Agnès Bressolette – Quand la fin de vie parle du social, la psychanalyse en travail

(in nederlands)

par EBP-BSP | Articles, Colloque du 50e Anniversaire

(Exposé pour le 50ième anniversaire de l’École belge de psychanalyse – Mai 2015)

Un service de soins palliatifs est par certains aspects comme un laboratoire de recherche, il donne un effet de loupe sur ce qui se passe dans la société. En particulier sur notre rapport à la vie, à la mort, au temps, à la détresse humaine, à notre conception de l’humain.

Je me suis tout d’abord demandée comment la psychanalyse m’aide à penser l’accompagnement de la fin de vie en lien avec le social. Et inversement, comment l’accompagnement de la fin de vie met en travail la psychanalyse et la fait réfléchir sur les fondements de l’humain et du lien.

Mon exposé est construit en deux parties et dans chacune d’elles, je me limiterai à deux points.

Comment la psychanalyse m’aide à penser l’accompagnement de la fin de vie en lien avec le social

Le temps intermédiaire

Pour certaines familles le temps de l’attente de la mort est insupportable. On connaît l’issue de ce temps – la mort, redoutée ou parfois attendue comme soulagement – mais on ne sait pas quand et comment cela se déroulera.

Ce temps suspendu d’attente et de turbulences, je l’appelle temps intermédiaire. Le temps intermédiaire est insupportable à vivre car il est très déstabilisant et angoissant. Or, le temps intermédiaire ne se vit pas uniquement avant la mort. Nous vivons de multiples temps intermédiaires dans nos vies. Mais il semble dans l’imaginaire collectif que l’existence des temps intermédiaires dans nos vies soit niée.

Le sociologue et philosophe H. Rosa1 parle de l’accélération technique, sociale et du rythme de vie qui entraîne un temps de l’instant, sans passé, sans avenir et sans présent. Les actions sont accumulées sans être transformées en expériences psychiques. Or, pour naître à la vie psychique, il faut du temps, de la durée. La psychanalyse nous rappelle avec Winnicott et Bion que le temps intermédiaire, bien que déstabilisant par les turbulences et les incertitudes qu’il implique, est irréductible à la vie et à la vie psychique. Il est une source de créativité et de croissance à la condition qu’il y ait un environnement qui réponde, qui transforme, qui supporte et qui tienne dans le temps et l’espace pour apporter un sentiment de sécurité et de continuité d’existence.

Le déni de la réalité des temps intermédiaires dans nos vies et dans la sphère sociale peut apporter dans un premier temps un soulagement contre l’angoisse. Mais ce déni occulte ce qui est au cœur même de la vie et de la vie psychique. Avec une maladie grave, à l’approche de la mort, un temps intermédiaire surgit inévitablement. Il provoque alors une levée brutale du déni et confronte à l’effroi. Le fait que le déni soit relayé par le social semble ainsi le rendre plus intolérable quand il doit se vivre au niveau individuel.

Un accompagnant déboussolé

Comment expliquer que des aidants proches ou des soignants qui ont donné jusqu’à présent des soins adéquats puissent parfois subitement changer d’attitude et demander brutalement une euthanasie quand le patient semble confortable ?

Des œuvres, littéraire ou cinématographique, comme La Métamorphose de Kafka avec Grete, la sœur de Gregor Samsa, ou le film Amour de Hanneke avec le mari qui accompagne son épouse, mettent en scène ce retournement chez des accompagnants pourtant pleins de sollicitude. L’épuisement, le sentiment de non sens ou l’angoisse peuvent expliquer de tels changements d’attitude. La psychanalyse, grâce aux apports théoriques sur le traumatisme, m’a sensibilisée à une autre dimension qui pourrait être agissante : l’insupportable d’aujourd’hui raviverait un insupportable antérieur.

Je pose l’hypothèse qu’accompagner une personne en fin de vie, voir son corps se dégrader, opèrerait chez l’accompagnant un bouleversement psychique qui mettrait à nu des traumatismes précédemment mis de côté. La personne accompagnante serait brutalement confrontée à du réel traumatique antérieur lié à son histoire et provoquant chez elle stupeur et effroi.

Il faut en général un certain temps et un travail analytique pour s’approcher de telles zones traumatiques liées à l’histoire individuelle, sociale ou historique.

L’accompagnement d’une personne malade en fin de vie accélèrerait l’accès à des zones traumatiques antérieures. Pour que le réel traumatique n’entraîne pas la fuite ou un passage à l’acte, il est essentiel qu’il y ait à ces moments la présence d’une personne formée aux théories du traumatisme. Il y a un travail thérapeutique au moment même mais surtout un acte potentiellement transformateur pour l’avenir de la personne accompagnante.

Comment la fin de vie met la psychanalyse en travail ?

Penser le soin : une réponse éthique et sociale

Le travail en soins palliatifs m’a fortement sensibilisée à l’importance du soin d’un point de vue thérapeutique et au rôle fondamental qu’il joue dans l’articulation du corps et du psychisme.

La psychanalyse insiste sur l’importance du soin mais souligne surtout son rôle paradoxal : rôle protecteur et structurant mais aussi intrusif avec un risque d’emprise.

Mais n’oublions pas que l’absence de soin ou des soins inadaptés sont catastrophiques.

Les soins palliatifs, en donnant la priorité au soin global2, et du corps en particulier, rappellent qu’un corps non soigné, maltraité ne peut penser, qu’il ne peut se « psychiser » comme le rappelle la psychanalyste Myriam David3 qui a connu l’expérience des camps.

Des soins prodigués avec attention et respect de l’autre ont un effet thérapeutique indéniable. Ils révèlent surtout la dimension éthique et de lien social, fondatrice de notre humanité.

Le soin est l’enjeu actuel et urgent à introduire dans tout lieu d’accueil de personnes vulnérables. Quand une personne est vulnérable, elle est souvent confrontée à un sentiment de honte. La culpabilité et la honte attaquent les dimensions identitaire et relationnelle à l’autre, rappelle S. Tisseron4. Mais la honte met en péril une dimension supplémentaire : le sentiment d’appartenance à la communauté humaine. Le soin, parce qu’il relie un humain blessé à un autre, est une réponse à la honte. Il signifie à celui qui ne se vit plus comme humain qu’il appartient toujours et inconditionnellement à la communauté des humains.

Le soin est la réponse initiale à la détresse originelle, l’Hilflosigkheit, source de l’éthique, soulignée par Freud dans l’Esquisse en introduisant la place essentielle de l’être proche, le Nebenmensch. Ces notions originaires mais négligées depuis en psychanalyse ont été récemment développées par Monique Schneider5 dans son livre La détresse aux sources de l’éthique nous invitant à poursuivre la réflexion.

Penser le soin6 comme une réponse éthique et sociale est un défi révolutionnaire à l’heure où seuls le quantitatif, le mesurable et l’économique sont pris en considération et quand l’humain est réduit à n’être qu’un producteur ou un consommateur7.

L’environnement non humain

Les animaux familiers, les objets comme un verre d’eau, une montre, un téléphone ou l’ambiance d’un lieu et non les grands discours sur le sens de l’existence, ont une importance vitale pour les personnes en fin de vie. Le rôle essentiel de l’environnement non humain a peut-être été trop négligé. La psychanalyse, à la suite de H. Searles8, est invitée à penser le rôle de l’environnement non humain dans des situations de grande détresse.

Par ailleurs, les machines sont de plus en plus présentes dans notre vie quotidienne et dans des moments de grande vulnérabilité comme à l’hôpital, où elles ont un rôle essentiel pour nous tenir parfois en vie créant un environnement de soin qui ne peut plus se vivre sans elles.

Comment penser leur rôle paradoxal structurant et destructurant ?

Pour continuer

Les questions de fin de vie, en lien avec la psychanalyse et le social, me semblent interroger ce qui fait la spécificité humaine. Des remarques précédentes, il apparaît important de se rappeler que l’humain est marqué par une vulnérabilité originelle, qu’il s’est construit et a émergé de cette vulnérabilité dans et par la relation avec un autre.

Peut-être la psychanalyse doit-elle replacer au centre de sa pensée la vulnérabilité ontologique de l’humain, l’intrication du besoin et du désir, la nécessaire solidarité entre les humains, l’importance du soin, le rôle de notre environnement non humain et redécouvrir la force du quotidien, intégrant espace et temps intermédiaires, source d’invention9 et de liberté.

1 Rosa Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps, 2010, La découverte.
2 physique, psychique, social, spirituel.
3 In Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino 2009. Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr.
4 Tisseron Serge, Voyage à travers la honte, Bruxelles, Temps d’arrêt, 2006, yapaka@yapaka.be, p. 56.
5 Schneider Monique, La détresse aux sources de l’éthique, 2011, Seuil.
6 Développé en particulier par les théories du Care dans les quatre dimensions : se soucier de (caring about) : constater (perception) et intelligence pratique (évaluer), prendre en charge (taking care of) : assumer une responsabilité en vue de répondre au besoin, prendre soin (care giving) le soin corporel, psychique, social, spirituel, recevoir le soin (Care receiving) : reconnaître la manière dont celui qui reçoit réagit au soin dans une réciprocité de la relation de soin. (Gilligan Caroll, Tronto Joan, Zielinski Agata, Paperman Patricia, Molinier Pascale, Laugier Sandra, Brugière Fabienne, Worms Frédéric, Dupuis Michel…).
7 L’humain pourrait même avoir honte de ne pas être fabriqué : cf. Anders Günther, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 2001, Encyclopédie des Nuisances.
8 Searles Harold, L’environnement non humain, 1960, (1986), Gallimard.
9 Cf. De Certeau Michel, L’invention du quotidien, 1990, Gallimard.

FacebookTwitterLinkedIn