Anthropologie psychanalytique du racisme et de la xénophobie: l’effet Rémus, Francis Martens

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Xénophobie, corps étranger – L’effet Remus [1]

                                                                                  Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes que de nous à autrui

  Michel de Montaigne (Essais, II, 1)                                                                                                                        

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Sur fond de crise économique planétaire et de nationalismes semés à tous vents, le discours xénophobe resurgit sous des atours parfaitement corrects. Les actes suivent. Il règne comme un arrière-goût d’années trente. Une crainte exagérée ? Peut-être pas. L’anthropologie psychanalytique donne à penser que, si elle peut feindre de s’assoupir, la «bête» désignée par Brecht n’est jamais en repos. En quoi la métapsychologie éclaire-t-elle la problématique du racisme ?

Un fait divers donne à penser. Il recoupe, en une implacable unité de lieu et de temps, nombre d’éléments familiers à l’observateur des conduites dites «racistes[2] ». Dans l’espace confiné d’une prison surpeuplée, à la faveur d’une grève d’agents pénitentiaires excédés par leurs conditions de travail, des policiers de la zone Bruxelles-Midi sont amenés à remplacer les gardiens. Peu formés pour cette tâche imposée – encore moins motivés –, très vite ils dérapent : « Le 30 octobre, “quatre ou cinq” policiers encagoulés ont frappé un détenu, l’ont emmené au cachot et l’ont forcé à se déshabiller, avant de lui matraquer le dos et les testicules. Le prisonnier a alors dû réciter : “Le prophète Mahomet est un pédophile” et “Ma mère est une putain”, détaille le rapport de la commission de surveillance. Le même jour, des policiers frappent un détenu au visage avec une bouteille et arrachent l’oreille d’un troisième. Ils s’en prennent ensuite à l’un de leurs anciens collègues, incarcéré dans le cadre d’une affaire de mœurs. L’homme est harcelé durant plusieurs heures et menacé de se voir livré en pâture à ses codétenus avec l’étiquette de “pédophile”. Il finit par se trancher les veines et sera sauvé in extremis par les gardiens qui ont repris leur travail au petit matin[3]. » La description des faits ne s’arrête pas là, mais il est inutile de s’y étendre. On ne sait que trop qu’à la faveur d’une position répressive autorisée (prison) ou d’un rapport d’hostilité ouverte (situation de guerre), les pires exactions peuvent se commettre au moindre prétexte, notamment « patriotique » : les violences sexuelles perpétrées au pénitencier d’Abou Ghraib (Irak, 2004) en font foi. Dès 1915, Sigmund Freud écrivait : «L’État belligérant se permet toute injustice, tout acte de violence qui déshonorerait l’individu. […] notre conscience morale n’est pas le juge inflexible pour lequel la font passer les tenants de l’éthique, elle est à son origine “angoisse sociale” et rien d’autre. Là où la communauté supprime le reproche, cesse également la répression des désirs mauvais, et les hommes commettent des actes de cruauté, de perfidie, de trahison et de brutalité, dont on aurait tenu la possibilité pour incompatible avec leur niveau culturel. […] Cette guerre a suscité notre désillusion à un double titre : la faible moralité, dans les relations extérieures, des États qui se comportent, dans les relations intérieures, comme les gardiens des normes morales, et la brutalité dans le comportement des individus que l’on ne croyait pas capables de ce genre de chose en tant que participant de la plus haute culture humaine[4]. »

 

Violence et sexualité

Il est frappant de constater combien la violence et l’humiliation sexuelles font partie de l’ordinaire des conflits, au point de faire du viol une arme systématique de destruction des esprits et des corps (particulièrement en cas de luttes intestines, comme l’attestent les évènements du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie). Mais il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin. Plus familière que le Sud-Kivu, l’université de Stanford (Californie) nous offre, en matière d’humiliation sexuelle, un matériau iconographique aussi parlant que les photos d’Abou Ghraib. Ayant reconstitué les conditions pratiques d’un centre de détention dans les sous-sols de l’Institut de psychologie de Stanford University (en collaboration avec la police de Palo Alto), le professeur Philip Zimbardo y mena une expérience qui devait durer deux semaines, avec des étudiants volontaires et payés, sélectionnés en fonction de leur équilibre psychologique. Ceux-ci acceptaient de jouer, après tirage au sort, les rôles de garde et de prisonnier. Les gardes devaient assurer le bon fonctionnement de la prison : les pressions psychologiques étaient permises, il n’y avait en réalité de consigne stricte que l’interdiction de toute violence physique. Rapidement néanmoins, des rapports sado-masochistes violents, dignes d’Abou Ghraib, s’établirent entre les divers protagonistes, au point que Zimbardo – sur injonction de sa future épouse – dut se résoudre à interrompre l’expérience après seulement six jours. Intervenant une dizaine d’années après celle de Milgram (sur le consentement au rôle de tortionnaire sous couvert de soumission à l’autorité, Yale University, 1961-1963[5]), l’expérience de Stanford était censée vérifier l’hypothèse selon laquelle ce n’est pas tant quelque prédisposition individuelle qu’un type d’environnement qui favorise les dérapages en milieu carcéral. Elle fut bien sûr l’objet de vives critiques éthiques et méthodologiques, dissimulant mal la gêne face aux résultats observés. En effet, si le contexte social à lui seul peut favoriser l’émergence d’un comportement sadique chez tout un chacun, c’est plutôt gênant pour les tenants de la bonté intrinsèque du genre humain. Des années plus tard, Philip Zimbardo regroupa les divers phénomènes évoqués (Abou Ghraib y compris) sous le nom d’« effet Lucifer[6] ». Pathos mis à part, c’est une dénomination très adéquate. En effet, dans la tradition chrétienne, Lucifer – « porteur de lumière » – est un archange déchu : le rival même de Dieu, devenu, après sa chute, la personnification la plus radicale du « diable ». Or celui-ci, comme le suggère l’étymologie de son nom (du grec diabolos : jeter en travers), est par excellence celui qui défait, là où le processus de « symbolisation » (du grec sumbolon : jeter ensemble) tente de maintenir du lien. D’un point de vue psychanalytique, cette opposition semble proche de celle qui régit la vie pulsionnelle : pulsion sexuelle de vie (effet de liaison), pulsion sexuelle de mort (effet de déliaison[7]), sans oublier les connotations sexuelles très appuyées du « démon ». Cousin bien membré des satyres, ce dernier n’apprécie rien tant qu’apparaître lubriquement sous la forme d’un bouc. Freud pour sa part ne dédaigne pas la position de l’exorciste : « Celui qui réveille, comme je fais, les pires démons incomplètement domptés au fond de l’âme humaine, afin de les combattre, doit se tenir prêt à n’être pas épargné dans cette lutte[8]. »

Rétrospectivement, l’expérience de Milgram peut s’éclairer de celle de Zimbardo et, plus radicalement encore, de l’essentiel de la métapsychologie freudienne. Les sujets qui acceptent d’en torturer d’autres – apparemment sans autre motif que l’obéissance – ne font pas, dans cette perspective, que se soumettre à l’autorité : ils y prennent, consciemment ou non, un malin plaisir. Autrement dit, comme en tout cas de violence infligée ou subie, il s’agit là, au sens psychanalytique du terme, d’une scène éminemment sexuelle. Ceci d’autant plus que le « sens psychanalytique du terme » est lui-même ancré dans la sémantique étymologique du mot « violence », tout se passant comme si les quatre lettres du mot « viol » faisaient de celui-ci le paradigme de toute violence. Car, en effet, si « violence » est issu du latin violentia, de même origine que violo (violer), ce terme est lui-même dérivé de vis qui signifie « force exercée contre quelqu’un » ainsi que « viol », tandis que le pluriel de ce même vis (vires) désigne tout bonnement les parties « viriles ». Voici donc, dans le raccourci d’un seul et même mot, l’organe masculin rendu indissociable du viol et ce dernier devenu le prototype de toute violence[9]. Le recours à l’étymologie n’est pas qu’une manie érudite : en restituant la généalogie des mots, elle opère comme une véritable archéologie du sens. Il apparaît alors que ce dernier est toujours ancré dans ce que donnent à percevoir les organes dits « des sens », et qu’il n’est d’abstraction suffisamment abstraite pour ne venir s’ombiliquer dans l’expérience du corps[10].

 

Métapsychologie et anthropologie

Invoquer la métapsychologie ne va cependant pas de soi. Que veut dire encore ce terme à l’heure de la babélisation de la psychanalyse ? De son exil dans les limbes évanescents de la pensée « postmoderne » ? De son retrait sur des positions identitaires plutôt que d’ouverture au débat ? Il importe, avant de s’appuyer sur elle, de baliser l’essentiel de la découverte freudienne. Pour Freud, pionnier des futures neurosciences, la « métapsychologie » n’est rien d’autre que l’extension de la psychologie scientifique[11] à la dimension, conceptualisée par lui, de l’inconscient individuel sexuel refoulé. Scénographie obscure du désir, celui-ci reste hermétique à la conscience mais peut faire un retour, plus ou moins déguisé, dans les rêves, les actes manqués[12], les traits de personnalité, les divers symptômes où tente de s’amender l’angoisse inhérente au déferlement pulsionnel. Lieu purement conceptuel – dépourvu de matérialité propre – l’inconscient, tels les trous noirs en physique, n’est repérable qu’à ses effets. Dans son cheminement, Freud s’appuie sur ce que la psychopathologie lui révèle à gros traits pour déchiffrer progressivement ce qui est inscrit au filigrane de tous les humains. Il cartographie ainsi une réalité intime, familière à chacun, reflétée dans les mille facettes de l’art, mais jamais théorisée avant lui. Au départ, il pense que l’inconscient, tout comme le refoulement, est un trait pathologique typique de la névrose hystérique. Dans chaque cas, il repère, dans l’enfance, une séduction sexuelle traumatisante mais dont l’effet dévastateur ne se manifeste qu’après coup. Sur cette pierre d’angle, il bâtit l’essentiel de sa théorie de la mémoire. Au fil du temps, nuançant sa première approche, il relativise la séduction perverse. La notion d’une réalité psychique individuelle inconsciente, intrinsèquement conflictuelle, quelquefois même auto-traumatisante, finit par l’emporter. Il n’abandonne pas pour autant le registre de la séduction. Dans son œuvre, le sexuel se différencie de plus en plus du sexué, du génital, du génésique. La pulsion s’y démarque totalement de l’instinct[13]. La sexualité n’est pas un donné « naturel ». Sous l’empire de l’autre, chaque partie du corps, chacune de ses fonctions, mais aussi toute activité humaine, peut s’érotiser. De plus, telle la bourse de Fortunatus[14] cousue en anneau de Moebius, la notion de pulsion révoque toute solution de continuité entre le psychique et le biologique.

 

Séduction, intrusion, identité, territorialité

L’œuvre freudienne est tout d’abord une anthropologie. Plus encore : elle touche au fondement même de toute anthropologie. À sa lumière, en effet, les humains – de par leur faiblesse congénitale – apparaissent astreints à concilier deux régimes antagonistes aussi vitaux l’un que l’autre : celui du rapport pulsionnel aux objets[15] (sur le mode du tout et tout de suite) où s’inscrit le désir de vivre, et celui des normes culturelles (imposant retenue et médiations) sans lesquelles il est exclu de survivre, faute d’un minimum de concorde et de coopération. De ce point de vue, chaque culture n’est jamais qu’un type de recette, parmi d’autres, pour accorder pulsions individuelles et exigences de la vie collective. Capitale en soi, cette distinction ne manque pas non plus d’intérêt pour différencier les niveaux de la conceptualisation psychanalytique. D’un côté, la métapsychologie au sens strict, théorisant la condition humaine en tant qu’universellement soumise au régime pulsionnel de l’inconscient sexuel refoulé ; d’un autre, le regard porté sur l’aménagement collectif des pulsions, au gré des outils variables proposés par la culture aux enfants (par exemple : codification des relations « œdipiennes », en fonction du père dans notre société, de l’oncle maternel dans les îles Trobriand[16]). Il s’agit, à ce niveau, d’une dimension « mytho-symbolique », selon l’expression de Laplanche, dans laquelle la psychanalyse risque de se perdre si elle n’est pas solidement arrimée à la métapsychologie : « Si fascinantes que soient ces structures de compréhension, et bien sûr, au premier plan, le complexe d’Œdipe, l’analyse n’a pas à engager et encore moins à compromettre ses vérités comme coïncidant avec leurs “vérités”. La psychanalyse – comme Freud avait la sagesse de le dire à propos de la symbolique – devrait se rappeler que ses grands complexes, comme bien d’autres mythes, sont explorés et explicités par bien d’autres disciplines que la sienne. À plus forte raison, ne devrait-elle pas en rajouter dans le mythique, en forgeant des schèmes prétendument canoniques comme le meurtre-du-père-de-la-horde-primitive. Mais surtout, la psychanalyse doit montrer sa différence d’avec la pensée mytho-symbolique, en élaborant un modèle susceptible de situer cette pensée et de rendre compte de sa fonction[17]. » À ce propos, si les modèles mytho-symboliques peuvent varier d’une population à l’autre, force est de constater que toutes les sociétés connues, chacune à leur manière, se sentent tenues de coder au minimum sept différences oppositives, garantes de l’identité individuelle autant que de l’ordre social. À savoir : différences entre les vivants et les morts, les humains et les dieux, les humains et les animaux, les hommes et les femmes, les parents et les enfants, les épousables et les non-épousables (prohibition de l’inceste), le permis et l’interdit en matière d’expression de la sexualité[18]. En ce domaine, les humains mènent tous au moins une triple vie : manifestation publique autorisée de la sexualité, pratiques sexuelles en privé, agencement pulsionnel inconscient. Notons, à ce niveau, la présence d’un critère de falsification virtuelle de la théorie psychanalytique, au sens poppérien du terme : que l’on trouve, dans l’espace ou dans le temps, une seule société qui ne codifie ni ne cadre en aucune manière l’expression des pulsions partielles (celle de la « sexualité infantile », au sens psychanalytique du terme), et c’est le modèle anthropologique freudien qui dans son entier s’effondre[19].

Centrer la métapsychologie sur la pulsion n’est pas évident pour autant. À quoi peut-elle correspondre si elle ne se réduit pas à la face psychisée de quelque force vitale, ni à l’expression culturellement aménagée d’un simple instinct génésique ? Il faut avouer que Freud lui-même – louvoyant à l’occasion entre biologisme et mythologisme – n’est pas toujours éclairant : il laisse échapper quelquefois le mot « instinct », même si le courant de sa pensée le porte exactement en sens contraire. Par ailleurs, déguisée en Thanatos (seconde théorie des pulsions), la pulsion de mort n’apparaît pas au mieux de sa forme. Pour sortir de la confusion, il n’est pas inutile d’avoir recours aux développements les plus contemporains de la théorie psychanalytique. Dans l’œuvre de Jean Laplanche, la parfaite connaissance de l’héritage postfreudien (Klein, Lacan, etc.) s’ajoute à un corps-à-corps prolongé avec le texte de Freud – notamment au fil de l’élaboration du Vocabulaire de la psychanalyse (avec Jean-Bertrand Pontalis, 1967), de son enseignement à Paris VII[20], et de la traduction des œuvres complètes[21]. Ce n’est pas trop pour baliser le cheminement de Freud : solitaire malgré de nombreux disciples, largement auto-analytique, et non exempt à ce titre de réactions auto-immunes. Survolant l’ensemble du paysage, Laplanche excelle à en débroussailler les sentiers, à en dégager les lignes de force, par-delà de temps à autre les progressions à reculons et les apparents reniements du marcheur. Comme un chien de berger, il lui arrive d’avoir à remettre dans le chemin freudien quelques textes de Freud : c’est là ce qu’il appelle son « infidèle fidélité ». L’aboutissement du travail se noue, en 1987, dans la « théorie de la séduction généralisée[22] » et s’affine dans les écrits ultérieurs, toujours plus épurés. Dans son volume le plus récent (rassemblant les écrits de la période 2000-2006), Laplanche campe la « situation anthropologique fondamentale » : celle de la nécessaire relation, au cours des soins précoces, entre un enfant dépourvu d’inconscient et de montages sexuels génétiques, et un adulte « qui a un inconscient tel que la psychanalyse l’a découvert, un inconscient sexuel, fait essentiellement de résidus infantiles, un inconscient pervers au sens des Trois essais[23] ». La genèse de la pulsion découle, dans cette perspective, de la séduction « originaire » tout autant qu’indispensable de l’enfant par l’adulte – registre primordial dont la séduction infantile perverse, affleurant dans l’hystérie, n’est que la déformation pathologique.

Les observations de René Spitz sur l’hospitalisme et la dépression anaclitique, prolongées par celles de John Bowlby, mettent en évidence l’insuffisance, au début de la vie, de soins purement fonctionnels[24]. Sans les risettes, les câlineries, les petits agacements, sans l’identification érotisée de l’adulte au corps de l’enfant, ce dernier – quelle que soit la qualité du lait et des soins – peut sombrer dans le marasme et ne pas y survivre. Or, cette part d’érotisation, qui vient lester l’agir le plus fonctionnel, est pour l’essentiel inconsciente. Tant pour l’adulte que pour l’enfant, elle reste largement énigmatique. Destinataire d’excitations inesquivables, qui sont autant de perceptions excédant la simple satisfaction du besoin, le nourrisson – pour ne pas être submergé – est obligé, selon la terminologie freudo-laplanchienne, de « traduire » ces messages lestés par l’inconscient de l’adulte. Dans la fameuse Lettre 52[25], extraite de sa correspondance avec son alter ego Wilhelm Fliess, Freud explique que lorsque quelque chose de significatif se présente à nous depuis l’extérieur, nous l’intériorisons sur le mode d’un « signe de perception » encore inaccessible à la conscience. L’inscription dans une mémoire, devenue progressivement consciente, passe par diverses réinscriptions traductives laissant à chaque fois, comme dans toute traduction, un reste. C’est dans ces reliquats intériorisés d’excitations initialement exogènes, c’est dans ces parties de messages ayant échappé à la traduction, que Laplanche – théorisant toujours au plus près du corps – situe les objets-sources de la pulsion. Dit d’une autre façon, le refoulement auto-défensif, constitutif du noyau pulsionnel de l’inconscient, porte avant tout sur le trop d’excitation « séductrice » déversé inconsciemment par l’adulte en l’enfant. Dit encore autrement, le sexuel au sens freudien est « implanté » par l’autre, au gré des modulations de son propre inconscient. Dans les cas pathologiques, il est violemment « intromis », suscitant des défenses en proportion. Dès lors, qu’il s’agisse d’implantation ou d’intromission, dans le modèle freudo-laplanchien la mise en place du sexuel dans la relation à l’autre s’avère forcément intrusive, et elle ne se confond nullement avec une maturation biologique programmée de la fonction génésique. En outre, l’inconscient de l’adulte ne peut qu’entrer en résonance avec ce que représente pour lui le sexe de l’enfant. En France, il y a quelques années, une enquête (évoquée par Danielle Rapoport) donnait à penser que les mères se décidaient plus volontiers à allaiter leurs fils que leurs filles, que les garçons étaient sevrés plus tard et qu’ils avaient droit à des tétées plus fréquentes et plus longues. La modulation inconsciente des soins, en fonction de la sexuation des corps, pèse forcément sur l’ancrage de l’identité. Bien que sans rapport naturel, sexuation, sexualité, genre, apparaissent ici fortement liés. Si le sexuel, au sens freudien, dépend spécifiquement de l’impotence prolongée des corps – et non pas de leur sexuation – nul doute que celle-ci ne le polarise radicalement. Quand les Beatles érotisèrent pour les garçons la mode des cheveux longs, nombre de mâles purs et durs (c’est-à-dire d’une grande fragilité) décompensèrent dans la violence en donnant « une leçon à ces pédés ». Comme en témoigne la constance du viol et de l’insulte sexuelle dans les situations de compétition et de revendication identitaires, sexualité et territorialité, sexualité et identité, sont aussi clairement liées que sexuation et genre. On comprend mieux tout à coup la nature des égarements policiers bruxellois.

 

Prématuration, transmission, identification, projection

Pour revenir à l’étymologie, le mot « sexe » s’établit significativement à partir du latin sexus construit sur le participe passé secatum du verbe secare, couper. Il rencontre ainsi le mot « signe », dérivé de signum, héritier du même secatum, désignant ici la marque faite par incision. Autrement dit, sexe et signe sont des cousins étymologiques (et la circoncision apparaît comme le prototype du signe). Il reste toujours intéressant, enfin, de revenir aux comportements réputés déviants ou pathologiques. Ceux-ci, comme on l’a noté à propos de l’hystérie, ne sont souvent que le grossissement du tout-venant. De ce point de vue, une pratique significative est celle dite du « nursing ». Il s’agit d’une spécialité sado-masochiste où des praticiennes bien outillées (quelquefois déguisées en infirmières) proposent aux amateurs (quelquefois langés) de vigoureuses prises en charge. Au gré des scénarios, la contention et l’immobilisation du corps s’agrémentent de pénétrations, de lavements et de stimulations douloureuses diverses, le tout à tonalité médicale. À première vue, ces pratiques paraissent révulsantes aux non-adonnés. Mais elles ont aussi quelque relent d’« inquiétante étrangeté », au sens freudien de retour déguisé d’un déjà-connu. En réalité, les soins éminemment stimulants dispensés au gré du nursing pervers s’apparentent sans mystère à ceux prodigués au fil du nursing commun. Ce qui change, c’est l’âge et la liberté de choix des bénéficiaires. Les vrais bébés, totalement impuissants et journellement intrusés, sont assaillis d’inesquivables baisers. Ils ont droit à des prestations gratuites mais sans aucune voix au chapitre. S’ajoute à cela que les soins précoces visent tout particulièrement les orifices du corps : là où les zones muqueuses constituent un espace de transition particulièrement sensible entre l’extérieur et l’intérieur[26], là où il est dès lors difficile de faire la part entre l’excitation du dehors et celle du dedans. De ce qui précède, retenons surtout que chez tout humain – quelle que soit son histoire – il y a place pour un fantasme[27] d’intrusion sexuelle, et par conséquent pour les divers modes d’autodéfense associés.

Arrivé à ce point d’un chemin qui tente d’épouser les implications d’une réalité concrète, il n’est pas inutile de s’interroger sur les péripéties qui ont abouti à produire le plus grand prédateur à partir de l’être, à sa naissance, le plus démuni. En effet, une question rarement posée, qui devrait pourtant intéresser psychanalystes autant que biologistes, touche à l’étonnante survie d’Homo sapiens. Comment se fait-il, après l’irruption dans le genre homo d’une espèce aussi bancale que la nôtre, il y a plus ou moins 200 000 ans, que nous soyons encore là pour en parler ? Rien de plus surprenant. Car si nos robustes cousins les chimpanzés (Pan troglodytes, dont nous partageons le patrimoine génétique à 0,27% près) semblent faits pour durer, la mutation qui a donné lieu à notre espèce avait tout pour être létale. C’est-à-dire pour déboucher sur le trépas des individus avant leur reproduction. Côté survie, en effet, la néoténie humaine semble plus problématique que celle observée chez certains insectes capables de se reproduire à un stade d’apparence larvaire[28]. Chez l’homme, elle se double d’une fragilité telle qu’elle rend la survie improbable sans une prise en charge des petits par le groupe des années durant. En contrepartie, leur statut de prématuré, dont le cerveau à 3 ans (en plein « Œdipe » !) n’a pas atteint les trois quarts de son volume, ouvre un large champ à l’expression de certains gènes sous l’influence du milieu (épigénèse). De même, à la faveur de la plasticité neuronale et synaptique, elle permet un modelage diversifié, à nul autre pareil, du réseau neuronal et du comportement. Au point que, paraphrasant Bourdieu, Jean-Pierre Changeux peut parler d’« habitus neuronal » pour souligner l’impact de l’environnement sur les configurations neurosynaptiques[29]. Dans Le pouce du panda, le biologiste néodarwinien Stephen Jay Gould souligne : « Les primates, comparés aux autres mammifères, ont un développement lent, mais nous avons accentué cette tendance plus qu’aucun autre mammifère. […] L’accroissement de la taille de notre cerveau est, au moins en partie, dû au report de la rapide croissance prénatale à des âges plus tardifs. […] Nous sommes au tout premier chef des animaux capables d’apprendre, et notre enfance prolongée permet la transmission de la culture par l’éducation[30]. » En 1926, le biologiste hollandais Louis Bolk a nommé la néoténie humaine « fœtalisation ». Il a mis en évidence le fait que, sa vie durant, l’homme ressemblait à « un fœtus de primate génériquement stabilisé » : absence de pelage, de pigmentation, etc. « La femme est à ce point de vue plus fœtalisée que l’homme », remarque Bolk. Selon lui, le ralentissement de croissance, typique du genre humain, serait dû à une anomalie endocrinienne. Cet événement fortuit serait le point de départ modeste de l’humanisation : « Le retardement de l’évolution a pour conséquence nécessaire la communauté de vie prolongée de deux générations consécutives. Dans ce fait, se trouve pour l’homme le fondement biologique de sa vie sociale[31] ». Trente ans plus tôt, dans un texte situé à l’interface des neurosciences et des sciences humaines, Freud remarquait déjà que le nouveau-né, voué par sa prématurité à l’Hilflosigkeit (l’incapacité de se secourir par lui-même), était totalement démuni face à la montée des excitations tant endogènes qu’exogènes : « L’organisme humain ,souligne-t-il, est tout d’abord incapable d’amener l’action spécifique [de suppression d’une excitation pénible]. Cette action se produit au moyen d’une aide étrangère, quand une personne ayant de l’expérience est rendue attentive à l’état de l’enfant du fait de l’éconduction [décharge manifestée, par exemple, par un cri], qui emprunte la voie de la modification interne. Cette voie d’éconduction acquiert ainsi une fonction secondaire extrêmement importante, celle de se faire comprendre, et le désaide[32] initial de l’être humain est la source originaire de tous les motifs moraux[33]. »

On avait déjà souligné que la prématuration du petit d’homme – sa longue dépendance à l’autre pour sa survie – faisait le lit de la sexualité et corrélativement d’une sensibilité particulière à l’intrusion. On remarque à présent qu’elle ouvre le champ à la plasticité cérébrale qui, couplée à la longue coexistence entre les générations, offre des possibilités extraordinaires à la transmission et à l’apprentissage. Cerise sur le gâteau, Freud ajoute que ce besoin d’assistance radical des enfants est à la source des comportements moraux. Nul doute en effet, qu’homo prématuré, devenu sapiens, n’ait dû son salut qu’au fait d’avoir muté génétiquement au sein d’une société de primates déjà très coopératifs. À ce propos, l’étymologie – toujours elle – nous signale que l’éthique n’est rien d’autre que la niche écologique du genre humain. Le mot « éthique », en français, via le latin ethica (morale), se rattache au grec éthos ou èthos (coutume), lequel signifie aussi « mœurs des animaux » et, au pluriel, « séjour habituel d’une bête[34] ». Étymologiquement donc l’éthique et l’éthologie sont voisines, mais elles sont plus proches encore du fait d’une impérieuse nécessité. Du point de vue d’Homo sapiens, la solidarité (c’est-à-dire l’aboutissement le plus achevé de la coopération, de l’échange et de la réciprocité) se trouve non seulement au fondement transculturel de l’éthique mais à la base même de nos conditions de survie. Last but not least, la prématuration originaire appelle aussi l’éclosion d’un langage qui ne soit pas que signaux. En effet, les aptitudes sensorielles et cérébrales de l’enfant sont largement en avance sur ses capacités motrices. Ce qu’il ne peut atteindre, il lui est possible de le dévorer des yeux : avant d’arpenter le jardin il peut en intérioriser les allées. Autrement dit, si ceux dont il dépend ne se présentent pas quand il faut, par-delà ce manque il peut se les re-présenter. En observant son petit fils Ernst (âgé d’environ 18 mois), Freud a joliment repéré deux moments où l’absence immaîtrisable de l’autre s’exorcisait activement dans la symbolisation : en l’absence imposée de sa mère, Ernst se lance activement dans un jeu de disparition-apparition au moyen d’une bobine reliée à un fil, et double bientôt cette alternance de deux mots : o-o-o-o (pour fort, loin) et da ! (là[35]). Sur fond d’Hilflosigkeit, les alternances de présence et d’absence font le lit de la symbolisation et par là du langage.

Jacques Lacan s’est fort intéressé à cet aspect des choses, tout en insistant sur les conséquences de la fœtalisation au niveau du regard : « C’est en fonction de ce retard de développement que la maturation précoce de la fonction visuelle prend sa valeur d’anticipation fonctionnelle[36]. » « Le complexe de l’intrusion[37] représente l’expérience que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit, lorsqu’il se connaît des frères.» […] Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie […] mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé. Ici encore la jalousie humaine se distingue donc de la rivalité vitale immédiate, puisqu’elle forme son objet plus qu’il ne la détermine ; elle se révèle comme l’archétype des sentiments sociaux[38]. » « C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord […] dans une ambivalence primordiale qui nous apparaît […] en miroir, en ce sens que le sujet s’identifie dans le sentiment de son Soi à l’image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment[39]. » « De même c’est dans une identification à l’autre qu’il vit toute la gamme des réactions de prestance et de parade, dont ses conduites révèlent avec évidence l’ambivalence structurale, esclave identifié au despote, acteur au spectateur, séduit au séducteur[40]. » Ce court assemblage, auquel prête le style de Lacan[41], apporte une dimension supplémentaire à notre propos. Chez Lacan, le corps de l’autre s’appréhende le plus souvent par son image, et le corps propre via les signifiants dont il permet l’inscription. Cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes métapsychologiques (par exemple, quel statut donner encore à la pulsion si on la prive de l’«affect» qui la cheville au corps[42] ?), mais contribue à bien souligner la fragilité de ce qui vient ancrer l’identité. Si la perspective freudo-laplanchienne associe sécurité, sexualité, identité, intrusion, dans un rapport direct au corps de l’autre, chez Lacan l’irruption intrusive de celui-ci passe par le rapport spéculaire – inversé – à son image, laquelle est le premier support de la mienne. Dans ces parages, l’ambivalence règne en maître. Tout peut toujours basculer dans la haine et la projection. Car l’autre, en qui et par qui je construis ma propre image, est toujours susceptible de me la ravir. Dès lors, si « la jalousie est l’archétype des sentiments sociaux », le rapport paranoïaque à l’entourage ne l’est pas moins : nous sommes naturellement enclins à projeter sur l’autre à l’extérieur de nous ce qu’il y a d’autre, d’insoutenable, au-dedans de nous. Chez Laplanche (on y reviendra), dans l’alchimie de la séduction originaire, c’est la stimulation exogène qui finit par se transformer en excitation endogène, prête à nous submerger du dedans. Tant le registre implanté de la sexualité que les montages innés de l’autoconservation (tel le comportement d’attachement réinvesti par le sexuel) sont inséparables d’un vécu d’empiètement. Pour la psychanalyse, autrement dit, le fait que l’ambivalence et la projection fassent partie de l’ordinaire des relations ne découle pas d’une simple évidence socio-clinique : c’est la métapsychologie dans son entier qui atteste l’inextricable enchevêtrement du sexuel, de l’altérité, de la sécurité et de l’identité.

 

Figure de l’abuseur, image du voile

« Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, si juste, pour n’en oser parler sans vergogne ? », se demande Montaigne dans les Essais (III, 5). Pourquoi, en effet, à la manière des blagues politiques excellant à contourner la censure, les doubles sens, les sous-entendus vulgaires, s’avèrent-ils à ce point univoques ? Car la pluralité colorée des signifiants finit toujours par s’y réduire à la même poignée de signifiés nichés sous la ceinture. Claude Lévi-Strauss a remarqué que là où nous tendons normalement à manquer de signifiants pour l’étendue illimitée des significations, en cas de souffrance mentale grave la tendance s’inverse. Ce sont les signifiants qui apparaissent excédentaires alors que les signifiés se réduisent comme peau de chagrin[43]. Qu’on pense aux inlassables ruminations de la jalousie, à l’univocité des interprétations paranoïaques. Serions-nous tous en matière de sexualité affligés de paranoïa ? Freud, quand il analyse les ressorts du trait d’esprit[44], montre que c’est le fait de déjouer la censure, via l’économie d’énergie consacrée au refoulement, qui fait jaillir tout à coup le plaisir. Du moins quand le trait a réussi. Sinon, tout comme « l’action génitale » de Montaigne, il provoque aussitôt le malaise. Parmi les sept différences essentielles au maintien d’un équilibre viable entre pulsion et civilisation, celles qui portent sur la sexualité ne sont pas les moins délicates. Or, elles sont en proie à de vives turbulences s’il faut en juger par les vagues d’angoisse qui viennent se cristalliser en peurs collectives. Qu’on pense à la phobie du harcèlement et de l’abus sexuel qui parcourt l’Occident depuis plus d’une génération, à la désignation consécutive des pédophiles comme victimes expiatoires. Il n’est pas banal de voir tant d’adultes, en apparente bonne santé, s’identifier à ce point à des enfants sexuellement abusés. Il n’y a pas si longtemps, en Belgique, une bonne part de la population sombrait dans un délire collectif en soupçonnant les pères de la nation (membres de la famille royale, ministres, hommes politiques) d’orgies noires avec meurtres d’enfant[45]. Une telle rumeur, quand elle s’avère sans fondement, en dit long sur le désarroi de ceux qui la répercutent. Car, en réalité, rien ne permet de dire que le nombre d’agressions pédophiliques ait augmenté. Par contre, l’intrusion sensorielle ne cesse de croître dans les médias. Tout particulièrement au fil de ce mode d’expression parfaitement banalisé qu’est la publicité : il n’est jusqu’au moindre abribus pour héberger des images qu’on aurait jugées, il y a peu, pornographiques. Sans compter le déferlement de violence des jeux vidéo. Leur aptitude à symboliser ludiquement la violence est nulle, car ils la présentent en fait comme le mode ordinaire du rapport à l’autre. Cet inlassable matraquage ne peut qu’angoisser. La montée en force des comportements hyperkinétiques en dit long, de son côté, sur le peu de contenance de notre société. La réponse, sans surprise, est avant tout économico-pharmaceutique (méthylphénidate – Ritalinedit encore « pilule d’obéissance »). En réalité, chacune des sept différences évoquées plus haut est en proie à des recodifications de fond (mariage homosexuel, par exemple), quand ce n’est pas à la destruction sans débat du code en tant que tel (expositions vénales de cadavres sans sépulture, avec possibilité d’achat au détail[46]). On pourrait multiplier les exemples, mais un aspect surtout mérite d’être mentionné : tout ceci se passe sur fond de crise économique et de mouvements migratoires associés. En d’autres termes, nombre d’Occidentaux sont confrontés à l’irruption d’altérités sans mode d’emploi, en même temps qu’à la montée en visibilité d’anciennes immigrations – au moment même où leur sécurité matérielle est remise en question.

De même que la figure de l’«abuseur» donne forme aux peurs sociétales, via la sollicitation du fantasme universel de l’ennemi interne (en fait, le foyer pulsionnel difficilement maîtrisable), pareillement celle du «terroriste» vient réveiller les terreurs les plus archaïques. L’ennemi, ici aussi, se trouve à l’intérieur. Il y aurait beaucoup à dire sur l’emboîtement de la peur du terroriste dans celle de l’abuseur, de même que sur la mise en boucle médiatique – hypnotisante – de l’intrusion dévastatrice des Twin Towers. La fascination n’aide pas à penser. On peut repérer d’ailleurs quelque analogie de structure entre les figures symboliques, construites par les médias, de Marc Dutroux et d’Oussama Ben Laden : thèmes des complicités, du réseau occulte, de l’intrusion dévastatrice, de l’assassinat de victimes séquestrées. L’imaginaire, en tout cas, n’est jamais aussi débordant que lorsqu’il s’appuie sur des faits réels pour en exagérer la portée, au point d’amener certains à ne plus voir en eux que pure mise en scène[47]. La confusion est ainsi à son comble : tout peut basculer en son contraire, les ennemis deviennent interchangeables, on n’est plus sûr de ses amis. L’angoisse règne en maître. Nous ne sommes pas loin de ce cas de figure. En Europe, un phénomène significatif vient brouiller les repères philosophiques les mieux établis, en permettant à la peur de l’étranger – la xénophobie – de se montrer à visage découvert. Les passions déclenchées par la question dite du « voile islamique » (hijab) sont révélatrices. Le thème du voile, en effet, se trouve à l’exacte interface de la peur du terroriste et du malaise auréolant la sexualité. D’une part, il évoque l’islam, donc l’islamisme, le terrorisme, et par là tous les «arabes» (fussent-ils turcs), d’autre part, il s’agit de sauver les femmes (fût-ce malgré elles) d’un assujettissement sexuel dégradant. Or, il se fait que la locution « voile islamique » témoigne déjà en tant que telle d’un glissement révélateur. D’un côté, le voile n’a rien de spécifiquement islamique (l’islam n’en fait pas une obligation radicale, d’autres cultures le rendent obligatoire) ; de l’autre, le mot «voile», dans le contexte évoqué, ne désigne pas un voile : sa valeur sémantique a changé, le transformant subrepticement en foulard (un couvre-chef, tel qu’en portaient pratiquement toutes les femmes mariées dans nos campagnes, il n’y a pas si longtemps). Il y a un demi-siècle, une femme dite «voilée» était, pour tout francophone, une créature orientale au visage dissimulé. La seule qu’il avait vue était en général le capitaine Haddock[48]. En réalité, ce qui semble le plus dérangeant aujourd’hui dans le voile, c’est ce qu’il dévoile : l’altérité d’une population habituée à raser les murs qui peu à peu, à la faveur de sa bonne intégration, ose affirmer sa différence. Revenir au hijab, autrement dit, peut aller de pair avec la reconquête d’une identité bafouée, laissant ouverte en un second temps la question de son adoption ou de son abandon. Mais, chez les autochtones, le glissement sémantique contextuel du mot «voile» (pour désigner en fait le foulard) n’est pas sans conséquence : allégeant le mot (voile) d’une part de sa signification en désignant désormais autre chose (le foulard), il alourdit en retour l’image du foulard du poids imaginaire précédemment réservé au voile (la silhouette de la burqa) – dramatisant ainsi l’assujettissement des femmes. Ce tour de passe-passe ressemble fort à quelque ruse de l’inconscient. Il ne manque pas en tout cas de connotations sexuelles. Si l’on veut s’imaginer la grande peur antisémite des années trente (« Ils sont partout »), il suffit de prendre conscience de la suspicion machinale qui pèse aujourd’hui sur tout immigré musulman et, par extension, sur tout citoyen arabophone : tout ce qui est désigné comme «arabe» doit en fait prouver son innocence. L’équation populiste « arabe-islamiste-terroriste » ramène aux racines pulsionnelles de l’angoisse : là où, selon le modèle métapsychologique freudien, nous risquons toujours d’être pris à revers par un ennemi de l’intérieur. L’image de la burqa ressemble fort à un cauchemar de chambre d’enfant. Ne nous voilons donc pas la face. La xénophobie étant ce qu’il y a de mieux partagé, il vaut la peine de la ramener à ses traits les plus universels, en s’efforçant de ramasser, puis d’articuler, les éléments d’anthropologie psychanalytique et de réalité sociale ci-dessus évoqués.

 

L’effet Remus

Permettons-nous un excursus mythologique. Comme on sait, il n’est pas de tout repos d’être le protagoniste d’un mythe fondateur. On se souvient de ce qui est arrivé à Abel[49]. Pour Remus non plus, ce ne fut pas simple. Fruit, avec son jumeau Romulus, des amours coupables de Réa Silvia – une Vestale promise à la virginité – et du dieu Mars, il est exposé bébé, ainsi que son frère, sur les pentes du mont Palatin. Mais une louve et un pic-vert (animaux consacrés à Mars) prennent les enfants en pitié, les nourrissent et les sauvent. Après de multiples péripéties, Romulus et Remus décident de fonder une ville à l’endroit où ils furent recueillis. Ils confient aux présages le soin de leur indiquer le lieu exact. Remus se poste sur l’Aventin et aperçoit six vautours. Guettant sur le Palatin, Romulus en voit douze ! Ce sera donc là l’ombilic de la future Rome. Prenant avec lui ses bœufs et sa charrue, Romulus trace avec le soc un sillon pour délimiter le périmètre de la ville à venir. Dépité, Remus se rit de l’obstacle et le franchit d’un bond. Ulcéré par ce sacrilège, Romulus saisit son glaive et le tue.

Dans cette histoire, un double envahit le territoire d’un être écorché par sa propre histoire : enfant illégitime, nourrisson maltraité, à peine né il a failli mourir. Il s’ensuit un meurtre impulsif. Comme souvent, la mythologie anticipe poétiquement sur les cheminements de la théorie. Il faudra presque trois millénaires pour que Freud nous propose quelques outils aptes à démêler ce genre de péripéties. C’est, en effet, moins simple qu’il n’y paraît : Romulus aimait beaucoup Remus et demeura inconsolable… Comme toujours, la haine et l’amour habitent à deux pas, le bris des miroirs promet bien des malheurs. Un spécialiste du reflet, le docteur Lacan (disciple d’un autre psychiatre, suicidé devant sa glace, le docteur de Clérambault), nous a forgé, on l’a vu, une clef pour ce type de situations – laissant entendre le côté menaçant du proche pour l’identité. Plus l’autre, près de moi mais hors de moi, apparaîtra semblable à moi, plus, dans son regard, je saisirai le reflet de cet «autre» – étranger à moi – qui en moi me tenaille – vacillement qui pourra me mettre à mon tour « hors de moi ». Moins spectaculaire que le meurtre impulsif ou la jalousie passionnelle, le passage à l’acte paranoïde commun (par exemple, l’insulte raciste) fait partie de la vie quotidienne. Il procède, dans cette perspective, d’une réaction d’«autodéfense» face à un sentiment d’intrusion moins fondé sur des faits externes que dans la nature même de la réalité psychique. Pour Freud, redisons-le, cette dernière se confond avec celle de l’inconscient sexuel refoulé, lui-même issu des contraintes de la situation anthropologique fondamentale, au sens laplanchien du terme. À ce niveau, la rencontre – par nature «séductrice» – entre le corps de l’enfant et celui de l’adulte se solde pour l’enfant par la mutation d’un ex-citant en in-citant – c’est-à-dire en foyer d’excitation interne. Le bain, l’allaitement, les petits agacements, sont nécessairement érotisés et concourent à la mise en place d’un tel foyer. Il s’ensuit que, chez tout humain, il y a place pour un fantasme de séduction et qu’il faut peu de chose pour réveiller en quiconque un vécu d’intrusion. Les traits ainsi rassemblés marquent la spécificité de l’anthropologie psychanalytique, centrée sur les péripéties individuelles et collectives de la réalité psychique. Les mécanismes autoconservatifs y sont d’emblée infiltrés par le sexuel. L’identité y apparaît fondée sur la différence sexuée, elle-même lourdement lestée par ce même sexuel. Ainsi, c’est par sa constitution même qu’elle se trouve liée à ce vécu d’intrusion («implantation», «intromission»), confirmé à un autre niveau par la problématique de l’image intrusive du «semblable». Fondatrices de la vie pulsionnelle, ces expériences originelles le sont tout autant des mécanismes de défense qui s’y trouvent associés : refoulement, projection, passage à l’acte paranoïde. Sous cet angle, on peut donc faire l’hypothèse qu’en cas de fragilisation des ancrages culturels et/ou d’érosion de la sécurité économique, c’est un registre fondamental qui est mis en alerte, touchant au cœur même de l’identité. L’intensité des réactions de défense contre un autre externe (par exemple, un concurrent d’origine étrangère mais assimilé) sera dès lors à la mesure de la précarité des rapports avec l’autre interne (par exemple, une constellation pulsionnelle marquée par l’intromission). Dans cette perspective, tout passage à l’acte vécu comme autodéfensif dépend à la fois de circonstances socio-économiques externes et d’avatars «économiques»[50] intrapsychiques. Il faut ajouter que, lorsque la mise en péril découle d’un registre plus concrètement lié au sexuel (comme dans un conflit entre ex-conjoints à propos de garde d’enfant), il est d’autant plus difficile de faire la part entre réalité psychique et réalité évènementielle.

Rendus à ce point, il est possible de schématiser les dimensions évoquées et de voir si le modèle réalisé peut éclairer quelques obscurités socio-cliniques. Pourquoi, par exemple, une part de la population la plus christianisée d’Afrique a-t-elle exterminé l’autre part pratiquement semblable, avec une cruauté déterminée, plutôt que d’arriver à aimer ce prochain « comme soi-même » (Rwanda) ? Pourquoi l’insulte raciste apprécie-t-elle à ce point les invectives à thème sexuel ou animalier (« fils de pute », «pédé», «singe», «bicot») ? Pourquoi la pratique du viol est-elle à ce point systématisée dans les conflits interethniques ? Pourquoi tant de médecins français, d’origine autochtone, ont-ils dénoncé autant de confrères juifs sous l’occupation[51] ? Pourquoi tant de mères accusent-elles à tort leur ex-conjoint d’abus sexuel sur enfant[52] ? Pourquoi l’antisémitisme allemand a-t-il explosé, dans les années trente (génocide), alors que les juifs étaient précisément en train de s’assimiler ? Pourquoi les régions les plus riches de Belgique et de France (Flandres, Alsace) sont-elles à ce point séduites par l’extrême droite ? Pourquoi Romulus a-t-il tué le frère qu’il aimait tant, et qu’il venait de sauver des griffes du roi d’Albe ?

Présenté sous les formes de l’abscisse et de l’ordonnée, le tableau proposé situe l’agir d’un personnage (nommé « ego insécurisé »), en réaction à l’effraction ressentie de son territoire et/ou de son identité, et relativement au degré de proximité d’un autre, perçu comme plus ou moins semblable et/ou plus ou moins concurrent (nommé « autrui à proximité »). Par définition, les expériences précoces d’ego l’inclinent à un rapport spéculaire, qui tend à réduire autrui (au-dehors de lui) à la surface de projection de son autre inconscient (au-dedans de lui). L’axe horizontal (x) permet de graduer l’intensité d’une menace ressentie du côté de l’autoconservation (au sens sexualisé indiqué plus haut). L’axe vertical (y) échelonne cette intensité du côté du sexuel et du spéculaire (au sens de Laplanche et de Lacan). Tant le premier que le deuxième axe impliquent une sensibilité proprement humaine à l’intrusion. Les deux axes, en outre, coïncident avec les registres de la contiguïté et de la similarité (ou encore, de la métonymie et de la métaphore), deux modalités du «proche» chères à la sémiotique (science générale des signes) autant qu’aux productions de l’inconscient. À la frontière des processus primaire et secondaire (au sens freudien des termes[53]), les figures de la métaphore et de la métonymie apparaissent comme une interface entre les concepts de similarité et de contiguïté, d’une part, et les processus de condensation et de déplacement, d’autre part, mis en lumière notamment dans l’analyse du rêve. Le point zéro, à la naissance des deux axes, figure l’annulation de la différence et de la distance d’autrui à ego : point de vacillement où, mis hors de lui par une angoisse d’anéantissement, Romulus anéantit Remus. Du point zéro, on pourrait faire partir un nouvel axe (z), tracé vers l’arrière, qui introduirait une troisième dimension plus sociopolitique : celle du degré de protection accordé à autrui par les règles faisant norme pour le groupe d’ego. Par exemple, selon qu’autrui est homme ou femme, adulte ou enfant, apparenté ou non, homme libre ou esclave, citoyen ou métèque, colonisé avec carte d’«évolué[54] » ou indigène régi par le droit coutumier, originaire d’un pays ami ou belligérant, membre d’un groupe respecté ou discrédité, étranger sans papiers ou doté d’un permis, etc.

Les situations reprises dans le tableau ci-dessus illustrent divers degrés de distance critique d’autrui à ego, ainsi que les réactions qui s’ensuivent. Existentiellement, les concepts de similarité et de contiguïté s’originent dans les relations les plus archaïques, tout comme la pensée s’enracine dans le corps. L’étymologie, une fois de plus, renseigne ici sur les chemins du sens. La présence de l’autre (alter, en latin), aussi bien que son manque, est susceptible de nous «altérer». La fragilisation ressentie du territoire propre est liée autant à l’excès de concurrence, au sens commun du terme, qu’à un excès ressenti de proximité physique. La mise en danger de l’identité va de pair avec l’excès de similarité et avec le danger consécutif d’indifférenciation et d’intrusion par l’alter ego. La combinaison de ces traits produit « l’effet Remus » : une façon de mettre en rapport les aléas de l’économie psychique avec ceux de l’économie tout court. Dans la vie courante, l’insulte prototypique «Con !» a valeur de protestation virile, l’affront sexuel «Enculé de parodie de domination. L’invective animalière, de son côté «Vermine  tente d’expulser radicalement autrui du statut de semblable et de la protection accordée par les lois humaines[55]. La propagande antisémite identifiait les juifs aux rats et à la vermine. Des images, véhiculées par le cinéma nazi, renvoient à une insupportable contiguïté qu’on ne peut traiter autrement que par des moyens radicaux. Ainsi fut-il fait. Les juifs étaient devenus d’autant plus dangereux qu’en s’assimilant ils devenaient moins repérables, plus semblables : moins identifiables, en réalité, aux rats et à la vermine, mais tout aussi proches. Là où le rabbin à caftan et papillotes semblait ridicule, le confrère médecin apparaît redoutable. Le marasme économique fait apparaître tout à coup les « assassins du Christ » les « égorgeurs d’enfants[56] » comme de dangereux concurrents.

C’est un pareil contexte, lié à la pénurie causée par l’occupation tout autant qu’au vieil antijudaïsme devenu racisme antisémite qui poussa les médecins évoqués dans Le chagrin et la pitié à dénoncer leur confrères israélites. Au Rwanda, si l’on excepte quelques traits symboliques exacerbés par le colonisateur, peu de chose permet de distinguer un Tutsi d’un Hutu. Mais, sur les collines surpeuplées de ce pays agricole et dénué, bien avant le génocide on chuchotait que « lorsqu’il y a trop de pousses, il faut sarcler[57] ». L’intoxication médiatique fit le reste. Quant aux femmes qui, de bonne foi, diabolisent leur ex-conjoint en l’accusant à tort d’abuser de leur enfant, cette plainte surgit souvent du plus profond de la confusion amoureuse. Là, dans une exceptionnelle proximité, les signes et les corps se mélangent. Il faut peu de chose pour que l’ambiguïté érotique du jeu débouche, après coup, sur la certitude de l’effraction. Le droit de garde – objet convoité du litige – devient soudain l’enjeu d’une revanche et d’une peur viscérales. L’enfant réel est alors confondu, non sans dégâts, avec les blessures ravivées de l’enfance.

Que diable, enfin, ego insécurisé allait-il faire en Alsace et en Flandres ? Particulièrement stables, ces régions européennes ont un niveau de vie supérieur à celui de la plupart des autres. En matière d’immigration, elles ne souffrent d’aucun problème particulier. Grande pourtant est leur fascination pour le discours qui rend l’étranger coupable des malheurs du monde (voir les scores électoraux du Vlaams Belang en Flandres, et du Front national en Alsace). Écartelées entre des aires culturelles différentes, issues de péripéties historico-politiques déchirantes, ces identités régionales sont amenées plus que d’autres à accentuer le côté vertigineusement négatif de toute indifférenciation. Ainsi, les Flamands ne sont-ils ni des Hollandais, ni des Belges comme les autres ; les Alsaciens, ni des Français moyens, ni des Allemands. Les «arabes», par contre, toujours prêts à « incendier les voitures, voler les emplois, violer nos femmes », « c’est bien eux-mêmes qui sont pas comme nous-autres ».

Rendus ici, insistons sur le fait que, dans le droit fil de la métapsychologie freudienne, l’anthropologie psychanalytique se situe en amont des positions théoriques qui opposent le social à l’individuel[58], le contexte à la personnalité. L’« effet Milgram » tout comme « l’effet Lucifer » ou encore la « banalité du mal » selon Hannah Arendt[59] mettent en lumière l’impact de situations exceptionnelles sur le comportement extrême d’individus en réalité quelconques : nul besoin d’être des «monstres» pour perpétrer des actes monstrueux. D’autres, plus optimistes, tiennent qu’il n’est pas donné à tout le monde de devenir Hitler. La psychanalyse, plus spécifiquement, insiste sur la part de violence inhérente à notre rapport primordial à l’autre, sur l’aptitude de chacun à s’identifier défensivement à l’agresseur[60], sur la propension de la pulsion sexuelle de mort à s’exprimer sans limite pour peu que les règles collectives et le travail de la culture[61] – en chaque destinée comme au sein de l’espace social – ne viennent y mettre frein.

En tout cas, tant les rituels sociaux glanés au fil d’espaces les plus divers (désignation du «bouc émissaire»[62] dans les coutumes bibliques ; élimination du « roi sacré » dans certaines cultures africaines[63]) que le mécanisme individuel de « l’identification projective », décrit par Mélanie Klein, attestent avec constance l’universelle propension à charger l’« autre » des fardeaux d’autrui. Dans ce registre, un document (produit tout exprès, semble-t-il, pour les besoins de ce texte) témoigne d’une façon exemplaire de la projection en miroir de l’altérité pulsionnelle du chrétien sur l’altérité sociale du juif. Attribué à un certain Lambert, fils d’Onulf, composé vers 1117, à Saint-Omer (Flandres françaises), le Liber Floridus est connu surtout pour la beauté de ses enluminures. Florilège des idées reçues de l’époque, il réunit, dans un encyclopédique désordre, nombre de textes relatifs à la théologie, l’Écriture sainte, la littérature, les sciences naturelles, les mathématiques, l’histoire. En regard l’un de l’autre, les feuillets 231 et 232 du manuscrit conservé à Gand (Gent) nous interpellent particulièrement : ils représentent deux arbres aux troncs médians et perpendiculaires au large côté des pages. Leurs racines viennent se rejoindre dans la pliure centrale du livre. Identifié à l’hysope (recensée comme une essence particulièrement bénéfique dans la Bible), l’arbre de gauche se voit doté de rameaux fleuris. Au pied de l’arbre de droite (identifiable au schématisme de ses feuilles), se trouvent deux cognées prêtes à abattre un figuier dont il est dit dans l’Évangile que, ne portant aucun fruit, il ne mérite que d’être coupé (Luc, XIII, 6-9). Bien avant cet épisode, dans la Genèse, après la faute, Adam et Ève – découvrant soudainement la nature problématique de leur « nudité » – s’étaient couvert le sexe de feuilles de figuier (Genèse, III, 7). Un choix risqué si l’on songe que, dans le monde méditerranéen de l’époque, le figuier est attribué à Priape — un petit dieu difforme, aussi stérile dans ses étreintes que démesuré dans ses attributs[64]. De structure identique, les deux arbres – si le volume est ouvert – se font face en miroir. L’un et l’autre sont porteurs de treize médaillons ronds. Chacune des feuilles de l’hysope désigne une essence bénéfique (pin, térébinthe, rosier, buis, cèdre, olivier, cyprès, sapin, baumier, cannelier et platane) ; chacun de ses médaillons est occupé par un buste de femme, représentant chacune une vertu (fides, longanimitas, continentia, mansuetudo, patientia, castitas, gaudium, sobrietas, modestia, bonitas, renvoyant aux essences citées, ainsi que « espérance », spes, et « charité », karitas, qui occupent respectivement le sommet du tronc et les racines de l’arbre). Vide de représentation mais riche de texte, chacun des médaillons de l’arbre de droite propose, de son côté, le commentaire d’un trait moral négatif (emulatio, fornicatio, homicidium, ira, immunditia, luxuria, inimicitia, dissentio, rixa, invidia, contentio, ainsi que « désespoir », desesperatio, et « cupidité », cupiditas). Des versets, tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, viennent glorifier les vertus de l’arbre de gauche. Des citations de même origine invitent à l’éradication de celui de droite. De part et d’autre de chacun des deux feuillets, en gros caractères, est donné à lire le thème de l’allégorie : « Arbor bona – Ecclesia fidelium, Arbor mala – Synagoga » (le bon arbre, l’Église des fidèles ; le mauvais, la Synagogue). Là, s’arrête, édifiante, la lecture du clerc. Mais la vérité n’éclate qu’une fois le livre verrouillé. Car, sur une autre scène – échappant à la fallacieuse évidence du regard – dans l’intimité obscure, spéculaire et close du Liber Floridus, inexorablement les huit lettres inversées du mot Synagoga viennent se confondre avec celles en même nombre du mot Ecclesia — tandis que, sur chaque médaillon de vierge, vient s’inscrire la légende d’un vice : karitas campant désormais sur cupiditas, «chasteté» sur «luxure», et ainsi de suite. Le marquis de Sade n’aurait pas fait mieux. Ni même Freud. On voit où peut camper le « juif » dans l’imaginaire chrétien.

 

L’étranger comme ennemi

La xénophobie, comme son étymologie l’indique (du grec xénos, étranger, et phobos, peur), participe non point tant de la haine que de la peur de l’étranger. Les passages à l’acte racistes, on l’a dit, sont d’autant moins inhibés que son degré de proximité est vécu comme un empiètement excessif et/ou comme une ressemblance insupportable. L’étranger, néanmoins, est aussi celui à qui s’appliquent les lois dites « de l’hospitalité ». Un dernier recours à l’étymologie ne semble pas de trop pour éclairer notre propos. En français, sauf contexte précis, il est toujours ambigu de dire « mon hôte ». Ce mot signifie tant celui qui donne l’hospitalité que celui qui la reçoit, tout comme d’ailleurs le terme latin hospitem (accusatif de hospes) dont il est issu. Les choses se corsent quand on sait que hospes découle lui-même de hostis qui classiquement veut dire « ennemi » (d’où, en français : «hostile»), après avoir eu au tout début le sens d’«étranger», et plus précisément d’étranger avec qui on est lié par une relation de don et de contre-don. « Un hostis, précise Émile Benveniste[65], n’est pas un étranger en général […] hostis est “l’étranger, en tant qu’on lui reconnaît des droits égaux à ceux des citoyens romains”.» Cette reconnaissance supposant un certain rapport de réciprocité, une forme de convention, ne sera pas dit hostis dès lors tout qui n’est pas romain. «Hostis signifiera “celui qui est en relations de compensation” ; ce qui est bien au fondement de l’institution d’hospitalité.» Quand l’ancienne société romaine deviendra nation, les relations d’homme à homme, de clan à clan, peu à peu s’aboliront. Seule subsistera la distinction de ce qui est à l’intérieur ou au dehors de la civitas. « Ainsi, souligne le linguiste, l’histoire de hostis résume le changement qui s’est produit dans les institutions romaines. De même xénos, si caractérisé comme “hôte” chez Homère, est devenu plus tard simplement l’“étranger”, le non-national. […] Mais xénos n’est pas allé au sens d’“ennemi” comme hostis en latin ». En bref, des termes aussi bien différenciés, dans notre langue, que ceux d’ennemi, d’étranger, d’hôte, procèdent en réalité, au regard de leur hérédité indo-européenne, d’un univers juridique et sémantique commun. « Ceci ne peut se comprendre qu’en partant de l’idée que l’étranger est nécessairement un ennemi et, corrélativement, que l’ennemi est nécessairement un étranger. C’est toujours parce que celui qui est né au dehors est a priori un ennemi, qu’un engagement mutuel est nécessaire pour établir entre lui et Ego, des relations d’hospitalité qui ne seraient pas concevables à l’intérieur même de la communauté. » Ces citations d’Émile Benveniste, restituant la logique d’un glissement sémantique réparti sur plusieurs siècles, éclairent l’ambiguïté du mot «hôte» en français. Celui-ci garde en fait la mémoire de ce que, dans le contexte temporel de l’hospitalité, l’un est toujours l’obligé de l’autre et réciproquement. Mais Benveniste nous confirme surtout qu’entre «ennemi», «étranger», «hôte», la frontière est floue si le système contractuel réglant les rapports entre l’extérieur et l’intérieur n’est pas clairement établi. Ce bon ajustement, on s’en doute, s’avère délicat quand il s’agit d’étrangers de l’intérieur : par exemple, des travailleurs immigrés. Les anciennes cités grecques ou romaines ne connaissaient pas ce problème : leurs allochtones s’appelaient des «esclaves», ils faisaient partie d’un butin de guerre. Chez nous, le mot xénophobie atteste surtout la peur qui s’installe quand l’étranger de l’intérieur, faute d’un système de réciprocité bien défini, est ressenti comme ennemi. Cette défaillance du politique ne peut qu’accentuer les failles individuelles de l’économie psychique. Tout particulièrement, on l’a vu, la projection sur l’autre à l’extérieur de soi de ce qu’il y a d’autre d’angoissant au-dedans de soi[66]. Les défenses psychiques, comme celles de la cité, sont toujours susceptibles d’être prises à revers par quelque cheval de Troie : foyer pulsionnel inconscient ou foyer d’immigrés. L’hostilité, autrement dit, n’est jamais loin de la haine passionnelle. Chez des êtres à l’identité défaillante, cela peut déboucher impulsivement sur le meurtre raciste[67].

Un des pères de l’anthropologie sociale, Edward Tylor (1832-1917), a caractérisé de façon lapidaire le dilemme des premières sociétés humaines, organisées sur le mode de petits clans autorégulés : soit aller se faire tuer au-dehors, soit aller faire alliance en se mariant au-dehors[68]. Dans cette foulée, Claude Lévi-Strauss, dès sa thèse[69], a ramené le florilège des systèmes matrimoniaux à des structures d’échange. Plus radicalement, il définit la notion même de société en tant que système de coopération fondé sur l’échange, ce dernier étant garanti par des règles de réciprocité. D’un autre point de vue, le juriste Carl Schmitt (1888-1985), théoricien réputé du droit, fonde sa philosophie politique sur la notion sociale d’ami et d’ennemi[70]. Il indique que la notion d’hostis, celui avec lequel nous sommes en guerre, se distingue clairement de celle d’inimicus (autre mot latin pour «ennemi»), celui avec qui nous entretenons une inimitié privée. Dans cette perspective, le principe évangélique d’amour des ennemis (Matthieu, V, 44) s’adresse évidemment aux conflits privés, non aux ennemis politiques. Selon Schmitt, la notion de «politique» englobe celle d’«État». Ce dernier n’est jamais qu’une mise en œuvre particulière du politique dont la fonction spécifique, quel que soit son mode d’organisation, est d’assurer « la discrimination de l’ami et de l’ennemi[71] ». En dernière analyse, le pouvoir repose entre les mains de ceux qui peuvent désigner les ennemis. Concrètement, entre celles de ceux qui ont le pouvoir d’enjoindre à certains d’en aller tuer d’autres, au risque de leur propre vie. « Dans la situation extrême où il y a conflit aigu, la décision revient aux seuls adversaires concernés ; chacun d’eux, notamment, est seul à décider si l’altérité de l’étranger représente, dans le concret de tel cas de conflit, la négation de sa propre forme d’existence, et donc si les fins de la défense ou du combat sont de préserver le mode propre, conforme à son être, selon lequel il vit[72]. » Cette discrimination proprement vitale (notons que c’est l’«être» même qui est mis en jeu) devient problématique, on s’en doute, dès qu’il s’agit de désigner des ennemis de l’intérieur (c’est-à-dire protégés la plupart du temps par les mêmes lois que ceux dont ils troublent la quiétude ontologique). En cas d’urgence, l’État ne tiendra donc plus compte des règles de droit qui protègent l’ensemble de ses citoyens : il proclamera des « lois d’exception ». S’il est décidément trop faible pour ce faire, les plus résolus parmi les citoyens (se sentant menacés dans leur être) fomenteront un coup d’Etat pour résoudre eux-mêmes le problème. On comprend que le politique, pour Carl Schmitt, s’étend bien au-delà du droit constitutionnel. Il ne faut pas confondre légalité et légitimité.

Le style de Schmitt est à la fois minutieux et abstrait. La « notion de politique » s’y appuie sur des concepts, des notions juridiques, des avis philosophiquement autorisés, mais pratiquement jamais sur des situations et des enjeux réels. Bien qu’il fût partie prenante d’un moment particulièrement bouleversé de l’histoire, Schmitt ne dira jamais, par exemple : « Les Allemands, pensant que les communistes avaient incendié le Reichstag, se sentirent menacés dans leur être et pressèrent l’État d’édicter des lois d’exception[73]. » C’est pourtant un épisode qu’il vécut de l’intérieur. Dans un ouvrage autobiographique – Ex Captivitate Salus[74]Carl Schmitt en dit un peu plus sur la psychologie du rapport à l’ennemi : « Qui puis-je donc reconnaître enfin comme mon ennemi ? Manifestement celui-là seul qui me met en question. En tant que je le reconnais comme mon ennemi, je reconnais qu’il me met en question. Mais qui peut me mettre véritablement en question ? Il n’y a que moi-même. Ou encore mon frère. C’est cela. L’autre se trouve être mon frère, et mon frère se trouve être mon ennemi. Adam et Ève avaient deux fils, Caïn et Abel. Ainsi commence l’histoire de l’humanité[75]. » Tout à coup, la philosophie politique la plus aride, en évoquant l’autre du même, bascule dans le miroir et y retrouve des notions métapsychologiques et des personnages mythologiques familiers. Faut-il s’en réjouir ? Probablement non. Car ici, sur un mode proche de Heidegger (expert à noyer la politique d’extermination nazie dans les effusions d’un lyrisme creux[76]), Schmitt, après avoir aseptisé la xénophobie dans une anthropologie juridique abstraite, dépolitise la criminalité politique en la psychologisant. Proposer une théorie psychanalytique de la xénophobie ne participe évidemment pas de cet escamotage. Il s’agit plutôt de rappeler aux fervents de l’« identité nationale » dans quel champ de mines ils évoluent.

Schmitt, derrière l’austérité désincarnée du propos, fut en réalité très impliqué dans le siècle. Dès 1933, il adhère au parti nazi dont il devient le conseiller juridique ; il approuve les lois anti-juives et organise même, en 1936, un colloque dénonçant l’« esprit juif » dans la science juridique ; il reste Conseiller d’État jusqu’à la fin de la guerre. Les intellectuels de la Nouvelle Droite, tout comme pour Heidegger, tentent de réduire à du simple opportunisme ce malheureux engagement : il n’est pas donné à tout le monde d’être courageux mais cela n’entache pas l’essentiel de la pensée. On aimerait pouvoir les suivre sur ce terrain, mais c’est pur marécage. En fait, les fantasmes xénophobes de Carl Schmitt, son engagement dans le nazisme, sa philosophie politique sont tissés de la même étoffe. Ce n’est pas un hasard que le politique, chez lui, s’identifie in fine à la désignation des ennemis et à leur neutralisation, plutôt qu’à la recherche délibérée des alliances et des solidarités. La nuance est de taille. Si l’on en juge par son journal (intitulé Glossarium) rédigé de 1947 à 1951[77], son rapport à l’autre était plutôt paranoïde. Les propos qu’il y tient sur les juifs, bien après la fin de la guerre, ont paru à ce point délicats à son traducteur, commentateur et admirateur, Jean Doremus, qu’il a cru bon de les éliminer de ses commentaires. Il minimise par ailleurs l’antisémitisme et l’adhésion au nazisme de l’auteur[78].

Pourtant, c’est aussi rendre justice à Carl Schmitt de ne pas laisser dans l’ombre les vacillements qui sont au filigrane de son œuvre. Pas plus que le paranoïaque il n’est un monstre. Il illustre plutôt, en l’amplifiant, la fascination horrifiée pour l’« autre du même », toujours prête à expulser le corps étranger, et à ruiner le lien social : « Car les juifs restent toujours des juifs. Tandis que le communiste peut s’améliorer et changer. Cela n’a rien à voir avec la race nordique, etc. C’est précisément le juif assimilé qui est le vrai ennemi[79] », « les ennemis triomphent et apparaissent maintenant comme des victimes », « les Allemands sont, comme les juifs, eux aussi des pessimistes, des pessimistes métaphysiques. Les juifs et les Allemands sont donc frères. Leur haine réciproque n’est que la haine de frères ennemis », « Fais-toi dessiner un juif par un bon peintre chrétien, et à côté un âne, et médite cette image, médite quelques années », « lorsque, en nous-mêmes, nous nous sommes divisés, les juifs se sont sub-introduits.[80] Tant que cela ne sera pas compris, il n’y aura pas de salut. Spinoza fut le premier à se sub-introduire. […] les sub-introduits sont, quoi qu’il arrive, encore pires que les émigrés qui reviennent, et qui jouissent de leur vengeance », « Avec chaque enfant qui naît un monde nouveau naît. Pitié divine, mais alors chaque nouveau-né est un nouvel agresseur ! Et c’est bien cela, et c’est pourquoi les Hérode ont raison et organisent la paix. C’est ainsi donc que ce livre s’achève sur ce beau mot : paix[81] ! ».

Cliniquement, les propos de Carl Schmitt sont une parfaite illustration des thèmes métapsychologiques évoqués dans ce texte. La diabolisation de l’autre y règne en maître. Stylistiquement, son écriture fait penser à une transcription administrative du «¡Viva la muerte !» du général franquiste Millán-Astray[82]. Le nazisme n’y apparaît pas comme une monstrueuse exception : plutôt comme le produit d’une conjoncture malencontreuse, enrichie d’effet Lucifer et d’effet Remus. Pour paraphraser Brecht, « le ventre est à jamais fécond d’où ne cesse de surgir la bête immonde[83]». Seuls l’éducation et les choix politiques peuvent en pallier l’émergence. Pour l’anthropologie psychanalytique, la peur de l’autre, ses rationalisations, leurs dérives, font partie non seulement du lot commun mais de la pente machinale de l’humanité. Rien de plus normal en ce sens que le racisme. Mieux vaut ne pas l’ignorer.

Francis Martens, 2009

Publié dans Le Coq-Héron, n°211, Érès, Paris, 2011

et en version abrégée dans Anthropologie et Sociétés, volume 34, n°3, Université Laval, Québec, 2010

 

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Résumé

La xénophobie, comme son étymologie l’indique, participe non pas tant de la haine que de la peur de l’étranger. Sur l’autre, à l’extérieur de nous, vient se projeter ce qu’il y a d’«autre», d’énigmatique, d’angoissant, au-dedans de nous (ce que la psychanalyse nomme : « inconscient sexuel refoulé »). Les passages à l’acte consécutifs sont vécus comme des réactions d’autodéfense. Ils sont d’autant moins inhibés que l’autre est moins protégé par les lois du groupe, et/ou que son degré de proximité est vécu comme une intrusion : tant du côté du territoire propre (empiètement excessif), que du côté du sentiment de l’identité (ressemblance insupportable). L’antisémitisme européen fait figure de cas d’école. La peur des «arabes» s’inscrit dans son sillage. Deux axes, rapportés à la première théorie des pulsions chez Freud (interaction du comportement autoconservatif et de la pulsion sexuelle), ainsi qu’aux registres sémiotiques de la contiguïté et de la similarité, permettent d’illustrer l’«effet Remus» (Romulus anéantit Remus pour ne pas se sentir «anéanti») en faisant apparaître la cohérence d’agissements épars, induits par la diabolisation de l’autre.

 

Mots-clés

Anthropologie psychanalytique, antisémitisme, ennemi, étranger, Freud, identité, intrusion, Lacan, Laplanche, nazisme, proximité, pulsion, Schmitt, territoire, similitude, racisme.

 

Notes

[1] Une présentation succincte du modèle proposé dans ce texte, publié in extenso dans Le Coq Héron, 211, 2011, Paris, est parue dans la revue Anthropologie et sociétés, 34-3, 2010, Université Laval, Québec, sous le titre «Xénophobie et intrusion».

[2] «Raciste» : le terme, en se banalisant, a perdu une part de sa spécificité. Devenu politiquement incorrect mais redevenant de plus en plus présent sur la scène publique, le racisme est la rationalisation pseudo-scientifique en termes d’infériorité biologique liée à la «race», des opinions et conduites xénophobes. On sait que, par-delà quelques différences phénotypiques non significatives, il n’y a qu’une seule et même race humaine.

[3] Prison de Forest, Bruxelles, 22 septembre et 30 octobre 2009, Journal Le Monde, 20 novembre 2009 (je souligne). Depuis lors, ce détenu a réussi à mettre fin à ses jours. Ses bourreaux vaquent à leurs occupations.

[4] S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », dans Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, 1994, pp. 134-135.

[5] Voir S. Milgram [1961-1963], Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974. Notons qu’en 2009, à l’initiative du journaliste et producteur de télévision Christophe Nick, Jean-Léon Beauvois (enseignant et chercheur en psychologie sociale) a transposé l’expérience de Milgram de l’univers fictif de la recherche expérimentale sous label universitaire à celui des jeux télévisés et de la téléréalité. Sous les projecteurs d’une fausse émission et les encouragements soutenus d’une présentatrice, les sujets s’avèrent, plus encore que chez Milgram, aptes à torturer leur semblable : 62,5% d’obéissance dans l’expérience de Yale University contre 81% dans l’émission simulée « Zone Xtrême » (diffusée sur France 2, le 2 mars 2010). Voir l’article de Jean-Léon Beauvois en ligne sur son propre site de débats (« Libéralisme ou démocratie ») : http://liberalisme-democraties-debat-public.com/

[6] P. Zimbardo, The Lucifer Effect : Understanding how Good People Turn Evil, Random House, 2007.

[7] Selon la reformulation, par Jean Laplanche, de la seconde théorie freudienne des pulsions, pour pallier les insuffisances conceptuelles du couple Éros-Thanatos. Voir Jean Laplanche, « La soi-disant pulsion de mort : une pulsion sexuelle », dans Entre séduction et inspiration :l’homme, Paris, PUF, 1999.

[8] S. Freud, « Dora », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p 82. On croirait entendre Jean-Joseph Surin, exorciste tourmenté de mère Jeanne des Anges. Voir Michel de Certeau, La possession de Loudun, Paris, Julliard, 1970.

[9] A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1985.

[10] Par exemple, intellectus (latin) : compréhension, discernement, signification, intelligence, rattaché à intellegere : discerner, comprendre (formé sur inter : entre, dans l’entre-deux, et sur legere : recueillir, filer, mettre les fils en pelote, parcourir un lieu, choisir, ainsi que recueillir par les oreilles, recueillir par les yeux, passer en revue, lire). Dans la sémantique étymologique du mot «intellectuel» règne ainsi le discernement, l’aptitude à lire entre les lignes – elle-même reliée à l’art de la cueillette sélective, à celui de « lire dans l’entre-deux » (inter-legere) : tout à l’opposé de la fascination par l’un des deux. Lire, c’est «cueillir».

[11] À ne pas réduire à son seul versant expérimental.

[12] Dont Lacan dira joliment qu’ils sont des « discours réussis » : tel ce patient d’une grande prévenance et d’une exquise politesse – au profil obsessionnel parfaitement maîtrisé – qui prend congé de son analyste en lui tendant la main, et laisse échapper : « Eh bien, monsieur M., je vous tends la merde ! » (Éclat de rire partagé : signe, dirait Freud, d’une levée imprévue de la censure et de l’allègement de tension psychique consécutif.)

[13] L’espèce humaine se distingue par son peu d’équipement instinctuel. Mises à part quelques séquences élémentaires, comme le mouvement céphalogyre de recherche du mamelon, le comportement d’agrippement des petits, aucun schème comportemental inné ne facilite la vie des humains. Tout est appris, tout est transmis. Il n’est jusqu’aux peurs – tellement salutaires pourtant au niveau de l’espèce – à devoir être apprises. Il semble en fait n’en exister que deux qui soient génétiquement programmées : les peurs consécutives à un bruit violent et à la perte de soutien.

[14] Malgré son peu de contenu apparent, cette bourse fait de Fortunatus l’homme le plus riche du monde. En effet, sa structure est telle qu’elle contient en prime tout ce qui lui est extérieur. Elle apparaît dans une œuvre méconnue de Lewis Carroll : Sylvie et Bruno, [1889], Paris, Seuil, 1972.

[15] Au sens psychanalytique du terme : un objet peut être n’importe quelle chose ou personne, en partie ou en totalité, réelle ou imaginaire, aimantant ou causant le désir d’une façon ou d’une autre.

[16] Voir B. Malinowski, La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie [1930], Paris, Payot, 2000.

[17] J. Laplanche, « La psychanalyse : mythes et théorie », dans Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, 1999. (Je souligne.)

[18] En ce qui concerne la normativité universelle du codage de ces sept différences, la contre-épreuve est facile : il n’est de société où un être humain n’étant pas au clair avec une seule d’entre elles ne soit aussitôt considéré comme «fou».

[19] Voir F. Martens, « Psychanalyse et science. Sur le zinc avec Karl Popper ou de l’inconvénient d’accommoder les fraises comme les échalotes », dans Psychiatrie française, n° 3, 2006, pp. 118-135.

[20] Publié aux PUF en sept volumes sous le titre Problématiques.

[21] Édition critique et traduction nouvelle très fidèle au texte original, toujours en cours sous sa direction aux PUF.

[22] J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987 ; de même que Le fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1993.

[23] J. Laplanche, Sexual : La sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, 2007. Notons que «pervers» signifie ici : foyer d’une érotisation polymorphe – potentiellement de toutes les parties et de toutes les fonctions du corps – plutôt que selon l’axe canonique du rapport sexuel génital adulte hétérosexuel éventuellement procréatif. Voir S. Freud, « Trois essais sur la vie sexuelle », [1905-1924], dans Œuvres Complètes, VI, Paris, PUF, 2006.

[24] R. A. Spitz, “Hospitalism : An inquiry into the genesis of psychiatric conditions in early childhood”, Psychoanalytic Study of the Child, 1, 1945, pp. 53-74.

[25] S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, PUF, Paris, 2006, pp. 263-273.

[26] Pour une analyse systématique, cliniquement étayée, des différentes fonction de la peau et de son rôle de «pré-moi corporel», voir D. Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1994. Sur l’élaboration du corps érotique à partir du corps biologique, via la « subversion libidinale » de potentiellement chaque fonction du corps, et sur les incidences psychosomatiques de ce processus, voir C. Dejours, Le corps, d’abord, Paris, Payot, 2001.

[27] Mise en scène et en forme de notre vie psychique (de ses objets, de ses modes, de ses impasses), le fantasme, pour la psychanalyse, est un scénario par définition inconscient où affleurent dans la pénombre la pulsion et l’angoisse. Il peut apparaître néanmoins au grand jour, sous forme déguisée, dans les formations de l’inconscient – souvenir des rêves, actes manqués… – de même que dans diverses fabulations rationalisantes conscientes en forme, par exemple, de « crainte du péril juif » ou de « haine argumentée des arabes ». Il peut s’agir aussi du surgissement d’affects bruts, déconnectés de toute représentation, telles les bouffées racistes spontanées de cette patiente, habitée et fascinée par de violents scénarios d’intrusion paternelle, et ne pouvant s’empêcher de détester, à son propre étonnement, le corps étranger des «bronzés», quand ils croisent son chemin.

[28] La «néoténie», ainsi nommée par le biologiste Kollmann, en 1883, désigne la persistance de traits biologiques d’immaturité chez les membres d’une espèce bien que leurs facultés procréatrices soient déjà fonctionnelles.

[29] J.-P. Changeux, L’homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002. Les travaux d’Eric Kandel, un médecin juif d’origine viennoise (1929), voulant devenir psychanalyste mais ayant finalement obtenu le prix Nobel (2000) pour ses travaux neuroscientifiques sur la mémoire – tout en continuant à rêver d’une interface avec la psychanalyse – ponctuent le parcours inverse de cet autre médecin juif viennois (1856-1939), issu du laboratoire de neurophysiologie – et rêvant toujours d’une psychologie neuroscientifique – mais ayant dû se rabattre sur l’invention d’une théorie psychanalytique de la mémoire. Voir É. Kandel, À la recherche de la mémoire. Une nouvelle théorie de l’esprit, Paris, Odile Jacob, 2007.

[30] S. J. Gould, Le pouce du panda. Les grandes énigmes de l’évolution, [1980], Paris, Grasset, 1983.

[31] L. Bolk, Der Problem der Menschwerdung, Fischer, Jena, 1926 [trad. François Gantheret et Georges Lapassade, « Le problème de la genèse humaine », Revue Française de Psychanalyse, mars-avril 1961].

[32] C’est par ce néologisme qu’Hilflosigkeit se voit traduit dans l’édition des Œuvres complètes.

[33] S. Freud, [Entwurf einer Psychologie, 1895], « Projet d’une psychologie », dans Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, Paris, 2006. p. 626 (anciennement traduit sous le titre : Esquisse d’une psychologie scientifique). Mots soulignés par Freud.

[34] P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1970.

[35] S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », [1920], dans Œuvres complètes, XV, Paris, PUF, 1996, pp. 285-287.

[36] J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 186.

[37] Souligné par moi.

[38] J. Lacan, « L’institution familiale », dans Encyclopédie Française, tome VIII, 1938.

[39] J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », op.cit., p. 181.

[40] J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », dans Écrits, op. cit., p. 113.

[41] Une nuit de printemps à Paris, en juin 1973, chemin faisant, bras dessus bras dessous, rue des Saints-Pères, en réponse à une question mi-figue mi-raisin sur « ce qu’on pensait en Belgique de ce bouquin qu’à Paris tout le monde achetait mais que personne ne lisait », l’auteur de ces lignes lui fit part de son avis : « Vos Écrits ne sont pas tant un texte écrit qu’un texte scriptible, comme dirait Roland Barthes Pour moi, votre style est un mixte d’écriture théorique et d’écriture poétique. Dès lors, le lecteur y fait son chemin à sa façon, voire qui sait un bout d’analyse ? C’est ça qui compte ! Tant pis donc si ses conclusions ne sont pas les mêmes que les vôtres… – « Mais, c’est tout à fait ça ! Absolument ! Tout à fait ! Écrivez ça dans un article ! » (Voilà qui est fait.)

[42] Pour Freud, la pulsion est un objet conceptuel abstrait à la limite du psychique et biologique. Elle ne se concrétise que par les deux registres indissociables qui viennent, dans l’expérience de chacun, la représenter : son représentant «représentation» (par exemple, telle rêverie), son représentant «affect» (par exemple, une vague de dégoût).

[43] C. Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », dans Anthropologie structurale I, Paris, Plon, 1958, p. 200.

[44] S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, [1905], Paris, Gallimard, 1930.

[45] Fait divers sinistre, douloureux pour les proches des victimes mais sans autres connotations que crapuleuses, l’affaire Dutroux n’était pas spécifiquement une affaire de pédophilie (Martens, 1997). Fait d’un petit malfrat et de quelques complices plutôt minables, elle ne comportait aucune dangerosité sociale de grande ampleur. Elle n’était «affaire» que pour avoir servi de révélateur aux dysfonctionnements ordinaires de la police, de la gendarmerie, de la magistrature et du personnel politique. C’est son impact symbolique – la non-protection d’enfants innocents par les pouvoirs en place, leur abandon à des prédateurs sexuels – qui, en cristallisant des peurs diffuses, mobilisa en 1996 la plus grande manifestation de masse en Belgique depuis la Libération. Apolitique, la «Marche blanche» (c’est son nom, répondant à la blancheur des vêtements et des pancartes des manifestants) défilait sous un unique slogan : « Protégez nos enfants ». De plus grands enfants, autrement dit, affichaient leur désarroi face à leur impuissance à protéger eux-mêmes leurs propres enfants – pourtant, à leurs yeux, radicalement menacés. Mais à qui donc pouvait s’adresser cette supplique, vu que «l’affaire» mettait précisément en évidence le manque de compétence ou d’intégrité de tous ceux censés protéger adultes et enfants ? Les retombées furent délétères : une phobie du corps de l’enfant et une crainte paranoïde du regard des collègues s’installa dans les établissements d’éducation et de soin (avec son lot de maltraitances), les pédophiles (pour la plupart, de grands névrosés immatures récidivant peu) furent pénalement discriminés et devinrent les bouc émissaires paradoxaux (car en partie néanmoins coupables) de cette paranoïa sociale. Tout cela est loin d’être fini : des écoles maternelles se refusent à changer et à laver les bambins qui se sont souillés (on téléphone aux parents pour qu’ils viennent s’en charger, sinon l’enfant marine dans son jus, ou pire). On a vu un gamin de 5 ans accusé d’abus sexuel et renvoyé de l’école de ce fait. Pour une explicitation de la notion de « bouc émissaire paradoxal », voir F. Martens, « Jean-Marie, gardien de son frère », dans Le Genre Humain, XX, Paris, Seuil, 1989.

[46] Tout particulièrement, les expositions de cadavres «plastinés» du sulfureux docteur Günther Von Hagens  («Körperwelt») qui sillonnent lucrativement, depuis des années, les métropoles d’un monde sans repère.

[47] Sur le 11-Septembre, voir par exemple dans cette veine T. Meyssan, L’effroyable imposture, Paris, Carnot, 2002.

[48] Déguisé en burqa : Hergé, Coke en stock, Casterman, Tournai, 1958, pp. 24-26.

[49] Un traitement fraternel des plus particuliers : Pentateuque, Genèse, I, 1-24.

[50] Freud parle du champ de force et d’intensité où évoluent les pulsions en termes d’économie psychique, d’investissements et de contre-investissements.

[51] Enquête cinématographique, Le chagrin et la pitié (Clermont-Ferrand sous l’occupation), André Harris et Marcel Ophüls, France, 1971.

[52] Statistique faisant état de 89% de pères innocentés par la justice française, sur une population de 81 accusés (Association Condition Paternelle).

[53] Le processus secondaire obéit aux lois de la logique et correspond au langage symbolique doublement articulé (unités de sons, unités de sens) : c’est celui de la communication ordinaire. Le processus primaire caractérise les phénomènes inconscients (par exemple, ceux qui font résurgence dans le rêve) : absence de temporalité, ignorance du principe de contradiction, associations d’éléments significatifs par déplacement et condensation.

[54] Ex-Congo belge.

 

[55] Plus largement, quand l’émotion vient supplanter la réflexion et/ou masquer la précarité de l’argumentation, l’invective animalière («âne», «dinde»…) peut venir pallier la précarité de la pensée. À quoi bon discuter, en effet, avec un «cloporte» ? Ainsi, en octobre 2010, dans l’espace semi-public de son «mur» de Facebook, Pierre-André Taguieff (spécialiste du racisme et de l’antiracisme, directeur de recherche au CNRS) laisse-t-il un de ses amis traiter Stéphane Hessel (dernier survivant des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme) de « serpent venimeux », pour son obstination à réclamer l’application du droit international dans le cadre du conflit israélo-palestinien. Pierre-André Taguieff avait lui-même ouvert la métaphore en comparant les venins supposés du serpent et de Stéphane Hessel – à la défaveur du premier. Une fois l’attribution animalière arrimée à l’adversaire, la logique peut retrouver ses droits : « Il est compréhensible, ajoute le chercheur, qu’on ait envie de lui écraser la tête. » Sur ce dérapage, voir, par exemple, le commentaire de Guillaume Weill-Raynal, sur Mediapart du 26 octobre 2010 (http://mediapart.fr).

[56] Pour mêler rituellement leur sang aux pains azymes de la Pâque. La dernière accusation en date remonte à 1946, à Kielce (Pologne), et donna prétexte à un sanglant pogrom. Les juifs se contentent parfois de transpercer des hosties qui se mettent aussitôt à saigner, manifestant par là la présence réelle du Fils de Dieu et permettant d’occire en prime quelques déicides (par exemple, miracle de Bruxelles du Vendredi Saint 1370, illustré depuis par les vitraux de la cathédrale Saints Michel et Gudule). Dans l’imaginaire chrétien, le juif excelle dans le rôle du mauvais parent qu’il vaut mieux éradiquer de sa généalogie.

[57] Communication personnelle de Danielle de Lame (africaniste, Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren, Belgique).

[58] C’est clairement le cas, chez Freud, dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921).

[59] Voir H. Arendt [1963], Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 ; C. R. Browning [1996], Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Tallandier, 2007.

[60] Notion développée par Sándor Ferenczi dans son article fondateur de 1932 « Confusion de langues entre les adultes et l’enfant », dans Psychanalyse, Œuvres Complètes IV, Paris, Payot, 1990.

[61] Voir à ce sujet N. Zaltzman, L’esprit du mal, Paris, Éd. de L’Olivier, 2007.

[62] Lévitique, XVI, 21-22.

[63] Voir, par exemple : Jean-Claude Muller, Le Roi bouc émissaire : pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigéria central, Québec, Serge Fleury, 1980.

[64] Voir à ce propos : Maurice Olender, «Priape à tort et de travers», in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 43, 1991, Paris.

[65] Un linguiste anthropologue on ne peut plus éclairant. Voir É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions européennes, I et II, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, I, pp. 87-101 et II, 355-361.

[66] « Maison Blanche », « Grand Satan », « Noir Ayatollah », « Axe du Mal », participent manifestement d’un même univers (partagé avec Dark Vador, le Seigneur des Anneaux et Lord Voldemort : toutes personnes ayant basculé « du côté obscur de la force »). Voir aussi le thème récurrent de l’« odeur des Allemands », notamment dans les publications scientifiques du docteur Edgar Bérillon, directeur de la Revue de Psychothérapie (École de la Salpêtrière), après la guerre 1914-1918.

[67] Par exemple, du fait de certains jeunes Russes, sur fond de délabrement identitaire ex-soviétique.

[68] C. B. Tylor, Primitive Culture, [1871], New York, J. P. Putnam’s Sons, 1920.

[69] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949.

[70] Voir C. Schmitt, La notion de politique, [1932], Paris, Flammarion, 1992.

[71] C. Schmitt, op. cit., p. 64.

[72] Ibid., p. 65.

[73] Le Reichstag est incendié par un individu isolé, le 27 février 1933 ; on accuse les communistes ; le 28, le président von Hindenburg suspend les libertés individuelles ; le 30, le Parlement est dissous et Hitler nommé chancelier ; la peine de mort est rétablie avec effet rétroactif ; le 15 septembre, les lois de Nuremberg interdisent notamment les mariages et les relations extraconjugales entre juifs et Allemands ; etc.

[74] C. Schmitt, Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, [1950], Paris, Vrin, 2003.

[75] Cité par Julien Freund dans sa préface à « La notion de politique », op. cit., p. 37.

[76] « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils succombent. Ils sont abattus. Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces d’un stock de fabrication de cadavres… Meurent-ils ? Ils sont discrètement liquidés dans des camps d’extermination. […] Partout en masse les détresses d’innombrables morts, épouvantablement non mortes – et néanmoins l’essence de la mort est cachée aux hommes. L’homme n’est pas encore le mortel » (Extrait d’une des deux conférences de Martin Heidegger sur le sujet, dans « Die Gefahr », GA, vol. 79, p. 56. Traduction par François Rastier, « Heidegger aujourd’hui – ou le Mouvement réaffirmé », Labyrinthe, Paris, Hermann, n°33, 2009-2. Cet article très étoffé, qui met en lumière le rapport de Heidegger à la race plutôt qu’à l’humanité, ainsi que son usage du pathos contre la raison, apporte un éclairage décisif dans le débat où certains soutiennent l’absence de rapport entre l’œuvre et la complaisance de l’auteur pour le nazisme.

[77] C. Schmitt, Glossarium, Berlin, Duncker & Humblot, 1991.

[78] Voir D. Trierweiler, Glossarium, Une étrange édition : Schmitt expurgé ; H. Rabault, « L’antisémitisme de Schmitt », Cités, Paris, PUF, n°17, 2004-1.

[79] L’antisémitisme de Schmitt ne participe pas du racisme – qui accentue la dimension d’altérité – mais du vieil anti-judaïsme chrétien qui, en insistant sur la similitude, fait du juif l’autre du même – obscur, archaïque et redouté.

[80] Mot souligné par moi. «Sub-introduits» : quasiment intromis (à la faveur de notre faiblesse) en vocabulaire freudo-laplanchien.

[81] Glossarium, 25 septembre 1947-14 août 1951.

[82] En réponse à l’indignation de Miguel de Unamuno, il s’illustra aussi par un remarquable : « À mort l’intelligence ! »

[83] « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » (B. Brecht, Épilogue, dans La résistible ascension d’Arturo Ui, 1941).