Conférence du vendredi
à 20h30 au “Repos des Chasseurs”, Avenue Charle-Albert 11 – Watermael-Boisfort
Accréditation demandée – PAF non membres: 15 euros
De quelques propos pour présenter la conférence du 24 Novembre
L’invention psychanalytique (historiquement, celle de Freud, mais aussi celle dont nous sommes responsables à chaque cure) déplace la question de la clinique. Cette dernière ne se limite plus à la description d’un tableau « patient » sémiologique centrée sur les signes, symptômes ou comportements. Il s’agit bien d’une clinique du transfert qui met d’emblée l’accent sur l’aspect relationnel.
Cette clinique psychanalytique n’est pas hors monde, elle ne se réfugie pas dans un lieu strictement utopique. Les dispositifs cliniques faisant place à la prise en compte du transfert, voire à son interprétation sont, dans les contextes trans- ou interculturels, immergés dans le discours ambiant et les idéologies dominantes, quitte à ce qu’elles subvertissent ces discours et ces idéologies.
Une clinique rigoureuse doit ainsi tenter de prendre suffisamment de recul pour saisir en quoi les pratiques et les concepts psychopathologiques qu’elle produit et utilise sont influencés par les discours politiques (à propos de l’immigration, des réfugiés, des « sans-papiers », de la précarité, etc.) et sanitaires (à propos de la manière dont est désormais définie la santé mentale et les critères de normativité qui redéfinissent la souffrance sociale et la souffrance psychique). Nous essaierons dans cette conférence de prendre suffisamment de recul pour aborder cette nouvelle clinique de la migration, de l’exil et de l’exclusion.
En tant que psychanalyste et anthropologue, mais aussi de manière plus large en tant que citoyen, il me paraît nécessaire de travailler sur un point d’inquiétude : la mode, aujourd’hui, est plutôt de discréditer ceux qui fabriquent du lien ; la mode, aujourd’hui, est plutôt de tenir pour une nostalgie passéiste ceux qui s’intéressent à qui vient survivre ici, enfin, la mode aujourd’hui, est encore d’oublier que la France, en accueillant un certain nombre de réfugiés, remplit à peine les obligations dont il est convenu qu’elle les remplisse auprès de la Communauté Internationale. Nous sommes donc dans une mode que l’on pourrait appeler de ségrégation, d’intolérance, qui ne rend pas le travail facile mais rend surtout assez difficile l’existence d’un certain nombre d’hommes, de femmes et de leurs enfants sur le territoire national.
Je précise encore le point de vue que je fis valoir lors de quelques controverses avec la démarche « culturaliste » dans le cadre de cette consultation hospitalière qui s’ouvrirent à partir du moment où nous allâmes tenter d’entendre la souffrance de sujets réfugiés venus le plus souvent d’Erythrée, du Soudan et d’Afghanistan. Nous nous sommes alors demandé s’il fallait réhabiliter une approche ethno-psychiatrique. J’étais assez réservé à choisir cette option d’apparence facile et évidente car les personnes réfugiées que nous rencontrons dans un tel cadre ne me semblent guère pouvoir tenir lieu d’exemplaires « intacts » de leur supposée culture. Est-ce pour autant que ledit « matériel culturel » apporté par tel ou tel serait tenu pour rien ? Est-ce pour autant que notre curiosité devrait être totalement bridée ? Non, loin s’en faut. Et bien sûr, je peux dire à un réfugié de la région frontalière de l’Afghanistan d’avec le Pakistan que lorsque j’étais tout jeune adulte mes pas m’ont porté jusqu’en Afghanistan au point que je peux encore accueillir en langue pachtoun. Je parle aussi quelques mots d’arabe dont je fais usage dans les moments d’accueil, même si l’interprète est présent. Sans doute ces réveils d’une ambiance où, bafouillant en leur langue, je me faisais tout de même passeur des montages d’étrangeté et d’altérité, leur permettrait de se sentir étrangers mais non plus réduits à la condition d’un intrus. Dans la clinique avec les migrants et surtout celle avec les réfugiés, ce dont nous faisons rencontre et qui sidère n’est pas l’écart ou la différence culturelle et le fait de sentir un étranger, car cela peut être réciproque, mais c’est la dimension mortifère et sans équivalence de l’intrus. Ecoutons la sidération de l’« étranger-intrus », cette figure non du différent mais du sujet sans légitimité. Certes, avec nos offres et nos présences maladroites, inévitablement maladroites, nous pouvons tout à fait être nous aussi comme des intrus dans un premier temps, lors des toutes premières rencontres. Et je n’aurai pas la naïveté non plus de penser que si je parle un peu de ladite langue maternelle de certains cela aurait un effet immédiatement apaisant. Le faisant je ne représente pas un autre symétrique, un semblable mais bien quelqu’un qui donne des signes d’étrangeté quand il tente de parler une langue qui n’est pas la sienne, ne serait-ce qu’en raison d’une persistance tenace d’un accent bien parisien qui insiste lorsque je module quelques mots d’arabe ou de pachtoun. Le jeu de miroir s’enrichit de bien des distorsions et de bien des extensions. Il n’en est pas moins important qu’ils ressentent que la langue qu’ils parlent a des effets de résonnance chez celui/celle qui les écoute, non pas seulement pour créer un climat de familiarité – non pas de séduction, peut-être de confiance – mais aussi parce que lorsque l’étranger se rétrécit sous la figure pathétique de l’intrus, le sujet vit l’expérience terrifiante d’être peut-être le dernier à parler sa langue et d’être un survivant. Tout cela, ces variations sur l’étranger, l’intrus, le survivant, ces hommes et ces femmes le savent. Ils en ont fait l’expérience dans le déplacement de leur être, de leur corps et de leur parole. Souvent épuisés, au bout du rouleau, l’étranger qu’ils sont devenus est dans la certitude que survivre est une opération à la fois décidée et hasardeuse, où ce qui les ramènerait à flotter dans les réminiscences des passés dérobés leur ferait courir le danger, celui d’être livré à la hantise. On n’est pas résistant tout seul. L’on ne peut rester seul avec ces morts.
Les gens voyagent, mais tous les voyages ne sont pas des voyages touristiques. La plupart des personnes qui voyagent à la surface du monde, ne sont pas que des voyageurs. Il y a autre chose que le voyage, il y a l’exil. Sur l’exil, je crois que mon ami Alexis Nouss vous a dit beaucoup de choses ; comme on parle souvent mais pas de la même façon des mêmes thèmes, je m’en voudrais d’être redondant par rapport à ce que vous avez entendu. Il s’agit du fait que dans ces exils traumatiques, les gens sont jetés dehors la plupart du temps ; dehors de quoi ? C’est ma question, dehors de quoi ? Et qu’est-ce qui se passe ?
Il y a une très grande configuration de l’exil qui me semble mériter beaucoup de soin et qui est forcément d’actualité, qui est celle du refuge ou du réfugié ; quand vous faites un voyage, vous n’êtes pas un réfugié. Le refuge ou le réfugié, c’est une façon d’errance dictée par la nécessité de sauver la peau des siens et la sienne aussi. Se posent évidemment énormément de questions, entre autres celle qui est la question de ce qu’il y a d’impossible dans le point de départ et ce qu’il y a de douloureux ou d’impossible dans le point d’arrivée. Si je n’étais qu’ethnologue, je pourrais rencontrer quelqu’un qui vient d’un pays dévasté, on pense à la Syrie actuellement, mais ça peut être la Tchétchénie, certains pays d’Afrique, le Mozambique, l’Angola, et ça peut même nous éclairer sur ces sujets qui n’ont pas de domicile, ils n’ont pas de domiciliation de leur être, et qui ne sont pas nécessairement « étrangers ». Et ce n’est pas la même chose d’essayer d’accueillir quelqu’un en se tenant au plus près de la catastrophe qu’il a vécue, que d’essayer d’accueillir quelqu’un en se disant qu’on reçoit un spécimen de telle ou telle culture ou de telle ou telle ethnie.
Deuxième point. La question de l’identité, dans le monde entier, est une question qui n’est pas naturelle, c’est-à-dire que la question de l’identité est complètement raptée depuis longtemps par le politique ; l’identité, dire qu’elle est en crise, c’est une banalité, on voit très bien que l’identité, c’est une prescription : vous devez être comme ça.
Ce dont je vais vous parler maintenant c’est beaucoup plus souriant que ce que je vous ai dit des ados. C’est un patient bambara ; c’est un homme qui a très fière allure, avec un boubou de Tabaski, il s’était fait très beau pour venir me rencontrer. Il parle mais c’est un discours complètement automatique, complètement mécanique ; il récite son état civil, mais il ne dit rien de ce qui fait la chair, le souffle et les tourments de son existence. Il se donne droit de cité mais dans un espace qui reste pour lui un espace administratif. Il tient à revenir ; il revient et rapporte une racine de son pays ; je ne vais pas faire les interprétations, enracinement, déracinement ; il vient avec une racine ; cette racine, pendant 10 minutes, il la met dans sa bouche. Je peux vous assurer que vous avez le sentiment que le temps passe lentement. Et il me pose une question : est-ce que tu veux bien que je la pose là, sur ton bureau et il ne faudra pas qu’elle bouge de là, tant que je viendrai te voir. Il pose la racine sur le bureau. Il me regarde avec un immense sourire et là, je lui fais une interprétation, maintenant qu’il a mordu cette racine dans mon cabinet, il peut mordre avec des vraies paroles. Là, il y a un jeu avec le culturel et je lui dis : sans doute, vous avez été initié, moi, je ne suis pas initié, et on discute. Il me raconte, comme chez les Dogons, que quand on est initié, on change de registre de paroles ; l’initiation, ce n’est pas seulement les tatouages, les scarifications, l’initiation, c’est aussi l’apprentissage du secret ; le secret, ce n’est pas le non-dit, c’est ce que je peux partager en bonne foi avec quelqu’un. Le non-dit, c’est ce que je ne peux pas dire ; un secret, c’est toujours formulé ; souvent on dit les secrets de famille, pour dire les non-dits de famille, c’est un problème ; le secret et le non-dit sont presque antinomiques. Et il me dit, dans mon initiation, quand on parle à quelqu’un qui n’est pas initié, on lui parle de dos et quand on parle à quelqu’un qui est initié, on lui parle de face. Oui, mais là, vous êtes en face à face avec moi et pourtant, je ne suis pas initié. Il me dit : oui, tu n’es pas initié, mais si j’ai mordu la racine, je peux quand même te parler un peu de face. Je continue avec lui, il y a des mots qu’on doit dire, il y a les mots qu’on ne peut pas dire, les mots qui ne sortent pas, les mots en bambara, je pense qu’il y a des moments où on touche à l’universel, les paroles qui ne sortent pas, c’est un peu comme les larmes, est-ce que vous avez pleuré ? Oui, j’ai pleuré ; un moment, j’ai pensé que mon fils qui était délinquant – pour cet homme, c’est une honte – je ne pouvais pas m’en occuper alors j’ai voulu le confier à une institution française qui lui ferait passer les lois de ce pays. Je suis abasourdi et je lui dis : qu’est-ce qui vous fait penser que vous n’avez pas fait passer les lois de ce pays ? Et là on discute, il y a toujours un entrelacement entre la donne singulière et les données culturelles.
Il y a des gens qui viennent nous voir, qui sont porteurs d’une fêlure, d’une fracture ; cette fêlure, cette fracture, il faut l’entendre. Si on les réduit à une identité culturelle, on ne peut pas entendre cette fêlure, on ne peut pas entendre cette fracture et on ne peut pas entendre les efforts inouïs – pas pour faire bien – les efforts pour faire passer leur désir de vivre, qui font que ces sujets vont nouer ensemble des espaces, des lieux, telle une maman africaine, qui peut venir présenter sa fille à une consultation de PMI que dirigeait Claude Boukobza – magnifique clinicienne qui me fait l’honneur de demander d’assister à ses consultations quand il y avait des femmes africaines, et j’y allais – eh bien, ces femmes apportaient le petit cordon de ficelle qui contenait dans une petite poche de cuir deux ou trois versets du Coran ; bien sûr, elles montraient comment autour du nombril on avait, très délicatement, fait quelques légères scarifications en carré, mais en même temps, elles apportaient le stylo avec lequel elles avaient signé quelque chose du livret de famille ; en même temps, elles disaient, c’est formidable parce que j’ai pu acheter le même tabouret, la même taille, la même couleur, celui sur lequel mon enfant s’est assis quand il a été reçu pour la première fois en consultation.
Donc, oui, il y a un énorme effort de tissage, c’est peut-être ça l’expérience « exilante » dont parle mon ami Alexis Nouss, qui fait que ce que nous entendons, c’est la façon dont ils prennent appui sur, non seulement les références culturelles, mais les bords de la catastrophe à laquelle ils ont échappé et peut-être des idées de vivre d’autres espoirs, d’autres amours, d’autres désirs, que ceux auxquels ils seraient « culturellement programmés ».
Ce que je voudrais dire, c’est que notre monde est un monde de chaos, c’est un monde qui se rigidifie, c’est un monde où les frontières sont rudes. Pour moi, c’est un chagrin mais qu’est-ce que c’est par rapport au malheur du peuple malien ? Nous sommes dans un monde qui, virtuellement, est ouvert mais qui est réellement de plus en plus cloisonné, et dans ce monde de plus en plus cloisonné, prolifèrent les guerres d’identité, du fait de l’annulation de ce qui fait notre richesse, l’histoire, les traditions telles qu’elles sont polies par l’histoire, et il faudrait retrouver une racine pleine qui serait celle de la coïncidence avec un point d’origine ? Je vous assure que cette propagande a un effet destructeur ; alors beaucoup d’exilés la quittent, parce qu’autrement, ils seraient flingués ; tous n’ont pas la possibilité de fabriquer des armées de résistance ; leur présence ici pose énormément de questions, ce n’est pas simple et puis ce modèle où on serait enfin, dans la mort parce que dans la vie, on ne peut pas être coalisé à l’origine, on serait enfin le surreprésentant d’une origine intacte, a un fort pouvoir attractif sur des adolescents, sur des jeunes et sans doute que ces nouvelles configurations du marché d’identités, j’ai appelé ça Les figures de l’Autre dans mon livre, ces nouvelle figures de l’Autre présentent des états de souffrance pour ceux qui les traversent, pour ceux qui les subissent, des états de souffrance qui donnent de nouveaux objets à penser aussi bien pour l’anthropologie –parce que l’anthropologie maintenant va s’intéresser à la destruction des liens sociaux plutôt qu’à l’inscription d’un sujet dans un lien social, c’est pour ça du reste qu’elle se rapproche de la psychanalyse – que pour la psychanalyse.
Olivier DOUVILLE
Psychanalyste
Directeur de publication de Psychologie Clinique
Maître de conférences des Universités
Laboratoire CRPMS Paris Diderot
Association Française des Anthropologues
Espace Analytique
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