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(Exposé pour le 50ième anniversaire de L’École belge de psychanalyse – Mai 2015)
Disparu depuis 2 jours, un homme est retrouvé à l’hôpital, dans le coma. Il a été découvert sur un trottoir, grièvement blessé, inconscient et sans papiers, victime d’une violente agression. Revenu à lui, sans séquelles neurologiques, l’homme, incapable de vivre seul, est pris en charge par sa famille. Pendant 2 ans, il passe le temps, assis dans un fauteuil du salon. Quand il ne contemple pas le jardin par la fenêtre, il lit le dictionnaire. Pour seule prise en charge thérapeutique possible, des antidépresseurs.
Porté par sa famille qui désespère de toute amélioration, il intègre un groupe de psychodrame qui réunit des personnes ayant subi des actes intentionnels de violence, avec comme seule attente « rencontrer d’autres qui ont vécu ça ». Il reste longtemps silencieux, absent parmi les autres. Un jour où les échanges tournent autour du sentiment d’être, depuis l’acte de violence, « coupé » des autres, du monde, de soi…, il évoque un proche à ses yeux particulièrement insensible qui le houspille pour qu’il quitte son fauteuil. La scène est proposée à la représentation. Une participante est choisie pour incarner le proche mais dans le jeu, elle s’exprime trop gentiment. L’homme est alors invité à prendre son rôle pour « montrer » comment l’interpréter. A la surprise de tous, il s’anime, argumente, s’énerve. Reprenant son rôle, il redevient impassible. Dans le feedback d’après jeu, l’homme se dit troublé par ce qui vient de se passer : dans le rôle du proche, il a intérieurement ressenti de la colère, alors que dans le sien, et depuis si longtemps dans la « vraie vie », il ne ressent… plus rien. La participante quant à elle évoque la bulle imperméable dans laquelle elle s’est sentie, dans le rôle de l’homme, bien à l’abri.
J’ai rencontré le psychodrame à partir de deux cliniques à priori opposées : l’une auprès d’auteurs d’infractions pénales reconnus irresponsables et l’autre, auprès de victimes d’actes intentionnels de violence ; toutes deux, cliniques du « hors de », dites de l’indicible, de l’irreprésentable, de la déliaison, mettant à mal la parole elle-même et son adresse – que peut encore signifier à un humain celui qui, pour l’avoir commis ou subi, connut « l’inhumain » ?
Le psychodrame, du fait du passage par le jeu et la représentation figurée sur le modèle de la bobine freudienne, est ici une tentative de dé-jouer les logiques traumatiques, comme celle qui consiste à faire le mort quand on a frôlé la mort réelle ou celle qui permet de s’absenter de son corps, devenu propriété de l’autre. La fonction de symbolisation du jeu offre un relais quand le langage seul ne semble plus pouvoir le permettre ; une façon de dire autrement, dans un espace où il est donné à voir par un infra et métalangage du corps en mouvement. Le jeu, parce qu’il permet de ramener au présent des situations vécues, instaure un espace entre réalité et fiction – faire semblant pour de vrai – un espace qui, dans le cas des problématiques traumatiques, participe collectivement à faire œuvre de reliaison pour parer au néant.
« Mais, est-ce bien psychanalytique, tout ça ? »
La question des liens entre psychodrame et psychanalyse est présente dès l’origine ; au départ, sur le mode du contre-pied, pris à Vienne, entre les années 1910-20, par le jeune psychiatre hongrois Moreno, face à une psychanalyse déjà en pleine essor. De manière avant-gardiste et certainement fantasque pour l’époque, Moreno, « n’attend pas la demande » ; il va délibérément à la rencontre de populations qui n’ont pas accès à l’analyse soit du fait de leur marginalité – des prostituées, des réfugiés, des détenus – soit du fait du dispositif même de l’analyse centré à l’époque uniquement sur l’association libre, notamment les psychotiques et les enfants ; Moreno se montre sensible à la modalité d’être au monde participative, pré-objecto-subjectale. Pour lui, sont thérapeutiques le recours à l’action à travers « la représentation et l’expression vécue active et structurée de situations psychiques conflictuelles […] on met le patient dans une situation telle qu’il rencontre non seulement des éléments de son propre moi mais aussi de toutes les autres personnes qui jouent un rôle dans ses conflits psychiques » et le principe de production et non d’analyse : « La réalisation de soi va au-delà de la connaissance de soi », « Les sujets ne reviennent pas seulement rejouer leurs dialogues mais leurs corps aussi reviennent, rajeunis… toutes leurs forces, leurs actes et leurs pensées reviennent sur scène dans leur contexte et leur séquence originelle… tout le passé ressuscite et arrive en un instant ». Or, « toute véritable deuxième fois est la libération de la première en ce qu’elle permet d’acquérir à partir de sa propre vie le point de vue du créateur ».
Là ou Freud, pour permettre le déploiement de la dimension inconsciente individuelle, épure le dispositif par la suspension du geste, du regard, du mouvement et le silence de l’analyste, Moreno au contraire sature l’espace par la présence – le groupe –, le regard, l’action, le corps en mouvement et le jeu.
A l’origine, rien ne semble donc plus opposé que ces deux approches.
Quelque trente ans plus tard, en France, le psychodrame se fait pourtant « adopter » et rebaptiser par la psychanalyse, et ce, dans ses différentes courants ; cela va non seulement favoriser sa pérennité et sa diffusion mais également permettre la construction de cadres rigoureux avec l’ambition d’une fondation à partir d’une métapsychologie s’appuyant sur les concepts propres aux champs analytiques, comme la répétition, le transfert, l’identification. Ce ne sera pas, parfois, sans s’accompagner aussi de certaines problématiques propres à cette adoption, comme le déni, le désaveu ou la position de surplomb vis-à-vis de la filiation d’origine perçue comme douteuse, la tendance au repli sur son propre giron et un certain ostracisme vis-à-vis de ce qui est extérieur et autre, le besoin d’affirmer l’identité de son courant, etc…
Entre opposition et adoption, Bernard Robinson a proposé une troisième voie, celle d’un dialogue entre les deux pratiques sans tendre à la réduction de l’une à l’autre. Il revient sur des concepts spécifiquement psychodramatiques, comme la catharsis dont il fera une étude fouillée et développe une anthropologie du jeu ; je ne peux que vous renvoyer à son ouvrage Psychodrame et psychanalyse.
La notion de « position clinique » de Ciccone, qui sous-entend que ce n’est pas l’habit du signifiant psychanalytique qui fait le psychanalyste ou l’analyse, permet de poursuivre sur cette voie. J’en reprends quelques énoncés sous l’angle du psychodrame.
- La notion de cadre interne me semble centrale au psychodrame quand dix participants et deux psychodramatistes se retrouvent de façon hebdomadaire pour parler, représenter et jouer, soit douze inconscients en présence… dont le sien propre et celui de son collègue… Dans le trauma, particulièrement les traumas sexuels vécus dans l’enfance, la répétition va avoir tendance à venir bousculer et éprouver la solidité du cadre tant « externe » du dispositif que interne des psychodramatistes, et ce, individuellement et/ou en tant que duo. Elle appelle un repérage des empiètements de limites et un maniement avec tact, bienveillance, contenance mais tout autant clarté et fermeté. Pour ma part, il m’a semblé que les racines du cadre interne plongent directement dans l’analyse personnelle.
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L’acte n’est pas opposable à la pensée rejoint une conception du jeu comme voie d’accès à l’inconscient. Or, tout le monde ne sait pas jouer. Dans le trauma, c’est même, à la fois, ce qui fait défaut du fait du collapsus de l’espace psychique qui favorise les mécanismes de défense de survie archaïques comme le clivage, le déni, les introjections ; et c’est même à la fois l’efficace du psychodrame du fait de la relance de l’identification contre le miroir éclaté – soit la relance du registre imaginaire – et la reliaison concomitante aux autres registres, que permet le jeu.
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On ne peut, comme psychodramatiste, échapper à l’engagement que commandent tant le regard que la dimension groupale et le passage à la représentation dans le jeu. Il y a ce moment où le psychodramatiste invite un participant à se lever et à passer à la représentation. C’est chaque fois l’inconnu. Aucun scénario n’est écrit à l’avance. On ne sait pas où l’on va être emmené par le protagoniste. C’est la surprise qui est le plus généralement au rendez-vous, mais il est de règle de jouer… Il y a un certain saut dans le vide, mais un vide qui n’est plus un néant.
- Le contre-transfert nécessite aussi une vigilance particulière, notamment dans la place, l’attention, la qualité d’écoute équivalente à donner chaque participant. Les questions de rejet, de préférence, les rivalités vont venir se rejouer et se retraiter.
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Tout ce que le patient montre ou dit est adressé au psychanalyste. Dans le psychodrame, l’adresse est plurielle : elle peut être au groupe en tant que tel, ou à tel participant, à l’un des deux thérapeutes ou bien encore au couple de thérapeutes… ce qui complexifie le repérage du transfert et le passage à son élaboration.
- Les objets réels et l’espace sont des lieux de projection. Il y a peu, un ballotin de pralines a été posé au centre du groupe juste avant la séance… Il a fallu toute la vigilance nécessaire pour empêcher le passage à l’acte collectif, soit transformer l’espace thérapeutique en une scène d’orgie orale, mais néanmoins accueillir le geste avec tact et tenter de transformer l’objet en objet psychodramatique. C’est ainsi qu’un participant y a vu une bombe, tandis qu’un autre de dire subtilement : « la prochaine fois, j’amène le barbecue… ».
- Le savoir mis en suspens…. Dans notre pratique du psychodrame, il n’y a pas d’interprétation directe. Les propositions ou les coupures de jeu ont parfois valeur d’interprétation. Il y a aussi un « relevé » – ou observation – en fin de séance mais qui est un discours méta sur les thèmes ayant circulé, qui s’adresse à la cantonade. Par contre, les participants, souvent avec beaucoup de finesse et de justesse, formulent des interventions pour les uns et les autres qui ont parfois valeur d’interprétations, d’ailleurs bien plus recevables que venant de notre part.
- J’espère avoir fait entendre comment le psychodrame est à considérer comme co-travail, co-construction, où l’intra-psychique est étroitement lié à l’intersubjectif, sans pour autant se confondre avec celui-ci.
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Enfin, il n’y a pas de contre-indication. Il circule que le psychodrame est indiqué pour les troubles narcissique identitaires, les états-limites… Pour ma part, parce qu’il offre une autre voie d’approche de la dimension inconsciente par le biais du jeu et de la participation, à la fois participer à mais aussi participer de – soit de l’être humain, je considère que le psychodrame est aussi indiqué à… tous ! Et donc même aux psychanalystes ! Nous ne sommes en effet pas étrangers aux questions d’avoir à « prendre-part », ne fusse qu’au sein des associations analytiques, mais aussi, aux discussions entre écoles d’analyse et enfin, au mouvement même de la psychanalyse à travers le temps…
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