Jean Florence – Le psychanalyste à l’école de l’artiste
(Exposé pour le 50ième anniversaire de L’École belge de psychanalyse – Mai 2015)
Si les relations entre les créations artistiques avec leurs créateurs et la psychanalyse ont très souvent, et dès les commencements des travaux de Freud, été logées à l’enseigne de la « psychanalyse appliquée », il est devenu courant et assez admis que cette expression était contestable. Elle évoque un évident rapport d’application d’un savoir scientifique constitué et assuré de ses positions à un domaine qui lui est extérieur. Or, dès que l’on considère le mode même de construction de la psychanalyse qui doit tout à l’invention, partagée par les patient(e)s et Freud, d’une méthode clinique fondée sur un exercice singulier du langage, de l’échange de paroles et de la réalité inconsciente qu’elle mobilise, la pertinence même d’une posture d’application s’évanouit. En effet, cette invention met à la fois en question l’idée d’une science humaine et l’idée que le champ de l’art lui serait extérieur, car dans les deux cas la relation de transitivité – mieux : de transitionnalité – affecte inégalement mais nécessairement les deux partenaires de ce dispositif aventureux, imprévisible dans son décours et dans ses effets. Il est donc exclu que le psychanalyste se figure en position de surplomb sur son « objet » puisque son écoute suppose qu’il s’en laisse affecter. Le transfert, c’est-à-dire l’inconscient en acte, y étant le vecteur et l’opérateur.
Les œuvres artistiques, et de manière privilégiée les œuvres de langage : poésie, fiction, théâtre, lorsqu’elles saisissent celui qui s’y lie, ne peuvent être un objet d’application « extérieur » de la psychanalyse puisque celle-ci nourrit envers elle une dette non mesurable, inobjectivable, bref : inestimable.
Certes, Freud s’est lui-même débattu dans une belle ambivalence pour reconnaître cette dette envers ces « précurseurs » que sont les créateurs, mais en même temps pour mettre en évidence le caractère innovant, inouï, subversif de ses interprétations. L’exemple de sa lecture d’Œdipe-Roi s’impose ici singulièrement et, pour ainsi dire, paradigmatiquement. Le terme de « précurseurs » traduit bien cette double relation aux artistes : il indique que leurs intuitions géniales contiennent des vues extrêmement vives et incomparables sur les réalités de l’âme humaine, sur les passions affectives aussi bien intimes et familiales que collectives, il indique, en revanche, qu’on attendait la psychanalyse pour leur donner une forme conceptuelle. Ce terme de « précurseur », de surcroît, confirme le besoin de légitimation auquel Freud aspirait, bien conscient que s’il ne pouvait fléchir les dieux supérieurs, il remuait l’Achéron… Il fallait une caution indiscutable à ses découvertes et qui discuterait de la vérité humaine des œuvres de Sophocle, de Goethe, de Shakespeare, de Vinci, et de bien d’autres ?
Des travaux récents sur la langue de Freud1 montrent ce qu’elle doit en particulier à la langue de Shakespeare dont les citations abondent soit explicitement et nommément au détour d’un développement clinique ou théorique, soit, de manière beaucoup plus souterraine et insinuée, au creux même de son écriture, comme incorporées dans le mouvement de sa pensée et dans son style. Ceci pourrait nous conduire à reconnaître à quel point nous citons « sans le savoir »… La règle de l’association libre ne nous en instruit-elle pas, qui brouille les frontières de l’ego, abolit les limites des topiques subjectives, les barrières des censures ? L’« ars poetica », écrit Freud dans son essai condensé d’esthétique Der Dichter und das Phantasieren2, n’est-il pas destiné à abolir le mur qui sépare chaque « moi » d’un autre, en donnant aux fantaisies un cours plus libre, en créant des complicités imprévisibles entre l’œuvre des uns et la réceptivité des autres ?
La question du statut à accorder à ce qui se nomme, depuis quelques décennies, « l’art-thérapie » mobilise tout ce fond de dette, d’histoire et de transmission que je viens d’esquisser. Cette question mérite notre attention, tant sur le plan critique, esthétique et philosophique, que sur le plan clinique et éthique.
C’est en essayant d’être conséquent avec la reconnaissance de cette dette de la psychanalyse et de la psychothérapie envers les artistes et leurs créations que je me suis mis à interroger, dans Art et thérapie : liaison dangereuse ?3, en dialogue avec des artistes, animateurs d’ateliers d’expression et des praticiens de la médiation artistique, analystes et thérapeutes, la validité de l’art-thérapie. Dans son expression conceptuelle, certes, mais surtout dans ses traductions au sein des pratiques, en particulier dans les institutions de soin.
Qu’ont enseigné toutes ces rencontres ? Une attention aiguisée aux malentendus et, malheureusement parfois, aux bévues tragiques, qu’emportent la notion même d’art-thérapie et celle, corrélative, d’art-thérapeute. L’idée, enthousiasmante en soi, que pousser les personnes – qu’elles soient en recherche personnelle d’un mieux-être, ou qu’elles soient dans la perte de soi et du monde, dans la souffrance de l’exclusion, le désespoir, l’intolérable impuissance à vivre – ne peut que leur faire du bien, est la source d’une méconnaissance grave et, parfois, dramatique. Or, il n’en est rien. S’engager dans un atelier d’expression, quelle que soit la discipline artistique utilisée, c’est prendre le risque de toucher au réel, à l’inconnu, à l’insu, à ce que vise le terme allemand si expressif d’Unheimliche. Seul un artiste qui s’est mis lui-même à l’épreuve de ce qu’il en coûte d’entrer dans un processus de création, avec ses moments de vide, d’étrangeté, d’angoisse, de fièvre ou d’incompréhension, est à même d’inviter chacun à affronter la discipline rigoureuse qu’impose toute pratique réelle d’une médiation artistique.
Sur cette question très vive, je croise la singulière expérience que rapporte Siri Hustvedt, dans son roman de 2011, Un été sans les hommes. La narratrice y décrit ce que peut faire surgir un atelier d’écriture adressé à un groupe d’adolescentes où la bonne créativité attendue donne lieu au développement de surprenantes poussées de cruauté, de méchanceté, de persécution, de harcèlement et de processus désignant un bouc émissaire. Cette aventure ouvre des perspectives inattendues sur une dimension étonnante et complexe de l’âme féminine. L’ensemble du roman ouvre avec humour et tendresse, et avec une impitoyable empathie, sur ce qui lie et délie les solidarités, les attachements, les complicités et les rivalités féminines. Elle montre à quel point la « professeur » doit faire appel à toutes les ressources de son expérience intime de la pratique d’écrivain pour offrir et contenir ce bouleversant et périlleux espace de liberté. Et c’est sa technique éprouvée qui lui inspire ses interventions, ses consignes, ses commentaires, sans appel factice à aucune interprétation psychanalytique.
L’investissement des matières – qu’elles soient d’écriture, de peinture, de sculpture, de musique, de théâtre, de vidéo, etc. et la résistance de ces réalités très corporelles et matérielles, engendrent la création de formes, la production d’une « œuvre ». Cela mobilise autant de forces inconnues que d’inhibitions imprévisibles et exige, en conséquence, un infini respect de leur temporalité et de leur rythmicité propres. Il n’y peut être question de faire des interprétations psychologiques qui seraient délétères parce que hétérogènes à ce processus et à ces productions. Il s’agit de ne laisser surgir de commentaires que dans le langage de la discipline artistique elle-même. Ce fut une règle absolue de Hans Prinzhorn, qui tourna le dos à l’usage psychodiagnostique et psychopathologique que faisaient les psychiatres des productions des malades. Son ouvrage décisif, Bildnerei der Geisteskranken4 est un médiateur obligé de toute réflexion sur la problématique de la dite « art-thérapie ».
Il y a donc un long chemin à parcourir pour penser comment instaurer un lien entre processus artistique et processus thérapeutique.
La psychanalyse n’a pas manqué de chercher des voies pour cette rencontre, mais peut-elle se satisfaire de sa métapsychologie, des notions de catharsis, de symbolisation, de projection, de réparation, d’illusion, de projection, d’identification, de jouissance, de sublimation des pulsions ? A quels abîmes précipite la reformulation lacanienne de la sublimation, issue de sa réflexion critique sur le désir et le signifiant et qui avance qu’elle est « l’élévation de l’objet à la dignité de la Chose »5 ?
Dès lors il ne peut, rigoureusement parlant, y avoir d’art-thérapeute.
Michel Thévoz a bien exprimé l’incompatibilité entre l’activité artistique, qui est inadaptation foncière, destruction de formes établies et subversion des stéréotypes et le projet thérapeutique, qui est visée d’adaptation et de conformation à des normes et à des modèles sociaux de bien faire ou de bien être. Si thérapeute il y a, ne serait-ce pas le processus artistique comme tel, en toute sa rigueur, qui pourrait en faire office ?
L’art s’est toujours passé des psychanalystes. Les psychanalystes, s’ils ont le réel souci de ce que leur travail pour le devenir-humain de l’homme exige, ne peuvent se passer de l’art et du dialogue avec les artistes. Là serait sans aucun doute un site, parmi d’autres mais prioritaire à mon sens, pour une véritable « école » de psychanalyse.
1 Henriette Michaud, Les revenants de la mémoire. Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse, Paris, 2011.
2 Sigmund Freud, Der Dichter und das Phantasieren, trad. Fr. In Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, NRF, Idées, Paris, 1971.
3 Jean Florence, Art et thérapie : liaison dangereuse ? Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1997.
4 Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken, trad. fr. Expressions de la folie – dessins, peintures, sculptures d’asile, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, Paris, 1984.
5 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Le Seuil, Le champ freudien, Paris, 1986.