2022-2023: Séminaire inter-associatif Psychanalyse et environnement

Anne Verougstraete (EBP) et Valérie Leemans (ARPP)   

La conférence donnée par Luc Magnenat en marge de l’ouverture de la COP 21, le 30 novembre 2015, à l’invitation de Jean Paul Matot qui présentera sa pensée du Soi-disséminé le 24 mars prochain à l’EBP-BSP, a marqué plusieurs parmi nous. La rencontre avec sa parole a fait événement, opérant dans le sens vital de ce qui humanise des zones en état de désaffectation et renforçant notre certitude de l’enjeu majeur du sentiment d’apparentement à l’environnement humain et non humain, elle nous a poussés à travailler en séminaire le rapport entre psychanalyse et environnement. Dès 1921 l’importance du sentiment qui nous relie au vivant dans son ensemble est inscrit dans le corpus théorique de la psychanalyse par l’essai de Lou Andreas-Salomé, « Le narcissisme comme double direction ». Elle nomme, d’une part, le sentiment profond d’être en continuité avec le monde animal, les plantes, le « Tout » de la nature et, d’autre part, la profondeur de notre sentiment d’identité individuelle, singulière ; double regard qu’en 1960 Harold Searles développera magistralement. Freud accueillant favorablement sa pensée centrée sur l’intra- et l’interpsychique mais aussi la reliance au monde extérieur dans son ensemble, lui écrit : « Je ne considère pas vos remarques sur le narcissisme comme des objections, mais comme des indications pour tenter de trouver de nouveaux éclaircissements conceptuels et objectifs. Je vous donne raison sans pouvoir résoudre les problèmes soulevés.»[1] Lou nomme les traces en nous « dun savoir encore à l’œuvre[2] », la persistance du lien à l’indifférencié primaire et « une sensation fondamentale d’insondable communauté de destin avec tout ce qui est ».[3]

Le travail du séminaire nous rend plus sensibles à l’indéterminé de telle manière que la culture et la nature ne soient pas réifiées comme des domaines fixes mais comprises comme un milieu en symbiose que nous pouvons transformer pour stimuler une meilleure coexistence. Partant de l’expérience vécue et non de concepts, nous cherchons à allier, dans leurs enchevêtrements et dans leurs écarts, sensibilité et intelligence, matière et esprit, charnel et spirituel. D’emblée le séminaire s’est  constitué en une expérience inter-associative avec l’intime conviction d’une nécessaire rencontre à plusieurs pour penser la crise environnementale. Sa thématique mobilisatrice et périlleuse, nous met en présence de la primauté du relationnel aux fondements de nos existences, soulève des questions existentielles en lien avec l’émergence et la finitude de la vie, son approche passionnée et passionnelle, chargée de nos peurs face à la réalité des désastres actuels et dépositaire des traces mémorielles de nos histoires archaïques, suscite des craintes et des défenses, appelle un engagement en commun. Au terme de la première année, trois champs différenciés de recherche ont émergé, comme trois ramifications dans le groupe. Les uns souhaitant recourir à la théorie pour penser et imaginer le rapport du sujet au monde, d’autres à l’empirie du terrain pour repérer, observer avec peu de rêverie, d’autres encore à la vraie action sur le monde après nous avoir conviés à participer ensemble à une soirée d’« Extinction Rébellion ». Ces trois branches pourront-elles un jour s’entretisser ? Prenant appui sur la théorie psychanalytique et sur notre clinique, nous nous sommes ouverts à l’apport d’autres sciences telle l’anthropologie mais aussi de la philosophie, l’art, la poésie pour nous lancer dans l’exploration de la question difficile de l’environnement qui, loin de faire de nous des conquistadors de pensées neuves, nous ramène plus près de la réalité du désastre que de la solution, en quête de récits. Certains pour qui s’y confronter était trop pénible, ont choisi dans un réflexe sain d’autoconservation, d’autres investissements à vivre.

La crise environnementale nous met en crise, de même que nos capacités d’espérer, notre conviction que tout n’est pas joué. Elle met en lumière de façon aveuglante la crise de notre relation au vivant. D’autres manières de vivre, de sentir, de penser et aussi de rêver l’habitabilité de la terre sont-elles possibles ? Par ailleurs, comment ces questions nous transforment-elles et impactent-elles notre travail clinique ? Que nous disent les patients qui n’en parlent pas ? Et les entendons-nous lorsqu’ils en parlent ? La psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire par rapport à la crise environnementale ? Comment celle-ci, qui nécessite un abord transdisciplinaire, intégratif, vient-elle nourrir et réinterroger la psychanalyse – ses concepts et son ontologie ? Comment intégrer dans le travail thérapeutique avec nos patients l’impact psychique de cette mutation climatique sur le plan individuel et collectif ? Enfin, quel sens aurait pour les générations futures une psychanalyse peu connectée à ces questions ? Pour le formuler autrement, quels « motifs » peuvent être présentés qui font une différence entre « survivre dans les ruines seul, chacun pour soi et y vivre et mourir « bien » avec et grâce à d’autres partenaires humains et non humains ? Quand R. Kaes évoque « la mutation » de notre monde cela signifie pour lui qu’il n’y a pas de passé sur lequel s’appuyer, le présent est évanescent et le futur se dérobe.

Comment Vivre et exercer notre métier de thérapeute, dans ce monde étrange, bouleversant et angoissant ? Quelles prises trouver ? Quelles continuités ? D. Haraway par exemple propose un autre plan de problématisation du débat, détournant le débat réaliste et y introduisant la spéculation et la fabulation : ce présent catastrophique contient des interstices qui sont des lieux à partir desquels nous situer, nous positionner, pour pouvoir continuer à penser. Dans ce sillage fragile et incertain entre le fait de normaliser la destruction, la perte de notre monde (le danger d’une régression à l’ambigüité) et la pureté de son refus radical, miser sur des avenirs improbables mais possibles :  c’est une position pour vivre, penser et créer. Avec le Chtulucène, elle convoque l’araignée et les forces « chtoniennes » ancestrales, souterraines. Les pouvoirs chtoniens infusent tous les lieux, ils incarnent les nœuds et liens de survie planétaire. Un peu comme l’araignée qui ne cesse, en tirant ses fils, de réparer sa toile, de trouver des nouveaux points d’attaques. Toile en mouvement, adhérences et désadhérences, selon des connexions indéterminées et temporaires qui se nouent.

Au décours d’une rencontre du séminaire, une participante nous interpelle : « N’est-ce pas le moment de relire l’Apocalypse de Saint-Jean ? » ? Cet écrit du premier siècle pourrait-il pas éclairer les liens vivants et destructeurs qui tissent la structure de l’être humain que nous rencontrons dans nos séances ? Dans son écrit « Réveiller les esprits de la terre » Barbara Glowczewsky montre la créativité des luttes qui prennent forme aujourd’hui contre un rapport prédateur à la terre devenu hégémonique. Elle nous invite à favoriser de nouvelles alliances pour réveiller les esprits de la terre et mieux défendre tout ce qui y vit. De manière éclairante elle différencie la croyance en quelque chose, du rapport de confiance que vivent les Aborigènes d’Australie pour mettre leurs seuils de perception à nu, s’ouvrir à tout ce qui les traverse et ressentir la terre comme habitée de vies et de forces diverses. Eduardo Kohn soutient dans « Comment pensent les forêts »qu’une forme d’anthropocentrisme narcissique nous rend aveugles à certaines des propriétés de ce monde au-delà de l’humain. Que signifie être humain dans un monde qui s’étend au-delà de nous ? Et il ajoute « c’est parce que  pensée s’étend au-delà de l’humain que l’on peut penser au-delà de l’humain ». Denis Vasse raconte dans « La grande menace » qu’au cours d’une cure avec un jeune enfant, ses pérégrinations l’ont mené à Angers où se trouvent, pas loin du musée qui abrite les fameuses tapisseries médiévales de L’Apocalypse, celui qui abrite celles réalisées par Jean Lurçat au terme des deux guerres et en  protestation contre la bombe atomique. Denis Vasse est resté sidéré devant une des  grandes tapisseries noires représentant une arche d’alliance sur laquelle éjacule un taureau. L’œuvre, nommée « La Grande Menace »,donne à voir un bonhomme complètement décharné, semblable à celui qu’a dessiné son petit patient de cinq ans, Christian. Aux participants de son séminaire d’analystes s’étonnant qu’un tel dessin surgisse dans la cure d’un enfant, il répond en faisant référence aux grands récits : « Oui, c’est aussi étonnant que l’épisode de l’arche de Noé dans l’histoire humaine. Vivre ce n’est pas ne pas mourir, c’est être sauvé par et avec un vivant. » Il cite ensuite Romain Graziani : « L’araignée a aussi son miel, elle qui tire de la glu de son ventre tous les fils du réseau qui la nourrissent. Peut-on souhaiter un meilleur nectar ? Et nous, d’où viendra notre pitance, de l’abysse des mers, du ventre qui restaure, ou des branches inversées qui portent aux cieux le suc des morts ? Qu’importe alors où fondent ces racines. Certaines découvertes ont un tel pouvoir de délivrance, une vertu si soudaine, si joyeuse, qu’elles excèdent notre force d’accueil pour les recevoir sensément. On oscille longtemps entre le bond et le repli, l’écart et le recel, avant de trouver une posture bien espacée ».

Alors qu’aujourd’hui le sol se dérobe sous nos pieds et se balance suspendue au-dessus de nos tête la sordide menace atomique, Lurçat nous montre cet aigle au regard camus qui plane sur le monde et ce buffle qui essaime du poison sur tous les êtres créés ou à la veille d’être engendrés. Il parle de « Vivre avec le trouble » car le vivant ne peut être abstrait de cette toile mouvante de vie et de mort à laquelle nous sommes tous reliés. Réapprendre à nous confronter avec ce qui vit dans les profondeurs (mythiques, imaginaires, concrètes), c’est reprendre contact avec la puissance de vie éruptive qui y est associée. C’est aussi revitaliser les continuités, « l’être avec » du vivant (symbioses, connections, partenariats) permettant de sortir des récits d’effondrement, de l’idée d’un manuel révolutionnaire. Il ne s’agit pas d’une consolation. Mais ce positionnement permet de continuer à s’engager, à prendre des risques en misant sur des avenirs possibles même si improbables.

Dès lors, comment « habiter » le monde (sur un mode hostile, poétique, érotique, animiste, chamanique, rationnel…), les lieux, les liens (interdépendances, alliances impures, symbioses interspécifiques, spirituelles), nos corps (sensoriel, résonnant), nos pensées (le trouble), nos imaginaires, nos rêves, le temps, est peut-être un des enjeux culturels majeurs. Quels sont les modes de contacts, de présence, d’attention densifiantes, permettant de faire communauté et puissance d’agir ?

Quand ? Le séminaire aura lieu le 4ème  ou 5ième jeudi du mois de 20h à 22h : 29/09, 27/10, 24/11 et 22.12.2022 et 26/01, 23/02, 23/03, 27/04, 25/05 et 22.06.2023

Où ? Avenue de l’aigle, 26 à 1150 Bruxelles ou, si les mesures sanitaires nous y contraignent, par Zoom.

Participants : Agnès Bressolette, François Casalengo, Nathalie Delchambre, Colette Jadin, Christine Michiels, Valérie Leemans, Anne Verougstraete. Trois nouvelles inscriptions possibles.

Contacts : Si vous êtes intéressés, veuillez contacter Valérie Leemans (0478 804 895)  valerie.leemans@hotmail.fr ou Anne Verougstraete (0478 304 609) anne.verougstraete@skynet.be

[1] Andreas-Salomé Lou, Correspondance avec Sigmund Freud, lettre de Lou, 31 mars 1915, Paris, Gallimard, 1970, p.36

[2] Andreas-Salomé Lou, Ma Vie – Esquisse de quelques souvenirs, PUF, 2001, p.7

[3] Andreas-Salomé Lou, Ma Vie – Esquisse de quelques souvenirs, PUF, 2001, p.22