(Exposé pour l’AEPEA – Ottignies – 25 mai 2018)
Certes, la loi relative à l’exercice de la psychothérapie nécessite une analyse juridique permettant d’en comprendre enjeux et issues possibles, mais il est également nécessaire d’en comprendre le sens. Entre 2014 et 2018, nous sommes passés d’une loi sur la profession de psychothérapeute à une loi sur l’exercice de la psychothérapie. La psychothérapie est donc devenue un acte médical (nous sommes dans la loi sur l’art de guérir) qui peut donc être défini, mesuré, inséré dans des protocoles.
Une loi qui avait fait l’objet d’un consensus tant politique que parmi les professionnels se voyait modifiée de fond en comble sans aucune concertation. La Ministre De Block estimait nécessaire de « réparer » la loi existante. Ce terme donne d’emblée à la santé l’idée de normes à atteindre.
Découper la clinique en une chaîne d’actes isolés.
Une première classification vise à définir qui peut exercer ces actes ? Ici , des médecins, des psychologues, des orthopédagogues.
Et l’on retrouve le même schéma que pour les autres domaines de l’art de guérir : le haut gradé prescrit, parfois exerce un acte – mais de moins en moins souvent, car cela coûte cher – le plus souvent, les exécutants procèdent aux actes: délivrer un médicament, faire une piqûre, effectuer une radio,…
Ainsi se met en place une logique de travail à la chaîne, de découpage de la clinique en acte codifiés, d’une multiplication des professions subalternes exécutants ces actes. Ainsi, dans le champ de la psychothérapie, nous avons vu apparaître les orthopédagogues dont on ne sait pas encore très bien ce qu’ils feront, même si l’étymologie laisse entendre un redressement.
Plus récemment, on a vu apparaître des « sous dentistes ». Comme pour les orthopédagogues qui n’existent pas (encore) en Wallonie, la Flandre connaît déjà les hygiénistes bucco-dentaires qui sont depuis peu officiellement reconnus en Belgique1
Ces professionnels pourront accomplir des actes jusqu’à présent réservés aux seuls dentistes. “Les hygiénistes bucco-dentaires seront en mesure de fournir des soins dentaires préventifs et d’exécuter certaines tâches sur les instructions d’un dentiste. Quand on sait combien de temps les gens doivent parfois attendre un rendez-vous, ce n’est certainement pas un luxe”, explique la ministre de la Santé, Maggie De Block2.
Paramétrer les traitements.
Une fois actes et professionnels précisés, il devient possible de les insérer dans une nomenclature et de prévoir des remboursements. C’est ainsi que:
La ministre franchit un pas historique dans les soins de santé mentale. La profession de psychologue clinicien a été officiellement reconnue en 2016. Le remboursement de l’aide psychologique pour quelque 120.000 patients suit à présent. « Nous rendons ainsi l’aide psychologique plus accessible et nous évitons de cette manière que certains problèmes psychologiques ne s’aggravent » 3
Un peu plus loin…
En partant d’un cadre interdisciplinaire, les psychologues et les orthopédagogues cliniciens assureront l’aide psychologique de première ligne.
Qu’entend-on par cadre interdisciplinaire :
Les patients, envoyés par leur généraliste ou leur psychiatre, [ c’est-à-dire munis d’une prescription4 ]pourront désormais compter sur le remboursement d’un traitement de courte de durée. Ce remboursement couvrira quatre consultations maximum.
En fait, cette manière de procéder indique d’emblée ce qui relève d’une normalité de traitement. Soit vous pouvez être « réparé » grâce à un traitement rapide, dont l’efficacité est inscrite dans une procédure – par ailleurs évaluable, soit vous entrez dans les cas bizarres, atypiques, les fous, les rejetés, les SDF…
Le modèle de la rationalité médicale a tout sons sens tant qu’il s’agit de réparer un « bras cassé »… au sens propre.
Classifier les souffrances
Tout ce travail de classification est dans la suite logique d’un découpage de la souffrance psychique en items qui vont favoriser traitements et évaluation. C’est ainsi que le DSM est passé en quelques années de 180 « disorders » à plus de 400 aujourd’hui. Ces troubles permettent une prescription d’actes, ou le plus souvent de médicaments.
Ce découpage apporterait-il une meilleure qualité des soins ?
Ce n’est pas ici que je vais reprendre les aberrations relatives au TDAH. Les dysfonctionnements concernent tant les prescriptions médicamenteuses que la manière dont sont prodigués les actes.
Un exemple parmi 1 000, cette infirmière à domicile qui déclare5 :Comme beaucoup d’autres, je ne me déplace plus pour une simple piqûre que la mutuelle nous paie 2 euros brut ! Le temps du trajet, de trouver la carte d’identité, de faire la piqûre, d’encoder si nécessaire les données manuellement, d’échanger quelques mots avec le patient… ça ne vaut vraiment pas la peine ! »
En fait, ce new management provoque non seulement une baisse de qualité des soins mais – et c’est lié – une grande souffrance au travail.
Dans son film, “Burning out”, Jérôme le Maire suit les membres de l’unité chirurgicale dans l’un des plus grands hôpitaux de Paris. Ce bloc opératoire ultraperformant fonctionne à la chaîne : 14 salles en ligne ayant pour objectif de pratiquer chacune quotidiennement huit à dix interventions. L’organisation du travail, extrêmement sophistiquée, est devenue pathogène car patients, professionnels, espaces et temps constituent les ressources déshumanisées du management. Traditionnellement les professionnels étaient habitués à travailler en équipes ayant leur histoire, habitudes, chacun connaissant les compétences, faiblesses, marottes des uns et des autres. Aujourd’hui, chacun se voit attribuer des tâches avec des collègues qu’il ne connaît parfois pas selon les besoins d’un planning qui ne souffre aucune case vide.
Christophe Dejours indiquait récemment dans Le Monde6 qu’il recevait en consultation des chefs de services dans des états psychiques préoccupants – états de confusion mentale, problèmes somatiques gravissimes. Ces nouvelles formes de pathologie liées au travail apparaissent de part la généralisation des méthodes du New public management et sa cohorte d’audits, d’outils d’évaluation et de protocoles de soins dont les priorités sont objectifs quantitatifs et performances mesurables ; ce qui est bien loin de l’ethos professionnel.
Ces difficultés touchent tous les professionnels de la santé (médecins-conseils compris7). Tout récemment, un sondage indiquait qu’en Belgique, dans le secteur des soins, un travailleur sur trois dit prendre un médicament pour assurer son service8.
Mais rassurez-vous, la Ministre y a pensé.
L’exemple du burn-out
Prenons l’exemple du burn-out puisqu’un projet pilote vient d’être lancé9 :
Maggie De Block, ministre des Affaires sociales et de la Santé publique s’attaque à la prise en charge du burn-out comme maladie liée au travail. Dès novembre 2018, jusqu’à 1 000 travailleurs en burn-out ou menacés de burn-out pourront participer à un projet pilote leur offrant un trajet d’accompagnement sur mesure. Ce projet pilote sera développé par l’agence fédérale des risques professionnels Fedris et fera partie d’un plan global destiné à mieux anticiper et traiter les troubles mentaux courants, qu’ils soient liés au travail ou non.
Quel est ce trajet accompagnement sur mesure ? Si l’on se plonge dans les documents, il est constitué
- d’une phase de dépistage (maximum 2 séances)
- 3 séances de starter kit recommandées : gestion du stress, hygiène de vie, récupération d’énergie, session de formation de type psycho-éducationnelle individuelle
- 7 séances en option : selon les approches psycho-corporelle ou cognitivo-émotionnelle.
Pourquoi ces méthodes ? Le projet se fonde sur un rapport du Conseil Supérieur de la Santé10 qui indique qu’au plan thérapeutique,
il est difficile de donner des recommandations claires concernant les interventions à mettre en place.
Seule la thérapie cognitivo-comportementale a suffisamment de preuves dans la littérature pour être recommandée dans les interventions. Les interventions comportementales cognitives sont cependant aussi les plus étudiées, ce résultat peut donc venir uniquement du fait qu’il y a peu d’autres techniques thérapeutiques qui ont été étudiées à ce jour.
Bien sûr ! Nous voyons ainsi comment fonctionne l’entonnoir : les souffrances sont découpées en items que l’on va essayer de mettre dans une grille d’évaluation11 permettant de mesurer l’impact des interventions.
En ce qui me concerne, les personnes que j’ai vue et qui étaient atteintes de « burn-out » combinaient chaque fois un environnement professionnel totalement inadéquat avec des fragilités personnelles. Celles-ci ne se seraient peut-être pas réveillées si le cadre de travail (que l’on ne choisit pas toujours) n’avait pas allumé la répétition.
Il faut alors délicatement broder entre réalité psychique et réalité externe pour permettre au patient d’à la fois réfléchir à son histoire ET décoder un environnement toxique. Désolé, je ne fais pas ça en 7 séances facultatives. Il est vrai que mon objectif premier n’est pas de remettre coûte que coûte le patient à son poste de travail.
Dans « Actuelles sur le traumatisme et le travail »12, Christophe Demaegdt reprend la manière dont s’est déroulé le Ve congrès international de psychanalyse à Budapest en 1918 qui réunissait non seulement les psychanalystes mais aussi l’état-major allemand et autro-hongrois, soucieux les uns comme les autres de soigner au plus vite les névroses de guerre et de renvoyer les soldats au front. Ne pas interroger la guerre et peut-être le bien fondé d’en être malade a constitué un de nos points aveugles. A nous de ne pas tomber dans la même ornière en mettant la priorité en renvoyant au front les petits soldats du capitalisme. Le travail est un élément essentiel de notre épanouissement, mais pas n’importe lequel, ni à n’importe quelles conditions.
Mais une autre critique, plus fondamentale, peut être faite. La ministre De Block déclare que
« Nous devons mettre davantage l’accent sur la prévention car prévenir, c’est guérir. Il faut agir le plus rapidement possible avant que la maladie ne s’installe pour de bon, et ce peu importe la cause. »
Le rapport du CSS mentionne à de très nombreuses reprises que
Prévenir ou soigner le burn-out doit en effet inclure un changement dans le modèle de société, plutôt que de reposer uniquement sur des solutions adaptatives, ou sur la médication ou la psychologisation.13
Comme on le voit, une souffrance due à des conditions de vie est renvoyée à la responsabilité individuelle, à un disorder à réparer rapidement.
Au moment où est lancé le Projet pilote burn-out, la Belgique vit une grève dans une chaîne de supermarchés ; secteur dans lequel on sait à quel point les conditions de travail ont changé ces dernières années.
La pénibilité croissante du métier, Zoé peut en parler des heures, elle qui trime aux caisses d’un hypermarché Cora en Région bruxelloise depuis près de 20 ans. «En 2000, c’était encore assez cool comme job. Mais la cadence qu’on nous impose est devenue infernale. À tel point qu’aujourd’hui, je fonctionne comme une machine. J’en viens parfois à travailler pour trois ou quatre, surtout en période de promotions. Plus question de parler avec mes collègues entre deux clients.»
(…) Avant, nous étions dix à nous occuper de la clientèle. Aujourd’hui, à charge identique, nous ne sommes que cinq à six. La direction nous explique recourir à un logiciel pour optimiser nos horaires en fonction du nombre de clients et du chiffre. Si c’était positif, pourquoi pas. Mais ce n’est pas le cas.14
A mon sens, la meilleure prévention du burn-out réside dans la participation à l’action syndicale. En fait, je ne dis rien d’autre que le CSS dont la première recommandation est formulée comme suit :
Étant donné que le burn-out est lié au modèle de société, le CSS recommande d’abord que les acteurs sociaux et les pouvoirs publics mènent une réflexion générale sur le modèle de société, et plus particulièrement sur un nouveau modèle d’organisation du travail plus « durable » et « soutenable », qui serait moins orienté vers la performance.15
Quelle bande de gauchistes, ces conseillers de Maggie De Block !
Et le conducteur chinois ?
Comme on le voit, ces tendances reviennent à la logique très simple du capitalisme :réduire la réalité à des petites séquences mesurables et sur lesquelles il y a moyen d’opérer. Quand bien même il est chirurgien, un travailleur peut en remplacer un autre, un symptôme peut être éradiqué et tant pis si la souffrance se déplace. Les individus ne sont que des variables parmi d’autres du profit. Comment donc rendre cette variable la moins aléatoire possible ? Et c’est là où notre foutu psychisme, notre singularité vient mettre du désordre.
Heureusement, des solutions sont en voie d’approche : à savoir tout le champ des interfaces cerveau-machine. C’est-à-dire les systèmes de liaison directe entre un cerveau et un ordinateur (ou une puce), permettant à quelqu’un d’effectuer des tâches sans passer par l’action des nerfs périphériques et des muscles. Ce type de dispositif permet de contrôler par la pensée un ordinateur, une prothèse ou tout autre système automatisé, sans solliciter ses bras, mains ou jambes16.
Certains voient dans ces dispositifs de grands espoirs pour soigner des troubles psychiatriques.
La boucle de rétroaction instaurée par une ICM peut permettre à l’utilisateur de prendre conscience de son activité cérébrale pour apprendre à la contrôler. C’est le principe général du biofeedback (ou neurofeedback lorsqu’il s’applique au cerveau). Ce principe pourrait conduire à de nouvelles approches thérapeutiques, notamment pour réduire les troubles de l’attention, en complément des approches médicamenteuses. A Lyon, le CRNL est à l’origine d’un partenariat public-privé visant à développer des dispositifs de ce type reposant sur des interfaces ludiques. Les chercheurs prévoient de lancer une étude clinique pour évaluer leur effet chez des enfants atteints de troubles de l’attention. (Inserm)
Dans tous ces dispositifs, on ne parle jusqu’à présent de systèmes qui augmentent le contrôle de l’usager. Mais voici qu’une nouvelle vient bouleverser la donne : il serait possible de non seulement recueillir les ondes cérébrales, aussi d’avoir un effet sur elles. Le 29 avril dernier, le South China Morningt Post17 annonçait que “La Chine collecte les données directement depuis le cerveau des travailleurs à une échelle industrielle.”. Les illustrations montrent un conducteur de train de la Hangzhou Zhongheng Electric, son képi et l’appareillage électronique qu’il contient.
Des projets gouvernementaux de surveillance déploient des capteurs cérébraux pour détecter les changements d’état émotionnel des employés sur les chaînes de production, dans l’armée et dans les postes de pilotage de trains à haute-vitesse.“
(…) “des capteurs analysent en continu les ondes cérébrales et envoient les données à des ordinateurs qui, à l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle, détectent des pics émotionnels tels que la dépression, l’anxiété ou la colère (depression, anxiety or rage)”.
Bien sûr, tout cela se construit afin d’éviter des accidents, mais on voit d’emblée comment seront éjectés de la chaîne les travailleurs dont les humeurs ne correspondent pas à la joie attendue ; ou pire comment ces humeurs pourraient un jour se voir modifiées pour répondre aux performances attendues.
Comme on le voit, bien vite apparaît une question plus générale : Peut-on mesurer sans contraindre ?18 Et si contrainte il y a, qui en décide des modalités ?
1Arrêté royal relatif à la profession d’hygiéniste bucco-dentaire du 28 mars 2018
2RTBF – 30 mars 2018 – Les “sous-dentistes” vont débarquer en Belgique
3Site de Maggie De Block, – Communiqué de presse du 18 mai 2018: 120.000 patients pourront se faire rembourser leur aide psychologique
4L’Echo – 18 mai 2018 – Vos 4 premières séances chez le psy bientôt remboursées
5SoirMag – 20 novembre 2017 – Infirmiers à domicile: le métier va changer
6Le Monde – 15 février 2018 : Christophe Dejours, psychiatre : « Les soignants sont contraints d’apporter leur concours à des actes qu’ils réprouvent ».
7RTBF – 24 mai 2018 – Les médecins-conseils sont surmenés
8RTBF – 12 mai 2018 – Un tiers du personnel soignant sous traitement pour assurer son service
9Site de Maggie De Block, – Communiqué de presse du 7 Mai 2018: Reconnaissance du burn-out comme maladie liée au travail: lancement d’un projet pilote dès novembre 2018
10Conseil Supérieur de la Santé. Burnout et travail. Bruxelles: CSS; 2017. Avis n° 9339.
11Par exemple le MBI: MASLACH BURNOUT INVENTORY Echelle de mesure de l’Epuisement Professionnel du Soignant.
12PUF, 2016
13CSS, Op cit pg 20
14Le Soir – Julien Bosseler – 10 mai 2018 – Ces employés qui encaissent la crise des supermarchés
15Op cit p. 35
16Inserm – Interface cerveau-machine (ICM) – Agir par la pensée
17South China Morningt Post – 29 avril 2018 – ‘Forget the Facebook leak’: China is mining data directly from workers’ brains on an industrial scale
18Affordance – Olivier Ertzscheid – 21 mai 2018 Peut-on mesurer sans contraindre ? Bienvenue dans le World Wide Brain (La suite des traductions vient de cet article dont la lecture intégrale est recommandée)
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