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(Exposé pour le 50ième anniversaire de l’École belge de psychanalyse – Mai 2015)
En 2005, je travaillais comme psychologue dans un service psychiatrique d’un hôpital général. Un vendredi, Mme Bleu, qui avait alors 65 ans, est accueillie dans notre service et son psychiatre me demande de lui proposer des entretiens. Je peux la recevoir le jour même. Elle est très loquace et me raconte une histoire familiale très lourde. Sa mère a essayé de se suicider après la naissance « accidentelle », sur le tard, d’un nouvel enfant. Elle se jettera dans le canal avec son bébé. Elle y survivra mais pas son bébé. Et deux ans avant cette hospitalisation, la fille de Mme Bleu réussira, elle, son suicide en se jetant aussi dans le canal. Mme Bleu est envahie par des envies suicidaires totalement obsédantes. Elle parle beaucoup et a tellement de choses à raconter, avec une extrême intensité émotionnelle, que je vais l’écouter pendant presque une heure et demie. Je reviens dans le service le mardi suivant, nous avons convenu de nous revoir en entretien. Mme Bleu est totalement différente, son contact et son discours sont marqués par une certaine réticence qui attire mon attention. Elle parle très peu, déjà beaucoup plus lentement, et répète que les autres patients la tiennent à distance parce qu’ils trouvent qu’elle sent mauvais. Je croirai comprendre plus tard que ce discours paranoïde est une forme de transfert projectif sur les autres patients qui lui permet de maintenir à distance une honte et une culpabilité destructrices qui risquent de la submerger. Et, de fait, quand je reviens le jeudi, elle a encore beaucoup changé. Elle ne parle quasiment plus. Son corps est comme écrasé par une chape de plomb qui l’oblige à se déplacer avec une lenteur impressionnante. Ce ne sont plus les autres patients qui trouvent qu’elle pue mais elle-même. Il me semble que l’effondrement mélancolique est évident et que la honte et la culpabilité, d’une efficacité si mortifère, ne peuvent plus être projetées et sont donc totalement incorporées.
Va s’en suivre une série d’entretiens parmi les plus pénibles de ma carrière. Je la reçois en face à face chaque fois que je viens dans le service. Elle est totalement figée et son regard me fixe sans bouger. C’est encore pour moi difficile à décrire, mais ce regard est à la fois terriblement vide et pourtant chargé d’une intensité mortifère qui me glace. Ma pensée et mon corps sont atteints. Je me rendrai compte, après-coup, qu’avec elle, je balance mon fauteuil en arrière pour arriver à m’appuyer contre le mur du bureau. Je crois comprendre maintenant que j’étais à la recherche d’un renfort pour ce que Geneviève Haag appelle l’objet d’arrière-plan1 dont le bébé a besoin pour supporter l’interpénétration des regards. À condition que le portage soit suffisamment bon, cette interpénétration des regards est un cramponnement rassurant comme l’a théorisé Imre Hermann. Mais, si l’objet d’arrière-plan est défaillant et si le regard de l’autre vient « dévisager2 » le bébé, celui-ci peut en arriver à mobiliser des défenses autistiques.
Mme Bleu est presque mutique, je suis plus interactif, lui pose sans la submerger quelques questions. Je comprendrai, de nouveau après-coup, que j’essaie sans m’en rendre vraiment compte de l’amener à associer. Mais sa pensée est hantée par des ruminations, figée. Comment pourrait-elle associer ?
Un jour, elle me dira : « Je ne suis même pas capable d’être une bonne patiente pour vous, je n’ai rien à vous dire ». Il me semble alors que je la persécute avec beaucoup de bonnes intentions3… Du coup, je décide de lui proposer un autre setting. Je continuerai de l’inviter à la voir en entretien chaque fois que je viens dans le service, mais, selon ce qu’elle a à me raconter, on adaptera la durée des séances. J’en viens à pratiquer des séances courtes, ce qui nous soulage tous les deux beaucoup. Par ailleurs, je tiens à préserver la régularité du contact.
Je me dis aussi que puisqu’elle ne peut pas associer librement, c’est à moi de le faire. C’est dans une des séances qui va suivre que me vient l’idée qu’il faudrait que dans cette hospitalisation il y ait un événement pour réintroduire de la vie. Et je me rappelle qu’un jour, dans un autre cadre, j’ai accompagné un résident au cimetière pour trouver la tombe de son père. Je repense au premier entretien marqué par cette transmission transgénérationnelle de deuils impossibles. J’hésite un moment, puis je quitte la sécurité de l’appui sur le mur. Je me rapproche donc corporellement d’elle et lui dis : « Est-ce que ça vous intéresserait si on vous accompagnait sur la tombe de votre fille ? » Il me semble qu’une lumière différente se manifeste tout à coup dans son regard. Et elle me répond assez rapidement « Oui » avec une assertivité qui tranche assez avec son ton très monocorde devenu habituel.
Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je ne pense pas que ce soit une bonne chose que ce soit moi qui l’accompagne. Peut-être que je sens qu’il faut s’appuyer sur la diffraction du transfert. Je demande alors à la kinésithérapeute du service si elle pourrait accompagner Mme Bleu. Je sais que Mme Bleu a avec elle une excellente relation et qu’elle va très volontiers à la relaxation. J’ai par ailleurs, moi aussi, une grande complicité dans le travail (un transfert ?) avec cette collègue.
On en discute en réunion, son psychiatre marque son accord. La chose va donc se faire. Dans l’entretien suivant, Mme Bleu semble plus légère. Quand je lui demande ce qu’elle ressent, elle me dit : « Je n’ai plus d’idées noires ». Et, de fait, il n’y aura plus de tentative de suicide.
Pour Freud, la mélancolie était la forme emblématique des névroses « narcissiques », a priori inaptes au transfert. Et il me semble que cette opposition entre « névroses de transfert » et « névroses narcissiques » a laissé des traces durables. Qu’est-ce que le transfert ? Selon Laplanche et Pontalis, le transfert « désigne, en psychanalyse, le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué4 ».
Cette définition me semble renvoyer encore implicitement aux « névroses de transfert » dans la mesure où il y est d’abord question de l’actualisation de « désirs inconscients ». Or, on sait maintenant que là où achoppent les problématiques psychotiques, par exemple, c’est justement dans la possibilité pour le sujet d’être porté par des désirs, de même que l’échec du refoulement et l’effet de la forclusion vont empêcher la « production » de fantasmes inconscients remplacés par le délire comme sorte d’inconscient « à ciel ouvert ».
Par contre, ce qui semble beaucoup plus général, c’est la notion de « répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué… ». En effet, il peut alors tout à fait s’agir de prototypes infantiles « préœdipiens ». De même, nous y apprenons que le transfert n’est pas réservé à l’analyste mais tient à « un certain type de relation ». Et, de fait, dans les pratiques institutionnelles, n’importe quel membre d’une équipe et, souvent, jusqu’au personnel administratif ou de maintenance, peut vite être l’objet d’un transfert sur lequel il faudra pouvoir s’appuyer, à l’instar de la cure, mais selon d’autres modalités « techniques », selon les coordonnées d’une autre situation psychanalytique. Sans oublier que les autres patients ou « utilisateurs » sont aussi l’objet de transferts très puissants.
Il me semble que l’on retrouve le même problème dans le dictionnaire, par ailleurs excellent, dirigé par Roland Chemama : « Transfert : lien s’instaurant de manière automatique et actuelle du patient à l’analyste, réactualisant les signifiants qui ont supporté ses demandes d’amour dans l’enfance, et témoignant de ce que l’organisation subjective du sujet est commandée par un objet, appelé par J. Lacan objet a5 ».
Or, dans les problématiques schizophréniques, pour prendre un autre exemple, le rapport plus ou moins ordinaire au langage est bouleversé parce que l’articulation des signifiants est marquée par le même achoppement que celui que j’ai relevé précédemment et qui correspond à une impasse dans la « production » de l’objet a. L’objet a, l’objet de la pulsion fait défaut ou est comme éclaté, ce qui s’accompagne d’un dérèglement pulsionnel et d’une panne du désir qui se retrouve sans cause. Tout comme on y retrouve l’impossibilité qu’un fantasme inconscient vienne à se structurer. Je pense à Mme Rouge dont j’étais le psychologue référent lors de son séjour dans le service déjà évoqué et dont la problématique schizophrénique était très à l’avant-plan. Un jour, nous étions au fumoir, ma collègue art-thérapeute et moi-même, en face de Mme Rouge qui portait des chaussures dont les lacets étaient défaits ; ma collègue s’adressa à elle : « Mme Rouge, vos lacets sont défaits ». Cette dernière fut alors visiblement saisie par une forte angoisse et répondit : « De quels faits parlez-vous ? ».
Quelques jours plus tard, Mme Rouge se retrouva en entretien avec moi. Elle me raconta qu’un jour, elle avait perdu son âme : « Un soir, on est allé au bal, mon compagnon et moi. On a dansé mais à un moment, il est allé danser avec une autre femme et j’ai bien vu ce qui se passait. À ce moment-là, j’ai perdu mon âme, j’ai reçu un coup de l’âme6 dans le cœur7 ».
Le transfert, au lieu d’être absent, va se manifester au contraire avec une très grande intensité. Ce qui explique la nécessité de s’appuyer sur un collectif pour pouvoir offrir à ces patients des possibilités de diffraction du transfert puisqu’il s’agit ici de la répétition de prototypes infantiles archaïques8.
Pour les psychanalystes qui, après Freud, vont aller à la rencontre des « névroses narcissiques », une recherche américaine publiée en 1954 va s’avérer déterminante. C’est celle de Stanton et Schwartz, l’un psychiatre, l’autre sociologue9. Cette recherche montre que, au sein d’une équipe, plus les désaccords à propos d’un patient se creusent, plus ils sont fortement investis et surtout plus ils restent secrets, et plus la pathologie du patient en question va se retrouver majorée. Il y a un effet miroir entre la fragmentation intrapsychique qui habite le patient et celle qui va émerger au sein des équipes.
Ces recherches vont conforter les observations de Jean Oury et de François Tosquelles. Le premier va développer la notion de « transfert dissocié » dans les problématiques schizophréniques, le deuxième inventera le dispositif des « constellations transférentielles » pour s’appuyer sur la diffraction du transfert.
À noter aussi que Stanton et Schwartz mettent en évidence que la fragmentation du dispositif institutionnel ou les clivages préexistants dans les équipes ont aussi des effets pathogènes.
Parmi les psychanalystes qui ont conceptualisé comment on pouvait construire des dispositifs indispensables pour penser le travail institutionnel (mais aussi pour le travail en réseau, ce qui est un vrai défi), je retiendrai ici les travaux de Michel Balat et Pierre Delion d’un côté et de René Roussillon de l’autre. Pour eux, ces dispositifs symbolisants, analysants, reposent sur l’articulation de trois fonctions : les fonctions phorique, sémaphorique et métaphorique. Attardons-nous pour conclure sur cette articulation. « D’abord » vient la fonction phorique, il s’agit donc d’assurer le portage, une forme de sécurité de base, de contenance, proche du concept de holding chez Winnicott et très en lien avec la notion de Contact enrichie par Jacques Schotte10 et que Pierre Delion cite souvent. « Ensuite », entre en jeu la fonction sémaphorique. À partir de cette base, il s’agit de pouvoir s’aventurer dans des énonciations sur le vécu du travail d’abord le plus souvent énigmatique, corporel, traversé de contre-transferts dérangeants et de vide de la pensée. Vécu singulier qui dans un premier temps va paraître incompatible avec celui des autres. Mais, étant donné la diffraction du transfert, les intervenants doivent pouvoir partager ces incompatibilités apparentes. C’est seulement « après » ce parcours que la fonction métaphorique, productrice de sens nouveaux, devient possible produisant l’effet du mot d’esprit : « lumière et sidération » (Freud). Une forme d’euphorie, au sens étymologique du terme vient alors enrichir le portage et ainsi de suite !
1 À partir des travaux de J. Grotstein sur « la Présence d’arrière-plan d’identification primaire », de D. Anzieu sur le Moi-peau et de Cl. Athanassiou sur les identifications précoces et les liens de symétrie et d’asymétrie.
2 Je pense bien sûr à l’excellent livre de Daniel Marcelli : Les yeux dans les yeux, et à la pensée d’Emmanuel Levinas.
3 Je pense ici à ce livre d’Harold Searles qui fut si important pour moi : L’effort pour rendre l’autre fou.
4 Le vocabulaire de la psychanalyse.
5 Dictionnaire de la psychanalyse.
6 Bien sûr j’aurais dû écrire « lame », mais ce n’est pas ce signifiant que j’ai entendu.
7 On voit bien comment pour elle le découpage ordinaire d’une phrase ne vaut pas nécessairement. Et du coup, ce n’est pas tant la réactualisation des « signifiants qui ont supporté ses demandes d’amour dans l’enfance » qui va caractériser le transfert ni guider notre approche. Gisela Pankow avait coutume de dire : « Avant de faire une analyse, il faut avoir un corps ».
8 Ce rapport à l’archaïque nous amène aussi à prendre en considération toute l’importance pour les patients, les « utilisateurs », mais aussi pour nous-mêmes de l’environnement non-humain ; que ce soit dans une institution ou au domicile. Le psychanalyste argentin José Bleger nous a laissé une conceptualisation très précieuse autant pour penser la cure-type que les pratiques institutionnelles. Pour lui, le « cadre » de la situation psychanalytique ne se limite pas aux quelques règles explicites, mais correspond en fait à tous les invariants de la situation. Ce cadre va faire office de contenant permettant le processus analytique en assurant une sorte de base de sécurité en devenant le réceptacle des zones les plus archaïques de notre psychisme.
9 Elle est introduite en France par Paul-Claude Racamier et reprise notamment dans Le psychanalyste sans divan.
10 Rappelons que le « contact » formalisé d’abord par Léopold Szondi puis développé par Jacques Schotte est une reprise de la théorie de l’agrippement d’Imre Hermann qui a été le précurseur de la théorie de l’attachement.
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