurs chefs de service, que celui-ci aille dans le sens de la soumission, de l’adaptation, de la révolte ou de la résistance. C’est pourquoi je fais autant référence à Dejours, Agamben, François Emmanuel ainsi qu’à ceux qui ont parlé des impasses déréalisantes auxquelles menacent de conduire les dispositifs techniques, comme cela s’est passé avec l’entreprise nazie qui nous a conduit au comble de l’inhumanité. Mais quel culot d’évoquer ça en lien avec le Théâtre des naissances, direz vous ! Nous sommes pourtant sur un terrain social où il me semble que nous devons garder cette entreprise en mémoire afin de nous situer quant à la façon de considérer le corps humain et ses « productions » (gamètes, embryons, foetus, utérus… ), la façon dont nous le manipulons (je pense aussi à l’autopsie des bébés) et le sort que nous leur réservons, autant concrètement que dans le langage. C’est bien notre actualité de penser les dispositifs collectifs qui encadrent l’entrée et la sortie de vie, la procréation, la filiation, l’engendrement et l’établissement des liens. Nous devons garder à l’esprit combien les « dispositifs » convoquent par essence la docilité et le zèle des contributeurs, des penseurs comme des « petites mains » qui peuvent se transformer en larves décérébrées (Agamben), en petits fonctionnaires zélés (Dejours), en manutentionnaires et comptables (Fr. Emmanuel) quand ils consentent à ne voir leur contribution au travail que par le petit bout de leur tâche morcelée, sans en interroger ni le sens ni les effets. « Il faut supporter cette logique avec endurance et autocontrôle » écrit Dejours.

Et il faut bien du courage pour ne pas se taire. Comme dans l’exemple de cette dame, cadre de direction d’une clinique. Sous pression de sa direction financière, elle ne consentit pas à donner en sous-traitance le nettoyage du service de maternité à une firme extérieure, partant de l’idée que cela risquait de contrarier la qualité des soins. Les nettoyeuses sont en effet celles à qui les mères parlent comme à de simples femmes ou mamans, qui voient comment les mères sont auprès de leur bébé quand elles ne sont pas sous le regard des professionnels du soin. Elles participent de l’accueil, de l’ambiance du service. Elles sont des messagères concernant souffrances et ajustements maternels au bébé. Les remplacer par une firme extérieure lui semblait une bien mauvaise idée. Burn-out de cette femme sujette aux pressions de sa hiérarchie. Elle vint me consulter pour tenter de se sortir de cet étau où elle se trouvait prise entre son éthique de travail, ses convictions professionnelles et les injonctions de sa hiérarchie. Elle ne cèdera pas sur sa position mais il lui en coûtera… son emploi !

 

Sur la scène psychique – Théâtre de LA naissance

C’est dans cet environnement qui rend techniquement et légalement beaucoup de choses réalisables – et avec en toile de fond le turnover des politiques de santé et des pratiques sociales – que se déroule LA naissance. C’est-à-dire la venue au monde unique et particulière à chaque enfant qui dans bien des cas se passe heureusement plutôt bien, même très bien, avec des équipes qui se mettent au travail de façon respectueuse et ajustée.

La naissance, traumatique ?

Et effectivement, de l’ajustement et du respect, il en faut en regard des émotions et du formidable travail corporel, psychique et relationnel qu’une naissance implique ! La force, la violence qu’elle génère, le processus de séparation et la rencontre avec l’altérité la plus radicale en soi à laquelle elle renvoie, la place qu’il faut faire à l’enfant, dans le corps maternel, au travers du corps maternel puis dans la vie de la mère et autant dans celle du père, le saut générationnel pour les parents et leurs propres parents… Tout cela ne fait-il pas de la naissance un traumatisme en soi ?

Et puis, jamais on ne sait comment cela va se passer, si on va y arriver, si la rencontre se fera (ou pas) avec l’enfant, quelle équipe de parents on sera… C’est comme signer un chèque en blanc. La proximité pressentie du Naître avec la mort active force et vulnérabilité dans ce moment de transparence psychique dont Bydlowski a bien parlé. Ce mouvement d’ouverture sensible, cette vulnérabilité sont indispensables pour pouvoir rencontrer celle du bébé, s’identifier à lui et à sa détresse primordiale et pouvoir ainsi entendre ses appels, y ajuster notre portage psychique et physique. Ce n’est pas facile de s’ouvrir à un tel inédit dans la perte de maîtrise que cela implique.

Nous savons que la grossesse physiologique va de pair avec une grossesse psychique. Elle se passe sur fond du théâtre intérieur des devenant-parents, là où se déploient fantasmes, rêveries, inquiétante étrangeté et désirs. Nous savons qu’en amont de la naissance il y a les traces laissées dans notre corps, dans l’épaisseur de notre psychisme de la façon dont nous avons été nous-mêmes considérés dans ce premier chapitre de vie. Si on a été considéré sans respect, oublié, effracté parfois, la naissance de l’enfant peut alors se faire caisse de résonance de ces vulnérabilités psychiques, de ces premiers traumas (mais pas toujours, ce n’est pas un passage obligé)… C’est comme un bord côtier qui fait se lever le tsunami, produit par l’onde de choc née de l’autre côté d’une mer intérieure. En milieu obstétrical, les simples paroles des soignants produisent parfois cette onde de choc… Un accouchement peu facile, une césarienne servent d’activateurs.

Au fond, on sait rarement si le psychisme du parent naissant va (ou non) être débordé par cette aventure là. Car le plus souvent, nous ne savons pas ce qui existe en amont dans le vécu et le psychisme parental. (Et je ne parle pas ici de psychopathologie parentale connue précédant l’enfantement – Cela c’est encore une autre histoire).

Quand la psyché a besoin d’événements extérieurs

Je ne sais plus qui disait que la psyché a besoin que quelque chose lui arrive de l’extérieur, comme pour pouvoir donner un visage à ce qui vient masqué de l’intérieur et qui s’appelle désir ou pulsion. Un fait insignifiant peut prendre valeur de répétition traumatique et mettre en péril un équilibre précaire. Comme dans cet exemple clinique où, alors qu’on craignait une malformation foetale, la parole rassurante du médecin vient annoncer gaiement : « Votre enfant n’a rien ». C’est pourtant cette parole qui fait vaciller la mère. Elle-même était née avec « quelque chose au visage » qui la rendait impossible à regarder par sa mère. Et ce « Rien », cette annonce de l’enfant qui n’a rien se transforma alors pour elle en : « un enfant qui n’est rien », rien pour elle, avec l’absence d’attachement maternel qui en découlera. La répétition peut ainsi provoquer des désastres. C’est ce que je déploie longuement dans le livre avec le cas clinique de Joyce. Pour cette femme, il faudra en passer par la répétition, aller jusqu’à manquer de mourir au terme d’un accouchement traumatique pour saisir à quoi elle a échappé à sa propre naissance… Et que nous saisissions ce qui avait échappé jusque là à notre entendement, au sien comme au mien, dans son travail d’analyse. Dans ces effets d’après coup, un trauma peut en cacher un autre. Un trauma réel peut actualiser une scène originelle restée sans figuration possible et faire sortir les fantômes de la nursery chers à Fraiberg.

Les naissances traumatiques

Mais il est des naissances qui sont traumatiques même en milieu psychique « bien tempéré ». Parce que des événements surviennent avec leur poids de réel en cours de grossesse ou autour de l’accouchement : syndrome génétique, menace pesant sur la grossesse, rupture utérine, prématurité, accouchement chaotique, mort de l’enfant, de la mère… Quand on doit faire face à l’inattendu, aux choses qui se passent mal, à une mauvaise annonce, un diagnostic. Quelque chose vous tombe dessus et vous pétrifie. C’est « in-entendu ». On ne peut entendre, il faut le temps que cela se fraye un chemin dans les émotions, dans la pensée. La mort de l’enfant en est la figure la plus marquante. D’autant plus qu’elle survient dans ce contexte de toute-puissance médicale et d’idéalisation du bébé et de la maternité. Comment ces choses peuvent-elles échapper à notre désir, à la médecine ?

Le trauma réel ouvre alors souvent sur le théâtre intérieur parental, cadrant une petite lucarne sur la fameuse ambivalence maternelle inhérente au processus de parentalité et la culpabilité qui en découle. Pour oser le mettre en forme fugace mais bien symbolique, il faut en passer par des bricolages, des montages qui frayent une voie vers la symbolisation. Encore faut-il que quelqu’un se trouve dans les parages au bon moment et soit prêt à l’entendre et en soutenir la « figuration ». Comme ce fut le cas pour cette maman en MIC dont les jumeaux souffraient d’un syndrome transfuseur /transfusé » de mauvais pronostic. Elle « m’avait » fait cette belle installation sur sa table de nuit le jour de notre entretien hebdomadaire à son chevet. Elle avait ainsi disposé sur sa table de chevet l’échographie des jumeaux, posée sur une grande boîte de bonbons colorés en forme de lombrics dont la marque Aliens était inscrite sur l’étiquette ! « Installation » de son théâtre intérieur par lequel elle tentait de me dire qu’elle tenait déjà pour mort l’un des deux enfants. (Je fais ici référence aux travaux de Danièle Brun). Elle était animée de cette représentation impossible à partager qu’un des deux enfants « bouffait » l’autre en elle, le vampirisait. De ce fait, elle avait déjà composé avec la scène de la mort de cet enfant, de cet Alien en elle. « Qu’on ne vienne pas me dire de le sauver par une intervention risquée pour l’autre. Pour moi, il est déjà fini ». À ce stade de la grossesse où elle était occupée par le deuil de ce « foetus », l’équipe médicale envisageait de l’envoyer vers un hôpital universitaire pour y pratiquer une lourde intervention dans l’espoir de préserver les deux enfants.

Qui laissent chez le bébé des traces indéchiffrables…

En citant Torok à propos de la langue et des choses qui restent sans représentation, Alice Cherki nous dit : « Nous plongeons avec les analysants dans la catastrophe et la déréalisation mais nous le faisons avec une longueur d’avance que nous permet notre propre analyse qui est expérience de ce que crée l’attention aux mots ». Et j’ajouterais : et aux manifestations langagières du bébé. Car ces traumas, quand ils ne sont pas métabolisés par les parents, sidèrent leurs échanges fantasmatiques et émotionnels avec leur bébé. Cela peut faire chez le bébé des traces qui donnent lieu aux symptômes des premiers temps, comme en attestent les séances de Bébé Parents Accueil dont je donne plusieurs vignettes dans le livre. Le bébé se fait porte-parole de scènes oubliées, vécues dans le temps particulier du post-partum et qui se referment ensuite rapidement, comme les portes des mondes enchantés de Tim Burton (cf. son film Les enfants de Miss Peregrine) ! Ces traces indéchiffrables, nous essayerons des les dégager, comme des archéologues, délicatement sans faire de dégâts, pour remettre en circulation la psyché parentale.

Nous faisons attention aux mots énoncés au-dessus du corps du bébé – ces mots fragments qui comportent l’impensé – et à ce qu’ils provoquent comme effets somatiques. Comme pour ce bébé conçu par FIV avec donneur post-mortem. Né à terme, il était en néonatalogie du fait de difficultés respiratoires qui demeuraient inexpliquées. Jusqu’à ce que nous réalisions que l’équipe parlait de lui comme « le fils d’un cadavre », le considérant et manipulant sous l’effet de cette scène imaginaire dramatisée. Il a fallu écouter la mère parler du désir vivant légué de son vivant par son mari pour faire de cet enfant un enfant vivant au sein du service.

Nous portons sens aux lapsus et actes manqués que suscite la rencontre de l’altérité. Comme ce lait du biberon que j’ai un jour renversé en voulant le réchauffer au beau milieu d’une consultation mère/bébé, cet acte manqué qui ne m’appartenait pas et que je me suis vue faire – avant même de le faire – en réponse au non dit ou impensé que je pressentais. Le lait étant par moi irrémédiablement renversé et perdu pour ce bébé d’à peine quelques jours, sa mère se mit soudain à lui parler en anglais pour calmer ses pleurs de faim ! Lui disant avec conviction « Youll survive » – convoquant ainsi dans une autre langue sa propre survie à la mort de sa mère décédée dans des conditions d’une violence extrême que je ne peux relater ici.

Dans ce temps périnatal, il y a ces mouvements d’ouverture du psychisme qui sont magnifiques quand ils permettent le surgissement du lapsus ou du rêve. De telles productions signifiantes favorisent une mise en forme du trauma ou de la scène fantasmatique intérieure. Mais cela suppose une extrême disponibilité – à laquelle des médecins, des sages-femmes, des pédiatres savent d’ailleurs souvent faire – quitte à ce qu’ils adressent alors vers le psy de service ou vers un psy extérieur auquel ils se sont reliés et à qui ils peuvent de ce fait relier leur patient. Cela m’ouvre à parler du temps périnatal.

 

Le temps périnatal

Parler de ce qui se passe à l’hôpital, c’est parler de périnatalité. Là où je préfère parler de temps périnatal car c’est un temps plus vaste qui convoque l’expérience périnatale.

La périnatalité des équipes périnatales médicales est en effet un temps court, celui qui entoure la naissance et le post-partum immédiat. Au sens strict que certains défendent, la périnatalité ne concernerait donc que les équipes médicales et hospitalières ainsi que les psys qui travaillent dans les unités de soins néonataux sous la forme de ce qu’on nomme « travail de liaison ». Travail de liaison: terme horrible s’il est pris en son sens réducteur mais qui garde toute sa noblesse si on considère sa fonction d’agent de liaison entre la mère et l’enfant, les médecins et les différents services. Il est alors un bel instrument de lutte contre la déliaison à laquelle l’organisation des soins confronte. Ces psys-là sont « IN » intra muros, connectés aux équipes en prise directe avec les événements obstétricaux ou pédiatriques : unité de dépistage, MIC, NIC, maternité, PMI, morgue et tutti quanti.

Mais pour les « psychistes » que nous sommes, cliniciens d’adultes, de bébés et de tout-petits, la périnatalité est à prendre au sens que lui a donné Serge Lebovici, une période qui va du désir d’enfant aux 36 mois de vie. Et je préfère encore parler plutôt de « Temps périnatal » ou de « clinique en temps périnatal ». C’est une façon de dire que ce temps concerne aussi bien les acteurs de la périnatalité que tout un chacun concerné par ce qui s’y passe ou par ce qui s’y est passé. Si on accouche aujourd’hui à l’hôpital et si on y meurt, la naissance, pas plus que la mort n’appartiennent à l’un ou l’autre. Ainsi le psychanalyste peut être convoqué en un tout autre lieu et moment. Des événements de vie (deuil, divorce, perte quelle qu’elle soit, accident, grand parentalité) survenus des années plus tard peuvent réveiller des vécus périnataux. Nous ne pourrons répondre présents que pour autant que notre écoute y soit ouverte et sensible à ces temps fondateurs. L’analyste peut tout autant être convoqué en aval de la naissance qu’en amont, pendant la grossesse ou quand se questionne un désir d’enfant, ce qui donne alors une portée préventive à son intervention. Il peut aussi se trouver là juste au moment où cède le barrage, moment critique de la crise quand l’amont se précipite en aval à l’occasion d’un événement ayant valeur traumatique. Ou même quand il intervient en qualité d’accueillant en maison ouverte, en consultation avec des bébés, en consultation ONE…

Nous sommes donc censés circuler sur ce temps périnatal, ce qui me semble possible à la condition de faire sauter les clivages, les barrières entre l’intra muros et l’extra muros. Quand on parle d’intra hospitalier, extra, ambulatoire, on place en effet toujours le « in » quelque part qui est notre centre, notre demeure. Mais on ne prend alors pas en compte suffisamment la carte du monde du patient. Et on oublie qu’on est toujours le « in » d’un « out » ! Cela active des clivages inopérants. Penser en termes de temps périnatal m’a permis de dépasser les clivages institutionnels entre « équipes périnatales », « équipes en santé mentale » et « espace du privé ». Cela me permet d’essayer de délocaliser les choses pour englober la carte du monde du patient et sa circulation sur le territoire des différents professionnels. C’est pour moi un plaidoyer pour quitter nos représentations d’espaces « topo centrés » sur notre propre ombilic !

(Après, il y a toutes les orientations à prendre, à mesurer et décider au cas par cas. Quand nous relions-nous avec une équipe obstétricale ou quand restons-nous au contraire bien en retrait du monde périnatal ? Quand décidons-nous de poursuivre les séances dans le post-partum immédiat ? Avec ou sans le nourrisson ? Quand et comment revenons-nous vers le patient dont nous sommes sans nou- velles depuis la naissance ? Ceci est plus technique, on pourrait en parler demain).

 

Et la psychanalyse dans tout cela ?

Je préfère plutôt parler de « psychanalyse » que de psychanalyste. Pour ma part, je n’ai jamais jugé opportun d’être qualifiée de psychanalyste à l’hôpital – ni au centre de santé mentale d’ailleurs. Ce n’est pas ce que prévoient mes engagements et mandats professionnels. Les gens qui viennent à l’hôpital sont à mille lieues de cela et les collègues aussi. À partir de ce qu’ils lisent ou entendent dire par quelques analystes dans les médias, certains voient d’ailleurs (hélas) les psychanalystes comme s’il s’agissait de personnes « minéralisées », émotionnellement inaccessibles ou empreintes d’un savoir écrasant et objectivant.

Il faut pouvoir nous dépouiller de notre propre mise en scène – du théâtre de la psychanalyse – pour travailler au bord du lit, à la morgue, dans un couloir, dans un dispositif nomade… Ainsi qu’au domicile des familles, avec les plus démunis, ces enfants et parents dont je me demande souvent s’ils n’ont pas été tout simplement oubliés sur le bord du chemin de l’humanité. C’est du moins mon expérience là où j’ai travaillé. C’est pourquoi, pour travailler dans et avec ces équipes, je préfère le mot de « psychiste » que Delion nous a habitués à fréquenter.

Néanmoins, si j’ai choisi de mettre « Psychanalyse » dans le titre de ma conférence, c’est pour me différencier de la psychologie de liaison. Même si, je le répète, j’ai le plus grand respect pour ce mandat attribué au psy hospitalier d’être agent de liaison entre les services et le patient, d’être agent de liaison psychique, agent de symbolisation à partir de ce que les équipes pressentent comme souffrances et impensés. Personnellement, je n’ai jamais eu à me dire psychanalyste pour accueillir, dans ces mouvements transférentiels, les demandes qui s’y sont produites et les ouvertures symboli- santes qu’elles ont générées, les rêves et productions signifiantes. L’expérience, en parallèle du tra- vail à l’hôpital, de la psychothérapie en cabinet privé et du travail en santé mentale ont été très certainement les croisements féconds qui m’ont permis d’une part, de ne pas laisser la réalité obstétri- cale écraser la vie psychique, ni la réalité sociale prendre le pas sur la scène fantasmatique – d’autre part, de ne pas craindre qu’il faille du temps pour que se déploient les choses difficiles dans le transfert et oser y aller quand il faut à tout prix intervenir en urgence, ne pas laisser dire des mots qu’on sait ravageurs. Il faut cette expérience pour oser se laisser prendre comme un «médium malléable » (Marion Milner) par les collègues et patients… Pour ne pas céder sur le symbolique… Pour refuser de faire entrer l’expérience humaine dans les cases préformées de l’i dossier… Pour soutenir que si des machines existent qui mesurent les paramètres vitaux, nous avons également à construire nos propres instruments afin de mesurer les paramètres psychiques vitaux ! Ces prises de parti relèvent de « l’expérience » de la psychanalyse.

Aujourd’hui, ce sont surtout des jeunes psys qui sont engagés sur ces terrains. Peut-être est-ce qu’ils coûtent moins ? Peut-être les directions pensent-elles qu’ils sont plus malléables et moins sujets aux révoltes ? Comment donner les moyens à ces jeunes collègues de développer, à côté de leur pratique hospitalière, l’expérience des processus psychothérapeutiques au long cours ? Comment pouvons-nous les soutenir à rester dans une liberté de pensée, d’action, dans une liberté thérapeutique ? Quitte à les inviter à questionner les protocoles, à jouer avec les marges comme le fait le peintre Pierre Alechinsky avec ses « marginalia ».

Au point de bascule du partage des eaux

À l’ère du management, il nous est demandé d’être efficace, de faire et non d’être, d’appliquer des protocoles plutôt que d’avoir du temps pour la magie des commencements. « Comment garder du temps et de la disponibilité pour cette naissance ? », demande René Frydman. Il poursuit : « On était là avec les yeux qui palpitaient, des larmes qui venaient au moment clé, ce moment fugace qui vient, ce moment qu’on attend mais déjà qui est passé… Et tout à coup, l’instant suivant, on tombe sur des questions de T2A, de questions d’organisation, de sous… »

Garder le temps d’accueillir, de construire à plusieurs une layette psychique et soutenir la possibilité d’une narration autour du bébé à venir s’avèrent le lieu de notre travail et de notre résistance.

J’ai vécu un très beau cas clinique où une mère, hospitalisée de longues semaines en menace d’accouchement prématuré, a crocheté jour après jour une couverture pour son bébé avec la laine fournie par l’équipe. Chaque carré de crochet porté par l’enthousiasme de l’équipe était un jour gagné sur la prématurité. Jamais je ne vis la couverture en cours de réalisation ! Chez moi, la maman venait tricoter ses rangs narratifs sur le bébé à venir et sa maternité, à propos du père, de sa mère, de la transmission, entre cristal et risque de fumée… Il y avait là un travail d’équipe articulé, inédit, impossible à encoder dans le RIM. Et dont elle était en quelque sorte le chef d’orchestre puisqu’elle en dirigea les mouvements jusqu’à ce que la couverture terminée, le temps soit venu d’accoucher, presqu’à terme. Cette nécessite de recourir à la confection d’une layette, d’un portage et d’une écriture collective de la maternité et de l’enfantement, c’est ce qui court aussi tout au long du magnifique mais éprouvant livre de Valentine Goby. Dans son récit Kinderzimmer (Actes Sud), elle raconte une histoire de maternité(s) et de femmes dans un camp de concentration, entre travail forcé, layette et écriture. Les fils et les aiguilles trouvés on ne sait comment, les bouts de papier et de crayon pour écrire à tout prix de menus détails, qui seront des « embrayeurs de mémoire » (Siri Husvedt). Car il faut écrire, sauver l’instant pour pouvoir, un jour, des dizaines d’années plus tard, rendre à l’enfant son histoire, inscrire la vérité de son histoire singulière sur la toile de fond de la grande Histoire.

De telles heures, l’écriture ne peut rien sauver, sauf cette rosée dencre qui perle un moment au bord de la feuille, le temps de chercher les mots, puis s’évapore.

Péju encore !

Nous savons que c’est quand cette fugace écriture intérieure fait défaut que le récit insiste et va jusqu’à prendre la consistance de symptômes. Nous savons que c’est quand des souffrances demeurent non symbolisées que la demande d’écoute se fait insistante. C’est bien en ce point évanescent et singulier de la naissance où l’origine de chacun se trouve convoquée que les praticiens de la périnatalité croisent parfois les praticiens de la santé mentale, et parfois même des psychanalystes. Et si nous travaillons alors dans des temporalité et espaces différents, il me semble que nous avons tout intérêt à nous entendre. Ainsi parviendrons-nous à nous reconnaître et nous accorder pour accompagner nos patients en eaux périnatales – Ou à leur donner la chance de pouvoir explorer les traces laissées par la traversée parfois turbulente de cette zone de balancement des marées où s’originent les commencements. Je terminerai sur une ligne sensible en convoquant l’expérience inoubliable que j’ai pu faire dans la mangrove sénégalienne. Désireuse de sentir le moment de bascule des eaux, eaux douces et eaux salées, j’ai dû rester immergée un très long moment, guettant le moment où se produirait l’inversion des courants. Étrange moment soudain où s’éprouve le ralentissement du flux jusqu’à l’étale, puis cette soudaine inversion du mouvement, imperceptible d’abord jusqu’à ce que l’accentuation du courant soit si puissante qu’il emporte avec lui le baigneur dans les terres. Magique ! Ainsi rester patiemment, attendre et résister…

 

Résister ?

Mon invitation est que nous puissions résister à l’agitation des lieux et événements. Pour pouvoir rester au plus près de l’inattendu, du surgissement… Qu’il arrive dans un fauteuil, au bord d’un lit d’hôpital, sur un divan, au travers des régurgitations du bébé ou du lait qu’on renverse dans la cuisine d’un centre de santé mentale, sans savoir encore pourquoi.

Serait-ce cela la psychanalyse en temps périnatal ?

Écrire se révèle ici instrument de résistance. Pour rester dans la narration, dans l’épaisseur du début d’une vie humaine qu’on a vécue. Ralentir les rythmes le devient également. Et de telles résistances concernent autant les logiques du management hospitalier que celles du champ de la santé mentale où le temps nous est de plus en plus compté dans un mouvement qui tend à s’accentuer ces derniers mois. Pour conclure, je laisserai les choses ouvertes à votre réflexion avec cet extrait de Kinder- zimmer que je ne résiste pas au plaisir de vous lire (p. 102). La scène se déroule à l’atelier de couture du camp de travail.

« Le jour est le temps du complot, des connivences silencieuses entre les prisonnières accordées lento, retrouvant les gestes débutants, maladroits de la petite école, ligne de points irréguliers piqués sur chiffon blanc. Et cette nonchalance apparente épuise, demande l’effort constant de la pensée : se souvenir de ne pas nouer le fil ; se souvenir de coudre des points larges et d’utiliser du fil non doublé, qui casse mieux ; ne pas accentuer la cadence, et pour cela retenir le mouvement sans se laisser aller à une gestuelle automatique qui serait plus efficace, plus naturelle et viderait la tête, lui permettant de fuguer ailleurs, de ne pas être dans le fil, dans l’aiguille. Si elle l’oublie, l’ordre de l’Aufseherin le lui rappelle, vas-y mollo ! hurlé à l’oreille des Françaises après que l’Allemande ait demandé la traduction de « schnell », wie sagt man schnell auf Französisch ? Vas-y mollo ! chaque fois que l’Allemande attend une accélération de cadence et les femmes retiennent un rire dont elle ignore la cause et qui la met hors d’elle ».

 

Je vous remercie pour votre écoute

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