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Le poétique dans les situations limite de l’analyse (1)
Maurizio Balsamo (2)
La poésie, observait Joseph Brodsky en 1987, dans son discours de réception du prix Nobel, exprime un rapport particulier avec le temps et avec la connaissance. Quand un poète écrit et qu’il est surpris par ce qui émerge, puisqu’il ne sait jamais à l’avance ce qui va se passer, eh bien, à ce moment-là « l’avenir de la langue entre dans son présent. Il existe, comme nous le savons, trois modes de connaissance : la connaissance analytique, la connaissance intuitive et celle qu’utilisent les prophètes bibliques, qui se servent de la révélation. Ce qui distingue la poésie des autres formes littéraires, c’est qu’elle utilise ces trois méthodes simultanément (en tendant par-dessus tout à la deuxième et à la troisième) » (Brodsky, 1988). L’observation de Brodsky définit une caractéristique de la dimension créatrice, mais pas uniquement. En effet, la possibilité de rencontrer ce qui n’est pas encore pensé, et de se faire traverser, de se faire « posséder » par des qualités non prévues de l’objet, concerne, en termes extrêmement généraux, le fonctionnement symbolisant du psychisme à l’égard de ce qu’il ne peut pas accueillir à un moment donné, la mise en œuvre du refoulement, la dimension d’infiltration du refoulé et l’effort d’intégration de celui-ci, le rapport avec l’imprévu de la rencontre etc. Je soulignerais toutefois principalement dans cette formulation la question du prophétique, garant de l’avènement du nouveau, et le fait que le poétique détermine une transformation du temps. L’idée d’un « avenir qui fait irruption dans le présent » et qui définit de la sorte l’espace du poétique ne nous est pas inconnue. Paul Valéry avait déjà parlé, à propos de son écriture (3), de « restes d’avenir », ces êtres furtifs qui déclenchaient des parcours soudains. Le fait que le nouveau, le jamais eu lieu, entre dans le temps présent sous la forme de résidus, de restes et de fragments, ne devrait pas trop nous surprendre, compte tenu de la nature anti-syntaxique ou dé-constructrice du poétique, de sa caractéristique de mise en tension de l’identité du sens et du sujet parlant (Kristeva, 1980). L’avenir, dans cette vision, ne peut arriver que là où le moi s’absente et où la parole prend le dessus sur le discours, le marginal ou le détail sur le centre, le fragment sur l’unité et la synthèse. Et cela peut toutefois indiquer à la fois la capacité qu’a le nouveau de germer (le prophétique qui fait irruption dans le temps présent, en l’altérant) et la transformation même des catégories temporelles, au sens que c’est à ce moment-là que l’on sent, simultanément, le présent et l’avenir.
De manière analogue : la cure analytique peut être considérée – en suivant une très belle expression d’Imre Hermann – comme une machine pour « attraper le hasard (4) », pour introduire du bruit dans une organisation plus ou moins stable. Évidemment, c’est du degré de stabilité – autrement dit du degré de disponibilité de fixations suffisamment consolidées pour permettre des mouvements régressifs – que découle, comme nous le savons, l’énorme problème des temps et des modalités de l’introduction du bruit et de sa mise sur le fond pour favoriser des formes minimales d’organisation. Le problème apparaît lorsque nous sommes confrontés à des fonctionnements psychiques où le « hasard », le « bruit », paraissent exclus du champ du possible ; lorsque nous sommes confrontés à des structures et à des formes de vie que nous pourrions définir en manque d’écoute « poétique », caractérisées par ce qui apparaît comme un indice réduit de transformabilité, par le manque d’assomptions et de points de vue subjectifs, par des histoires à faible niveau narratif et figuratif.
Dans la pratique courante, le travail analytique tourne autour des stratifications de la parole en séance et à ses transformations possibles, activées par la rencontre de mouvements pulsionnels ; il s’agit d’une écoute de ses dérivations sémantiques et affectifs, des processus bien visibles dans la dynamique associative, dans la surprise qui découle de la découverte de réseaux conceptuels inconscients ou dans les effets de réverbération provenant de la pluralité de sens des mots eux-mêmes. Dans la clinique que je vais examiner, nous observons au contraire l’usage d’un langage plat, monosémique et adhérant à la chose, qui dénote la présence d’importantes difficultés représentatives et autobiographiques, et la suppression de tout ce qui pourrait renvoyer à l’« Autre Scène », afin d’éviter le contact avec des traces et des expériences perceptives traumatiques. Si le poétique peut être défini, de manière très générale, comme un acte de singularité ou de résistance contre la dimension unificatrice de la langue, ou même comme son appropriation subjective, la difficulté de son fonctionnement apparaît ici évidente. La recherche spontanée de « bruit », autrement dit le désir de connaissance et de nouvelles expériences, le renvoi à une variété de réseaux sémantiques et de dérivations relationnelles, le jeu du sens, l’évocation d’affects enfouis ou la création de nouvelles strates affectives sont fondamentalement absents. Nous devrons alors construire une grille conceptuelle et opérationnelle différente pour penser ce manque de traduction subjective. J’avance donc l’hypothèse que « le travail du poétique », chez les patients de ce type, doit être pensé non pas comme l’écoute d’une disponibilité transformative déjà à l’œuvre dans ses effets représentationnels et relationnels, mais comme la possibilité de construire l’autre scène à travers l’individuation, dans l’impersonnel du discours, des perceptions subjectives qui indiqueraient quand même, seraient-elles niées et dissimulées, la présence d’un être qui observe et qui juge ce qui lui arrive. Je dirais qu’il faut trouver d’abord le poète qui continue à exister, même s’il est caché. En effet, si l’expérience est niée, anesthésiée, repoussée aux marges de la représentabilité, impensable et racontée par le patient comme un « pur avoir lieu », il y a quand même la trace d’un « non » prononcé par le sujet, l’inscription de la rencontre entre les significations affectives de l’autre et leur réception, qui atteste donc la constitution d’une limite et la possibilité d’ouvrir au futur. L’absence d’autoreprésentation n’exclut pas la présence de représentations silencieuses, d’observations fugaces, de pensées en attente d’autorisation, sur ce que vit le sujet.
De toute évidence, dans ce blocage des processus de transcription, la pensée apparaît entravée, la temporalité, qui indique la possibilité de contacter un perceptif traumatique, est confuse, anéantie – songeons au temps immobile du mélancolique ou de la ritualité obsessionnelle – vu la condition d’un actuel immobile et fossilisé, sans présent ni passé, pour la simple raison que tout est simultanément sur la scène et insiste en elle. C’est pourtant grâce à cette complexité que nous comprenons mieux pourquoi le présent, le passé et l’avenir n’ont pas le même sens en termes analytiques. Gantheret (Gantheret, 2014) a observé que psychanalytiquement, seul le présent est réel (au sens de ce qui existe ici et maintenant), tandis que le passé est un récit habité par la nostalgie et l’avenir un récit construit par le désir. Seul le présent est réel car c’est seulement en lui que peut advenir la sensation, l’expérience, la possibilité de vivre le transfert. L’acte analytique, semblable en cela à l’acte poétique, vit seulement dans le présent de son immédiateté, de son sentir, du pur instant qui se soustrait à la narration (songeons au contraire à la machine désaffectivisante que nous retrouvons dans le plaisir « archéologique » de la pensée obsessionnelle) ou qui est menacé par celle-ci (comme prise immédiate de distance, par exemple dans les intellectualisations). Quelque chose doit se passer, maintenant, de nouveau et pour la première fois, pour que les voiles du passé puissent se détacher et ouvrir sur l’avenir. Mais pour que cela ait lieu, il faut que l’espace du discours s’ouvre à celui de la parole, que le symbolique se laisse interroger et déconstruire par le sémiotique-pulsionnel (5) (Kristeva), que quelque chose mette en tension le « religieux » de chaque discours, c’est-à-dire l’adhérence ou l’illusion d’une adhérence du langage à la « chose », son noyau intouchable, ou au plan uniquement communicationnel. Bien entendu, cela se réalise chaque fois que l’activité psychique est en mesure de tolérer le contact avec ce qu’elle a refoulé, ou évité de vivre, avec le plaisir paradoxal qui s’institue en circonscrivant des mouvements affectifs, avec la mobilité des investissements qui en découle quand le refoulé peut être intégré et ainsi de suite. Autrement dit, dans tous les cadres de fonctionnement psychique suffisamment organisés, où le pulsionnel infiltre de manière non chaotique, ni destructrice, la dimension secondarisée de l’esprit. En ce sens, la poiésis, la création, la transformation, la dimension de singularité inhérente à l’acte lui-même, capable de traverser la langue – ce qui est depuis toujours – pour la faire parler différemment, la possibilité d’instaurer un cercle d’autoréflexivité, constituent des aspects et des attentes de notre travail. Mais en même temps, et c’est ce que je propose, comment nier que beaucoup de situations analytiques en sont radicalement dépourvues, et qu’il est parfois impossible de tendre à la conjonction de la scène analytique, uniquement pliée sur l’axe de la répétition, avec l’acte poétique ? En effet, on remarque aisément que nous sommes confrontés dans certains cas à l’absence de la dimension autobiographique de l’esprit : la possibilité de représenter les représentations, la capacité d’investir un psychique qui est au contraire continuellement dévalorisé, en regard de la construction d’un soi férocement idéalisé qui refuse toute rencontre avec l’autre. On pourrait souligner que la protection de l’objet, dans ces conditions, oriente le sujet non pas vers un refoulement ou vers une construction purement narcissique – dans la tentative de maîtriser l’autre, ou de triompher de lui –, mais vers une sorte d’« ascèse », de négation complète de la vie sexuelle, émotive et relationnelle, en aboutissant à ce que l’on peut tout à fait appeler une « cadavérisation » ou une désertification psychique.
La question que je voudrais aborder ici, c’est la possibilité de définir, comme objectif principal du travail analytique, le développement d’un fonctionnement associatif de l’esprit qui permette, dans sa dynamique de déliaison des chaînes conceptuelles préexistantes, d’émersion de chaînes latentes et de création de nouvelles articulations, la germination de nouveaux états de l’être, selon une modalité récursive et capable d’une autoreprésentation continuelle et d’une prise en charge symbolisante des restes introduits dans cette même auto-récursivité. Il ne s’agit donc pas seulement de remettre en mouvement des pensées, des affects et des représentations symboliques bloquées. Il faut appréhender la disponibilité associative comme une capacité générative et autoréflexive de l’esprit, freinée par les mécanismes de défense, ou bloquée par la lutte contre la pensée, par l’usage de stéréotypes et d’identifications adhésives, par les séductions narcissiques et surmoïques du sujet.
Comme nous le savons, la naissance du dispositif analytique a permis, historiquement, la construction d’un fonctionnement psychique en double, capable de mettre un frein à la mise en œuvre de la séduction hystérique grâce au passage de l’action à la parole. Il s’agissait de réguler, grâce à ce dispositif, l’excès de disponibilité à la séduction. Dans un certain sens, le cadre devenait le moyen pour permettre et en même temps pour limiter le débordement associatif des faux liens, des liens ad hoc qui s’instituaient par le biais des assonances, des identifications secrètes : autrement dit, de tous les mécanismes qui ont permis la découverte du transfert. Mais d’autres horizons sont rapidement apparus : la fonction d’interdiction, que la dimension surmoïque, par exemple, instaure dans la liberté associative, dans la confusion et dans l’identification jugée et interdite entre l’action et la pensée, entre le geste et l’imagination, ce qui a pour résultat de bloquer les mouvements vitaux du sujet et sa capacité de construire des ponts associatifs. Ou bien des modalités de négativisation libidinale qui réduisent tout désir au minimum, en évitant le risque d’une rencontre avec l’objet. Ou même des créations artificielles de néo-objets dont il sera possible de disposer sans limites, comme les toxicomanies ou la genèse de néosexualités impérieuses et addictives.
C’est ici, au fond, qu’apparaît le problème suivant : comment peut-on réaliser des conditions analytiques susceptibles de débloquer le mécanisme autocontraignant ou franchement homicide à l’égard de la pensée et des affects ? Autrement dit, le problème consiste à comprendre comment on peut espérer réintroduire le poétique dans la pure affirmation identitaire du « c’est comme ça, parce que ça a toujours été comme ça ». Je précise qu’il ne s’agit pas seulement de patients bloqués dans leur condition symptomatique, mais parfois de véritables conditions de désertification psychique, dans lesquelles le négatif produit une lutte contre le psychique, sous toutes ses formes possibles. Cet aspect me semble important pour signifier certains problèmes qui surgissent avec une fréquence particulière, par exemple dans la clinique des patients borderline : dans l’impossible choix entre la présence intrusive et la distance abandonnique, la parole y est employée non pas pour communiquer des aspects profonds (lesquels sont même craints), mais pour maintenir un contact avec l’objet sous une forme qui protège à la fois contre une distance excessive et contre une proximité angoissante. C’est dans cette perspective que nous pourrions comprendre le besoin de certains patients de se maintenir à des niveaux de discours aussi monosémiques que possibles, concrets, ou stérilisés par une banalisation qui essaie d’éviter toute implication émotive, tout renvoi métaphorique possible, tout risque de « transformation poétique ».
Si la dimension affective, la possibilité de revisiter les différentes couches du temps, la réverbération du sens et la construction de pensées non pensées, de retraverser les ramifications identitaires, l’appropriation de sens et d’éléments de l’univers psychique qui étaient restés jusque-là en marge, constituent les aspects fondamentaux de ce que nous définissons comme la situation analytique classique, alors lesquels de ces aspects retrouvons-nous dans certaines conditions cliniques qui s’apparentent à des conditions simili autistes, à des états limites, à des angoisses narcissiques et identitaires profondes ? Comme cela paraîtra sans doute évident compte tenu des prémisses que j’avance, nous pouvons caractériser le fonctionnement de ces patients comme l’expression d’une destructivité qui concerne en premier lieu le fonctionnement psychique du sujet. D’où un empêchement de la réflexivité générale, la recherche constante d’un monolinguisme exacerbé visant le concret, l’éclaircissement et l’explication immédiate et directe des événements, sans que jamais rien ne fasse trace, ne devienne le signe d’une conquête psychique, la mémoire d’un travail accompli. La séance recommence et l’interrogation propose de nouveau la même question, comme si tout s’était évanoui. On pourrait penser à un travail du négatif qui mène à l’effacement même du sujet, à « une hallucination négative du sujet accomplie par le sujet lui-même », comme l’a écrit André Green.
On observe aisément, en effet, que nous sommes confrontés dans ces cas-là à une absence de la dimension narrative de l’esprit, à l’impossibilité de croiser ce qu’André Green appelait les éléments centraux de la capacité associative de l’esprit en séance, c’est-à-dire la réverbération rétroactive, l’annonce anticipatrice et, enfin, la dimension d’irradiation et de virtualité en arborescence. Fondamentalement, ce champ de phénomènes que je définis phénoménologiquement comme l’« absence du poétique » et, plus cliniquement, comme l’arrêt ou la grave limitation des processus associatifs, comme la défense contre le retour des traces perceptives, sous peine de la manifestation d’agonies primitives ou d’échecs radicaux de l’être, comme la phobie du contact émotif et du risque métaphorique du langage, définit le changement de paradigme qui se produit dans le passage de la clinique des névroses à celle des états limites. Ou à ce que l’on a défini comme la pensée opérationnelle chez les patients psychosomatiques (cf. les travaux désormais classiques de De M’Uzan, Fain, Smadja…), ou bien à ce que Mc Dougall appelait l’anti-analysant en analyse et qu’elle caractérisait comme un patient dont « nous ne sentons pas de façon claire un autre sens au-delà de ce qu’il dit… il nous frappe par la pauvreté de son langage et le manque d’affectivité du contenu… Il y a comme une coupure, un abyme qui sépare les sujets des objets intimes et de la vie pulsionnelle » (Mc Dougall, 1993, p. 130-131). De manière générale, nous pourrions définir ces conditions comme des situations limites de l’analyse, où le rôle de la pensée, de la négativisation du cadre analytique, la possibilité d’interprétation, la recherche de nouvelles modalités de se représenter et de se vivre, sont sujets à des altérations importantes (Donnet, 2000).
Selon certaines formulations de Green, ce changement de paradigme dénote le passage d’un modèle clinique-théorique fondé sur le tripode cadre/rêve/interprétabilité (autrement dit, le champ créé par les fonctions représentatives et par la mémoire des expériences du sujet, serait-elle sujette au refoulement), au modèle caractérisé par 1) le cadre interne (une expression qui renvoie aux innombrables modifications qui se produisent dans la gestion analytique de ces cas : le face-à-face, le rythme variable des séances, le rôle particulier du contre-transfert et le sentiment d’absence de relation transférentielle) ; 2) l’acte ou le rêve traumatique ; 3) le travail analytique qui essaie d’abord de réaliser les conditions de développement d’une représentabilité et donc d’une interprétabilité. Mais à la lumière de ce que j’ai avancé, le changement de paradigme pourrait aussi être défini comme le passage de : « cadre, représentation, interprétabilité », à celui de : disposition interne de l’analyste, structure mentale en action, travail de (construction) de représentabilité.
Autrement dit, nous nous trouvons en présence de constructions autobiographiques fortement amputées, opacifiées ou fragmentaires, rendues silencieuses par la dimension destructrice de la force de déliaison, ou de situations dominées par l’impossibilité de représenter les mouvements représentationnels, par la difficulté d’investir un psychisme continuellement dévalorisé (il manque L’Autre Scène, observait Mc Dougall), à côté de la construction d’un soi férocement idéalisé qui nie toute rencontre avec l’autre. Il s’agit en effet pour ces sujets de s’organiser à travers des dispositions particulières (psychiques, comportementales, relationnelles) visant à éviter les retours du perceptif et, avec celui-ci, les retours d’expériences non symbolisées, non subjectivées, des traces chaotiques, des mémoires archaïques et traumatiques. D’où la monosémie récurrente, la sensation d’ennui ou de vide existentiel, la nécessité de contrôler l’objet et ses affirmations (Balsamo, 2011a), en prêtant attention à tous ses changements, qui seront considérés alors non pas comme une transformation de points de vue, mais comme une fausseté de la parole donnée, un manque de fiabilité, un mensonge. Un champ de phénomènes qui est également descriptible comme la primauté de la langue sur la parole ou de l’impersonnel sur la transcription subjective.
Les courts et maigres flashes que certains patients de ce type apportent sur leur vie présentent souvent déjà certaines caractéristiques saillantes du fonctionnement mental qui éveillent notre attention : l’absence complète de relations, dans un isolement affectif radical : « Je ne suis jamais arrivé à toucher ma fille quand elle était petite, ni à jouer avec elle, dit un patient, j’étais angoissé par ce corps qui bougeait, c’est peut-être pour cela qu’elle me déteste et qu’elle ne me parle pas. » Des événements raréfiés, déconnectés et apparemment caractérisés par une sorte d’étrange insignifiance et qui apparaissent, à un certain regard rétrospectif, comme des grumeaux errants de liens et de perceptions dans un univers liquide et dans lequel la confusion de l’analyste, lorsqu’il écoute ces récits, s’exprime parfois à travers une impression de trouble ou par des sentiments de méfiance ou d’incrédulité. Ou alors, on voit se dessiner une histoire construite essentiellement autour d’un symptôme et de sa permanence au cours des années, qui est à la fois une sorte de trace identitaire et un processus de désignification ; parfois des récits confus et chargés d’angoisse, centrés sur des conditions infantiles marquées par la terreur des relations parentales, lesquelles sont caractérisées par leur aspect à la fois incontrôlable et inexplicable. Il est évident ici que le patient a été réduit au silence et que sa stratégie de survie semble avoir consisté à se « syntoniser » le plus rapidement possible sur les états d’esprit de l’agresseur, pour appréhender de manière préventive ses mouvements ou ses états d’esprit. Je voudrais également ajouter, comme hypothèse de travail, qu’il semble que certains de ces patients ne puissent pas disposer d’états affectifs, parce qu’ils sont constamment tendus vers la révélation/repérage/monitorage des états affectifs de l’autre, lequel est perçu comme étant particulièrement menaçant et destructeur.
On voit ici toute l’utilité des recherches de Ferenczi sur l’identification de l’agresseur, comme un modèle qui permet de comprendre les suppressions des états d’esprit du sujet et la reconnaissance – inconsciente – du réel qui doit toutefois être nié pour conserver en vie le point de vue de l’autre. Simultanément à ce phénomène, on voit se manifester – de manière subtile – ce qui apparaît comme une sorte d’acuité perceptive des états d’esprit de l’autre, accompagnée toutefois par une déqualification de cette même perception, étant donné l’interdiction de la pensée et de l’identité subjective. Il en découle des états d’esprit confus et contradictoires, caractérisés par des perceptions et par les dénis de ces mêmes perceptions, par des cécités psychiques et par de rares intuitions qui restent cependant inutilisables pour le sujet. Comme nous pouvons tenir pour valable l’hypothèse selon laquelle le rôle des objets primaires a gravement perturbé les capacités relationnelles et d’utilisation des objets transformatifs de ces sujets, ainsi que leurs tentatives de se penser avec et à travers l’autre, il en découle des solutions caractérisées par le déni des vécus d’insatisfaction, de souffrance et des besoins ignorés, ce qui a des conséquences importantes sur la capacité représentative. Le déni ou la dévalorisation des dimensions pulsionnelles du sujet, unique signe de vérité de ses pensées et de ses affects, est donc accompagné par une activité représentative faible ou construite contre la reconnaissance des vérités du sujet. C’est la dimension autoreprésentative de l’esprit qui est attaquée, si bien que nous sommes souvent amenés à considérer également comme pauvre la dimension souterraine, autrement dit la dimension représentative. Mais comme je le disais, ces patients observent sur le mode de la persécution les mouvements de l’objet, ils sondent ses états d’esprit, ils préfigurent ses directions et ses intentions, ils devinent et, en même temps, ils projettent massivement, en avalant l’une après l’autre les sensations et les réflexions instantanées qui naissent sur les états d’esprit de l’autre. En même temps, l’impossibilité d’ « absenter » l’objet primaire à cause d’une inscription psychique rendue difficile par le caractère incontrôlable et paradoxal de l’objet, ou à cause d’une incorporation défensive (plus généralement, à cause de l’interdiction originelle de créer un espace libre de la colonisation de l’objet), rend également compte d’une lutte contre les processus psychiques les plus développés. Il en découle une construction en « faux self » qui permet à la fois d’incorporer les qualités psychiques de l’objet, de s’aliéner vis-à-vis de celui-ci et de détruire les émotions, tout en sauvegardant des fragments pulsionnels plus authentiques, mais constamment niés et occultés.
Un exemple de cette condition est l’identification adhésive à des fonctionnements paradoxaux imposés par l’objet, que nous pouvons parfaitement reconnaître dans l’inversion des valeurs (bien/mal, amour/haine, plaisir/déplaisir, etc.). Les tentatives pour rendre à ces patients le droit à la pensée et à la reconnaissance de leurs états d’esprit se heurtent souvent à un refus de cette possibilité ; une grande partie du travail consiste alors à essayer de réutiliser, dès que possible, les observations silencieuses du sujet : un travail de Sisyphe qui est toutefois nié par la tentative incessante d’assimiler le thérapeute aux conditions originelles d’insuffisance et de manque grave.
Un patient, Ludovico, s’exprime en ces termes : « Je suis très déprimé, je ne sais pas ce que je viens faire, vous connaissez mes problèmes, je voudrais comprendre pourquoi je n’arrive pas à avoir le travail que je voudrais avoir (obtenir une chaire à l’Université) et trouver une copine. » Il s’agit d’un patient présentant des caractéristiques autistes très prononcées. Fermé, taciturne, il a beaucoup de mal à évoquer des aspects dépassant le cadre de la vie quotidienne et, même quand il y arrive, c’est à partir d’éléments pauvres. Bien qu’il ait été au fil des années en thérapie avec de nombreux thérapeutes, j’ai la sensation que tout a glissé sur lui sans laisser de traces. Ses comptes-rendus de ses expériences précédentes sont pauvres et signalent surtout leur échec et leur inutilité. Il s’agit en même temps, comme je le pense, d’un travail d’appauvrissement émotionnel, de désignification et de migration de la haine de l’objet originel à la situation analytique. Ce qui porte à penser qu’en dépit de ses dénégations, il s’est passé quelque chose, et que bien que la haine et le refus soient les caractéristiques primaires qui caractérisent ce type de relation analytique, un certain travail psychique semble quand même s’accomplir.
En présence de ce type de patients, j’ai l’impression de vivre, à mon tour, une véritable difficulté de pensée et de contact émotif, où mes remarques et mes observations sont tournées en dérision et rendues inertes par une concrétisation massive de la pensée, par un « je ne peux pas savoir comment c’est vraiment » qui accompagnent souvent les interventions de l’analyste, lesquelles sont privées ainsi de tout écho. Pourtant, même dans ces conditions si particulières, je vis des moments d’intimité émotive aussi brefs qu’intenses : un regard, un sourire ou une phrase délicate. Ces moments sont rares, mais importants : ils semblent pouvoir montrer que l’analyse ne doit pas avoir uniquement pour but de fournir un ersatz de vie (et c’est là une idée que j’ai commencé peu à peu à prendre en considération), comme si elle était utilisée comme un substitut de l’existence, mais qu’une véritable rencontre est parfois possible. En effet, nous sommes confrontés ici à un paradoxe essentiel : la thérapie est à la fois recherchée et rendue inoffensive, n’étant qu’une lutte ou qu’un combat à mort de sujets pour imposer leurs points de vue. Mais elle apparaît aussi, en même temps, comme une relation protégée, une relation dans laquelle le parent n’est pas assez fou pour produire de nouveaux assassinats de l’âme, et qui permet de faire éprouver des moments rares, silencieux, d’intimité et de plaisir, dans un univers qui n’en reste pas moins désertifié. La rigidité émotive et l’utilisation de l’autre comme un pur instrument de soutien narcissique sont évidentes : en même temps, l’objet est constamment dévalorisé dans la recherche ou dans l’imagination d’un autre meilleur et plus important. Souvent, un objet est valorisé (sous une forme superficielle et visant à l’isoler, à l’éloigner) dès qu’il y a l’ombre du début possible d’une relation, mais dans le but de diminuer l’importance de l’objet présent. Il s’agit d’un mouvement qui ne concerne pas l’ambivalence, mais une véritable négativisation de l’être à travers la construction d’un simulacre de vie et d’intérêt dans lequel tout rapprochement (serait-il imaginaire) est immédiatement nié par le désinvestissement rapide et violent de l’objet.
Il en découle une sorte de résistance mêlée de découragement à l’intervention et aux propositions émotives et cognitives qui sont faites, lesquelles finissent par coïncider, dans leur transformation désaffectivisée, avec le caractère bizarre des réponses parentales. Comme cela apparaît désormais clairement, les séances se déroulent, dans ces cas-là, avec des récits courts d’événements quotidiens dépourvus de toute dimension émotive. Il revient à l’analyste de trouver, de créer celle-ci ; on découvre alors avec intérêt que la disponibilité à sentir peut être vécue comme l’acceptation d’une possibilité éventuelle de vivre, comme une permission à être et à exister. Mais comme dans une répétition infernale, les tentatives de connexion avec d’autres événements sont souvent dévalorisées comme étant les fruits personnels des théories de l’analyste, assimilés à la violence du désordre parental et au fait que celui-ci est rempli de doubles liens et d’injonctions hostiles. Les associations libres sont extrêmement rares et il est particulièrement intéressant de remarquer qu’elles se présentent – sous une forme limitée et ponctuelle – généralement réduites à une observation, pendant les moments où un contact émotif profond parvient à se réaliser ou quand le mur de dénis et de désertification montre quelques fissures. Généralement – et il s’agit là d’un aspect qu’il me semble important de souligner – les matériaux qui émergent paraissent liés à des expressions verbales ou à des discours enkystés, comme si le fruit principal, quoique temporel, du contact associatif, était de pouvoir retrouver les manières selon lesquelles les autres ont vu le sujet. On pourrait parler à ce propos d’une véritable appropriation du sujet de la part d’un objet intrusif et déqualifiant qui nie le droit au plaisir, à l’expression des besoins, à l’autonomie et à la différenciation. La tyrannie des interdictions s’exprime de manière particulière dans le fonctionnement mental, comme si le patient devait adhérer à un unique point de vue, celui qui est imposé par les constellations parentales réelles et fantasmatiques issues du travail de déstructuration des énoncés, lesquels, une fois fragmentés dans un effort de neutralisation, perdraient toutefois toute contextualisation, étant assimilés à des impératifs surmoïques intraduisibles. Cela explique aussi l’extrême angoisse du sujet lorsqu’il prend contact avec la transformation des points de vue, les intégrations ou les véritables changements interprétatifs qui peuvent se produire dans le travail analytique.
Que faire, lorsque nous sommes confrontés à un tel désastre ? Que faire, lorsque nous sommes confrontés à ce regard muet, à cette tanière d’où il est mortel de sortir ? Je ne peux que signaler mes tentatives, incertaines, parfois improvisées, pour essayer d’affronter ce trou psychique, cette opération de suppression des liens psychiques et de tout ce qui pourrait devenir sens, idée, pensée, théorie, réflexion ou autoréflexion. Comment introduire de la vie dans le glacier éternel, comment introduire un fantasme dans la machine ? C’est ainsi que je me suis lentement rendu compte que je parlais beaucoup avec ces patients, que je leur parlais beaucoup dans la tentative de lutter contre l’ennui, contre le sentiment de vide affectif, de froideur et d’inutilité du travail analytique, et que le fait de raconter des histoires, de proposer des tentatives de lien, des fragments de conjonction, des expressions de reconnaissance des sensations profondes – lorsque j’avais l’impression de les reconnaître – est peut-être ce qui permet à ces patients de rester en vie.
Nous pouvons dire que dans de telles situations, c’est au fond à l’analyste qu’il revient d’éprouver des émotions, de les créer, et il est intéressant alors de découvrir que la disponibilité à sentir est vécue comme l’acceptation d’une possibilité éventuelle de vivre, comme une permission d’exister. Et c’est en ce sens – comme je l’ai déjà proposé – que nous devons d’abord chercher le poète, le perceptif inavoué, le sujet occulté dans le toujours pareil de la répétition, le « non » dans l’impersonnel du discours.
Ludovico : « Comment puis-je croire à ce que vous dites ? Chaque thérapeute m’a donné une explication différente, comme vous-même d’ailleurs. Si je m’en vais et si je vais chez un autre thérapeute, je recevrai une autre explication. Il n’y a rien de scientifique dans tout ça. »
Analyste : « Vous pourriez essayer d’écouter ce que vous sentez et juger à partir de là. »
Ludovico : « Je ne sens rien. Vous ne comprenez pas que tout ça, c’est une perte de temps ? »
Pause.
Analyste : « Pourtant vous vous mettez en colère quand je vous demande d’essayer de sentir. Donc vous sentez quelque chose, même si c’est difficile de se le dire. »
Ludovico : « Je préfère que ce soient les autres qui pensent. »
Analyste : « Bien sûr, comme ça vous pouvez contrôler qu’ils ne sont pas trop fous. Pourtant vous me signalez, quand vous me racontez ce que vous vivez, par la façon dont vous me le racontez, que vous vous faites toujours une idée de ce qui arrive, même si vous n’arrivez pas à vous le dire. »
Ludovico se tait pendant quelques minutes, puis il ajoute : « Quand j’étais petit, il arrivait que j’essaie de parler, mais mon père se mettait à hurler et ma mère lui donnait raison, elle disait que j’étais bizarre et méchant parce que je répondais à mon père. »
Analyste : « Vous êtes en train de me dire qu’à la fin de votre enfance, vous avez appris à penser en silence, sans le montrer ? »
Ludovico acquiesce et se met à me parler d’une fille qu’il a rencontrée et de ce qui s’est passé, sans hésiter, à travers une description de la situation apparente et anonyme, à me communiquer en réalité ses pensées secrètes. Le perceptif occulté – c’est-à-dire la trace d’une subjectivité à l’œuvre, le signe du pulsionnel pris en charge par le sujet, les effets que provoque la rencontre avec l’autre que soi – peut ainsi émerger.
Nous pourrions décrire l’ensemble des mouvements analytiques qui se sont réalisés au cours de cette séance comme la tentative de ne pas faire coïncider le champ de l’expérience (qui se réduit nécessairement dans ces cas-là à l’expérience passée, tout avenir étant invalidé), avec l’horizon d’attente qu’introduit nécessairement tout mouvement de désir. La coïncidence entre les deux dimensions oblige la parole à devenir le témoin de l’histoire déjà écrite, et c’est l’écart entre elles qui introduit le possible. Soit dit entre parenthèses, je rappelle que c’est pour cette raison qu’Aristote tenait la poésie pour supérieure à l’histoire, parce que celle-ci décrit ce qui s’est passé, alors que la poésie introduit le possible.
Association libre ? Peut-être qu’à ce niveau de fonctionnement psychique, les associations libres sont les pensées des innombrables thérapeutes, les mondes riches ou pauvres de ces derniers ; la réflexivité est celle que permet l’analyse, l’autobiographie devient l’histoire des années analytiques et – thérapeute après thérapeute, association après association –, il arrive à se conserver en vie. Si la psychothérapie est un jeu qu’il faut apprendre, comme disait Winnicott, pourquoi ne devrait-il pas en aller de même pour la vie ? « Je voulais parler de quelque chose – me dit-il –, j’ai pensé que ce que vous m’aviez dit la dernière fois, je le trouve partiellement juste. » « Ça me semble déjà pas mal », lui dis-je. Et il rit. Face au tragique et à l’immuable, face à la terreur des énoncés, où aller à la chasse au sujet qui se cache pourtant quelque part ? J’ai appris de ce patient qu’un regard, un sourire ou une petite grimace (dans une amplification maximale de l’attention et dans un corps à corps érotique qui le libidinise) sont les manières à travers lesquelles les pensées non pensables se réalisent et signalent leur existence. Non pas des discours, mais d’infinis pictogrammes, des flashes de plaisir et d’effroi à la place des libres associations verbales. Mais en même temps, des états de l’être à retrouver, à découvrir, face à la croyance que tout est sans vie. Il semble que des formes de vie soient contenues même là où la vie communément connue paraît impossible. Et cette découverte, au fond, ne nous fait-elle pas sentir moins seuls ?
Notes
(1) Conférence à l’Ecole Belge de Psychanalyse le 16 mai 2014, in Communications/Mededelingen 57, 2015/1, pp. 97-103.
(2) Maurizio Balsamo est psychiatre, psychanalyste, membre titulaire formateur de la Société Psychanalytique Italienne. Il est Maître de conférences et Directeur de recherches, UFR Etudes Psychanalytiques, à l’université Paris Diderot, il est également directeur de Psiche, Revue de culture psychanalytique de la Société Psychanalytique Italienne et de la collection de psychanalyse « Le vie della psicoanalisi », Franco Angeli, Milan.
(3) P. Valéry, cit. in F. Gantheret (2014).
(4) I. Hermann (1990), p. 130 : « Le psychisme constitue un champ de variabilité : il est en communication avec le monde extérieur et avec ses innombrables champs de variabilité. »
(5) Je rappelle que pour Julia Kristeva, le sémiotique est la trace que le pulsionnel laisse dans le langage
Bibliographie
M. Balsamo “Fidélité et infidélité de la mémoire, Revue franç. de psych. 2013, 1.
M. Balsamo, “Un premier amour ne s’oublie jamais, ou presque”, Revue franç. de Psych., 1/2012b.
M. Balsamo, (a cura di), Libere associazioni ?, Franco Angeli, Milano, 2011.
M. Balsamo, “Analist at work: Sabina”, Int. Journal of Psych., vol.92, 6, 2011b.
I. Brosdkij, “Che cosa è la poesia”, Lettera Internazionale, 16, 1988.
J. L. Donnet, “Pazienti limite, situazioni limite”, in J. André, Stati limite, Franco Angeli, Milano, 2000.
J. Mc Dougall, A favore di una certa anormalità, 1993, Borla, Roma.
F. Gantheret, “Lo spazio di un istante”, in press in Psiche, 2014.
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A. Green, Du signe au discours, Ithaca, Paris, 2011.
J. Kristeva, Materia e senso, Einaudi, Torino, 1980.
J. B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Gallimard, Paris, 1997
P. Valery, « La création artistique », in Vues, La table ronde, Paris, 1948.
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