Accéder au contenu principal

Didier Robin – Pour une théorie psychanalytique de l’attachement.

(Article publié par la Revue le Coq-Héron dans le N° 215)

Robin400Préambule

Il y a quelque chose d’archaïque chez l’Homme que Freud a vu mais sans y accorder l’importance conceptuelle qu’il fallait lui donner : « … il est bien connu qu’un enfant humain naît avec une capacité de s’agripper (clinging) qui lui permet de soutenir son propre poids, capacité que Freud a observée et à laquelle il se réfère comme à « l’instinct d’agrippement » (grasping)[1]. »[2] En fait, la référence à l’agrippement dans le texte freudien est tout à fait anecdotique et reliée d’emblée pour lui à l’autoérotisme oral : « Le suçotement, qui apparaît déjà chez le nourrisson et qui peut se poursuivre jusqu’à la maturité ou se maintenir durant toute la vie, consiste en une répétition rythmique avec la bouche (les lèvres) d’un contact de succion, dont la finalité alimentaire est exclue… Une pulsion d’agrippement, apparaissant à cette occasion, se manifeste par exemple par un tiraillement rythmique simultané du lobe de l’oreille et peut s’emparer dans le même but d’une partie d’une autre personne (le plus souvent de son oreille).[3] » L’observation est très fine et correspond à des données d’observation plus actuelles théorisées avec beaucoup d’intérêt pour nous par quelqu’un comme André Bullinger sur lequel je m’appuierai à plusieurs reprises tout au long de cet article.

Freud voit donc la pulsion d’agrippement, la nomme même, mais ne s’y attarde pas. Il faudra attendre Imre Hermann pour qu’un théoricien donne à cette pulsion l’importance qu’elle mérite. Bien sûr, les conceptualisations d’Imre Hermann seront reprises quelques décennies plus tard par John Bowlby pour devenir ce qu’on appelle couramment la « théorie de l’attachement » ; ce qui me paraît être une simplification regrettable dans le sens où l’œuvre de John Bowlby avait été intitulée par lui-même Attachement et perte. Elle est d’ailleurs regroupée dans trois tomes dont seul le premier s’appelle L’attachement alors que le second porte comme titre La séparation. Angoisse et colère et que le troisième est La perte. Tristesse et dépression. Cela correspond à une tendance actuelle à se focaliser sur l’attachement en termes de lien en perdant de vue la dimension dynamique de la dialectique attachement/découverte qui ouvre aux questions du détachement et de la séparation. On verra plus loin qu’une dialectique très proche existait déjà chez Imre Hermann et nous verrons tout le parti que l’on peut en tirer pour la clinique.

Imre Hermann, dès les années vingt, s’était mis à la recherche des Instincts archaïques de l’Homme[4]. Pour élargir sa perspective, il avait choisi de s’intéresser à la mythologie et à l’ethnographie. Il avait surtout décidé de s’intéresser aux études sur le comportement des grands singes et c’est de cette manière que s’est révélée à lui l’importance de l’archaïque sur lequel Freud avait glissé. En effet, les bébés singes s’agrippent très tôt au corps de leur mère et ce pour des raisons bien simples : il faut pouvoir profiter de sa vitesse de déplacement pour éviter d’être dévoré par un prédateur. Après la deuxième guerre mondiale, cette tendance originelle à l’agrippement sera finement mise en évidence et longuement étudiée par l’équipe d’éthologues d’Harry Harlow. Et, ce sont sur ces études que Bowlby s’appuiera pour développer son concept d’attachement. Se faisant, Bowlby critiquera le primat freudien de l’oralité (nous verrons en quoi c’est, au moins en partie, une erreur tout en restant le sujet d’un débat complexe) et finalement s’éloignera considérablement de la psychanalyse.

Mais, autant Hermann que plus tard Bowlby voient dans le comportement des singes un archaïque qui nous concerne mais qui est frappé par le refoulement et masqué par l’amnésie infantile. C’est très certainement parce que cet archaïque est si spectaculaire dans le comportement des singes que c’est par le biais de son observation que le voile qui obscurcit le regard d’un adulte névrosé, « civilisé », se lève. C’est aussi sans doute parce que Freud n’est pas un clinicien d’enfant que cet archaïque échappe à sa sagacité. Dans sa suite, les cliniciens qui s’occuperont d’enfants, puis même de la petite enfance, et les cliniciens qui consacreront leur temps aux pathologies où l’archaïque reste le plus dominant, notamment avec des enfants autistes, pourront moins méconnaître les multiples déclinaisons de la pulsion d’agrippement, de cramponnement.

Mais Hermann ne voit pas seulement l’importance, sans doute liée à un héritage phylogénétique, de la pulsion de cramponnement chez l’homme (grasping reflex, réflexe de fouissement, réflexe de Moro, recherche de la chaleur, etc.). Hermann prend aussi la mesure de l’écart entre le succès de l’instinct chez le singe et son ratage chez l’homme. En effet, les bébés singes sont plus vite musculairement toniques et coordonnés, dans la plupart des espèces, ils disposent de quatre mains et leurs mères sont couvertes de fourrure. Le cramponnement manuel est dès lors redoutablement efficace. Mais, chez l’homme, du fait de la néoténie, ce sont les limites de l’efficacité du cramponnement qui sont à l’avant-plan. Pris non plus dans l’instinct mais dans la pulsion, il est alors associé à des processus d’identification et à des fantasmes. Ce qui méritera les développements qui vont suivre.

Puis, dans la suite de cet article, j’essaierai, de faire une synthèse de l’actualité de la pulsion d’agrippement à la lumière des développements récents des recherches sur le développement sensori-moteur de l’enfant entre 0 et 3 ans (Bullinger, Vasseur) et des commentaires que certains psychanalystes en font (surtout Delion[5] dans la suite d’Hermann et Schotte mais aussi de Bick, Meltzer, Tustin et Haag). Nous verrons validées certaines avancées anciennes d’Imre Hermann mais aussi de sa contemporaine, Melanie Klein. Melanie Klein qui nous aidera beaucoup quand nous aborderons les très à la mode « troubles de l’attachement ».

Mais, pour aborder ces troubles, j’en donnerai d’abord une version psychanalytique, en suivant les traces d’Hermann prolongées par Szondi puis par Schotte, qui nous conduira non plus aux « troubles de l’attachement » mais aux « troubles du Contact ». Nous verrons comment les troubles du circuit du Contact correspondent à des difficultés majeures de la traversée de la position dépressive et comment tout cela est d’une grande aide d’un point de vue clinique.

Du grasping reflex au jeu du Fort-da : réflexes, instincts et pulsions

Dans son livre Biologie des passions[6], Jean-Didier Vincent distingue trois types de comportements qui caractérisent les animaux selon leur degré d’évolution. Il y a d’abord le réflexe : « Dans son acception classique, il décrit une action stéréotypée, reproductible et liée de façon inévitable au stimulus qui lui a donné naissance[7]. » Puis, à un degré plus élevé de complexité, vient l’instinct : « C’est un acte ou une série d’actes qui ne changent pas lors de répétitions (fixed-action pattern). Phénomène essentiellement inné, l’instinct peut être modifié par l’apprentissage, qui joue en général un rôle d’affinage et d’amélioration de la performance : qualité du vol pour l’oiseau, de la tétée pour le petit rat, du choix des proies pour le jeune calmar, etc. Bien loin d’expliquer la diversité du comportement entre les individus, l’apprentissage assure un comportement instinctif en conformité parfaite avec le modèle défini pour l’espèce[8]. »

À un degré de complexité encore supérieur, Jean-Didier Vincent parle de « comportement désirant » : « La première caractéristique d’un comportement désirant est l’individualisation, qui s’exprime dans la différence de comportement de chaque animal et qui est fonction de son expérience acquise et de ses capacités. (…) La deuxième caractéristique du désir est la faculté d’anticipation dont l’instinct est dépourvu[9]. » Et « La dernière caractéristique d’un comportement désirant réside dans l’association d’une composante affective et émotionnelle à l’anticipation et au déroulement de l’action[10]. »

Ce type de réflexion peut choquer certains psychanalystes habitués à considérer que le comportement des animaux (sous-entendu non-humains) est purement et simplement régi par des montages instinctuels. Mais, les études éthologiques montrent bien que ce genre de conception est beaucoup trop réducteur. Personnellement, il ne me choque pas de considérer que des animaux finalement très évolués manifestent des comportements désirants[11] qui les distinguent d’ailleurs profondément les uns des autres et qui les conduisent à élaborer des stratégies parfois très rusées et élaborées. Mais, l’être humain, du fait d’être un parlêtre selon la belle expression de Lacan, un être parlant mais aussi un être façonné par le langage, est un être de pulsion. Qu’est-ce qu’une pulsion ?

Une pulsion est, selon la définition canonique du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis : un « Processus dynamique consistant dans une poussée (charge énergétique, facteur de motricité) qui fait tendre l’organisme vers un but. Selon Freud, une pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de tension) ; son but est de supprimer l’état de tension qui règne à la source pulsionnelle ; c’est dans l’objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but[12].»

La notion de pulsion peut paraître assez proche de celle d’instinct, du fait qu’elle ressort d’une poussée a priori endogène, mais ce serait sans compter avec un grand nombre de différences fondamentales. La pulsion n’est pas programmée, de manière très contraignante, par le patrimoine génétique. Elle n’est pas indépendante des logiques biologiques, mais elle est nettement plus complexe que l’instinct : « Si, en nous plaçant d’un point de vue biologique, nous considérons maintenant la vie psychique, le concept de « pulsion » nous apparaît comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel[13].»

La pulsion rend compte d’un type de rapport que le sujet, fut-il naissant, entretient avec des objets. Elle est donc indissociable des processus d’identifications et de la constitution de fantasmes , ce n’est pas du tout du corps à l’état brut. Loin d’être d’abord une impulsion dissociée de toute représentation, elle est plutôt d’emblée à la limite entre le psychique et le somatique. « Du coup, par exemple, l’objet de la pulsion n’est pas l’objet prédéterminé de l’instinct (prédéterminé ou très tôt déterminé par l’empreinte). L’objet est, dans la pulsion, ce qui est le plus variable. Comme nous le verrons plus loin, l’objet de la pulsion n’est pas issu d’un catalogue préprogrammé mais résulte d’une rencontre ; l’objet de la pulsion est, comme l’objet transitionnel, toujours entre soi-même et l’autre[14]. »

« Le destin des pulsions n’est pas non plus très prévisible. Elles peuvent s’exprimer assez directement ou être retournées contre la personne propre, voire reversées en leur contraire, ou encore, elles peuvent être sublimées. Très concrètement, cela veut dire que l’agressivité humaine (dont l’intensité est très spécifique !), étant de nature pulsionnelle, va se retrouver dans des comportements aussi différents en apparence que le meurtre, le suicide ou la création artistique[15]. » Et, refoulées, les pulsions seront à l’origine de manifestations symptomatiques.

Par ailleurs, avec ce concept de pulsion, Freud tente de rendre compte du facteur énergétique nécessairement impliqué dans toute action. Aussi, rien de l’humain ne saurait s’y soustraire : « Tout ce qui s’ébat dans notre vie d’âme et ce qui se crée d’expression dans nos pensées est rejeton et représentance des multiples pulsions qui nous sont données dans notre constitution corporelle[16]. » Ce qui conduira Freud à envisager que la pensée est une « motricité intériorisée ».

Ce que confirment, comme je le rappelle souvent, les avancées des neurosciences : « Par ailleurs, Rizzolati (1996) a mis en évidence l’existence dans le cortex de neurones-miroirs, pour lesquels il n’y a pas de différence entre une action effectuée par le sujet, une action simplement représentée ou une action effectuée par un autre et observée par le sujet. Ce qui veut dire qu’action et représentation sont traitées de la même manière, que la représentation est une « action interne ». […] M.Jeannerod (2004), à la suite de J.D. Vincent (1986), propose le néologisme de « représentaction » pour souligner le fait. La représentation est une action interne, elle rencontre les contraintes de toute action, elle est représentaction plus que copie interne, plus que simple duplication, elle est « production » interne de l’action. »[17] La pensée la plus éthérée en apparence n’en est pas moins le résultat d’un traitement sophistiqué de l’énergie pulsionnelle, ce que l’imagerie médicale peut maintenant mettre en évidence.

Freud restera, à beaucoup de niveaux, et malgré la discipline qu’il invente, l’héritier d’une pensée occidentale classique qui sépare voire oppose le corps et l’âme. Pourtant, ce que nous venons en quelques mots de mettre en évidence concernant la nature même de la pulsion encourage à subvertir cette séparation et cette opposition dont notre pensée est encore trop souvent tributaire. Dans un autre contexte[18], je m’étais appuyé à ce sujet sur la pensée de Christophe Dejours[19]. Mais, maintenant c’est André Bullinger qui va venir à notre secours.

De l’organisme au corps

André Bullinger est professeur honoraire à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education de l’Université de Genève. Ses enseignements et ses recherches fondamentales sont centrées sur le développement sensori-moteur du jeune enfant. Dans un livre[20]qui regroupe une grande partie de ses travaux, on trouve notamment un chapitre intitulé : « De l’organisme au corps : une perspective instrumentale. » On peut y lire : « Pour notre part, nous considérons que l’organisme est un objet matériel du milieu. L’activité psychique va, à travers des élaborations représentatives, animer cet organisme et permettre que se réalisent des actions orientées vers le milieu physique et humain. Dans cette perspective, le terme « corps » réfère aux représentations relatives à l’objet matériel qu’est l’organisme. (…) En schématisant la perspective instrumentale, on retiendra les points suivants :

les activités représentatives sont alimentées par les interactions qu’entretient l’organisme avec son milieu ;
les propriétés biologique et biomécanique de l’organisme d’une part, et les propriétés de la niche écologique d’autre part, assurent une cohérence et une relative stabilité des interactions entre l’organisme et son milieu ;
un équilibre sensori-tonique est indispensable pour que cette interaction puisse se dérouler ;
la cohérence et l’équilibre sont des conditions nécessaires pour que les signaux issus de ces interactions puissent être des matériaux pour l’activité psychique[21]. »
Nous approfondirons un peu plus loin les recherches de Bullinger et nous verrons les liens que ses résultats entretiennent avec certaines théorisations psychanalytiques. Mais, déjà maintenant, arrêtons-nous sur des frayages passionnants. Quand André Bullinger écrit : « L’activité psychique va, à travers des élaborations représentatives, animer cet organisme et permettre que se réalisent des actions orientées vers le milieu physique et humain. », nous ne sommes pas loin d’y voir une merveilleuse définition de l’activité pulsionnelle qui, au travers d’élaborations représentatives (identifications et fantasmes), vient animer l’organisme. De plus la différenciation qu’il opère entre organisme comme « objet matériel du milieu » et corps comme « représentations relatives » à cet objet matériel, nous semble venir très heureusement subvertir la schize traditionnelle entre le corps et l’esprit. Nous allons voir que ces « représentations » résultant de l’activité psychique sont totalement incarnées puisqu’elles correspondent au développement sensori-moteur.

« De l’organisme au corps » me fait penser à une très belle formule de Merleau-Ponty : « Le corps est une vie instituée[22] ». C’est une autre façon de dire que le corps est construit par une succession de processus complexes nécessairement collectifs et, pour une part, organisés par la société dans laquelle on naît. Chez Merleau-Ponty, cela renvoie à la tension dialectique et vitale entre l’instituant et l’institué que j’ai développé ailleurs[23] et qui elle aussi subvertit la pseudo séparation entre le corps et l’esprit.

Quatre phases du développement : la première

Détaillons maintenant certains enseignements de Bullinger en nous attardant sur le premier semestre de la vie après la naissance. « Il décrit un développement en quatre phases regroupant à chaque fois les principales pistes à explorer, les « bénéfices attendus » et les concepts qui peuvent en être inférés. La première phase est à dominance orale, avec une dimension d’incorporation-exploration qui est générée par les expériences d’alimentation orale du bébé à partir de sa naissance, ce qui va donner, permettre ou hypothéquer, c’est selon, la création d’une contenance, avec un début d’équilibre entre les systèmes tactiles archaïques et récents[24]. » Voilà qui donne à la fois tort et raison à Freud. « Si « sucer le sein de la mère est l’acte le plus important de la vie du nourrisson, puisqu’à la fois il satisfait ainsi à la faim et au plaisir sexuel » (Freud), il l’est déjà pour le fœtus qui, dès la douzième ou treizième semaine, ouvre et ferme sa bouche de façon plus ou moins rythmée et qui, à partir de la vingt-deuxième semaine, goûte le liquide amniotique et peut sucer son pouce[25]. » Si l’oralité est d’une certaine manière primitive, se serait en contradiction avec la théorie de l’étayage puisqu’elle apparaît déjà comme « sexuelle » in utero, avant d’avoir donc la moindre fonction dans l’alimentation.

Il n’en reste pas moins que l’activité instrumentale de la sphère orale a été longuement expérimentée pendant la vie intra-utérine et qu’elle se présente à la naissance avec un niveau de performance que la préhension manuelle n’a pas encore. Les mains doivent se contenter du plus rudimentaire grasping reflexet sans coordination droite-gauche. Néanmoins, il ne faudrait pas négliger que la bouche est aussi un organe de préhension comme Imre Hermann l’avait déjà souligné. Pour lui, la pulsion du cramponnement reposait sur la triade yeux-mains-bouche. La bouche est alors aussi bien le théâtre de la pulsion orale (associée à une forme originelle d’identification qu’est l’incorporation) qu’un crampon dont l’efficacité peut venir calmer l’angoisse hyper-archaïque de la chute, la crainte de ne pas cesser de tomber (Winnicott) dont rend compte le réflexe de Moro. C’est ce que l’on peut vérifier par la pathologie, selon le principe du cristal dont la cassure révèle la structure cachée. En effet, les enfants autistes qui sont aux prises avec ces angoisses les plus archaïques de la chute, du démantèlement ou de la liquéfaction recourent, de manière défensive, à des agrippements particulièrement violents où mains et bouche sont également utilisées. Dans ces moments, interprétés souvent à tort comme purement agressifs, l’enfant tente de s’apaiser par une identification adhésive pathologique (Bick, Meltzer), anachronique, mais impérative faute de se sentir contenu.

Mais, le cramponnement manuel intervient malgré tout dès le moment même de la naissance et selon une spécificité humaine. Nous devons toujours nous rappeler la pertinence du mot d’esprit de Winnicott : un bébé, ça n’existe pas ! Autour d’une mère qui accouche d’autres humains sont présents qui portent cette mère[26], parfois physiquement ou surtout psychiquement, et qui vont aussi cramponner le fœtus qui sort et devient nourrisson. Il est porté, souvent donné à la mère pour qu’elle le porte pour la première fois dans le monde aérien dans un contact peau à peau, pour une première identification adhésive peut-être.

Le portage avant même les interactions autour de la sphère orale ?

Dans la préface que Pierre Delion a écrite pour le livre d’André Bullinger, il reprend ce que ce dernier repère comme signes chez les enfants à risque autistique. Les signes les plus précoces porteraient, avant même les troubles de la sphère orale, sur la régulation du niveau de vigilance : « Pour lui (Bullinger), ce sont les signes les plus précoces qu’il ait rencontrés. Si ces changements sans phase intermédiaire peuvent s’apparenter, comme il le rappelle, à des passages chez le cheval du trot au galop, pour le bébé à risque autistique, et après avoir instauré un contact avec lui, il peut se faire que pour un tout petit événement, le contact soit rompu et qu’il faille à nouveau recommencer à zéro pour être en lien avec ce bébé. Car « le bébé n’a pas l’inertie suffisante qui lui permette de maintenir les moyens de la relation pendant le court instant où le porteur s’est détourné » ; André Bullinger tout en repérant cette fonction de porteur que je nomme « la fonction phorique », constate que le bébé va dès lors instrumenter les variations du niveau de vigilance pour en faire un moyen de contrôle des échanges avec le milieu, nous dirions un moyen de défense pour son moi-archaïque. « Ce sont des bébés qui, du fait qu’ils sollicitent peu et ne maintiennent pas la relation, sont souvent oubliés. »[27] » Je ne peux manquer d’être sensible, à la lecture de ce passage, à la référence que j’y vois à la dimension du Contact élaborée par Léopold Szondi à partir d’Imre Hermann et brillamment développée par Jacques Schotte. Le Contact est ici mis en évidence dans ses ressorts les plus subtils, on mesure à quel point son importance archaïque est vitale et essentielle. Entre le bébé et le « porteur » un cramponnement est à l’œuvre. Mais, au-delà de l’image spectaculaire de l’agrippement laissée par l’observation du comportement des singes, le cramponnement à l’œuvre ici porte surtout sur l’attention de l’autre ! Et l’on mesure l’importance pour les êtres humains des cramponnements psychiques que nous aborderons plus loin en nous penchant sur les troubles du Contact.

Un bébé humain doit être porté, ce que Delion appelle la fonction phorique. Porté autant physiquement que psychiquement d’ailleurs. Porté sans doute psychiquement d’abord, avant même d’avoir été conçu, par la disponibilité psychique consciente, mais surtout très largement inconsciente, de ses parents. On sait qu’un des résultats d’une cure analytique peut très bien être la réussite de la conception d’un enfant là où le désir conscient semblait sans ambiguïté mais là où le réel semblait par contre sans cesse s’y opposer. Il fallait un certain travail sur le « corps » (« psychique » selon la définition de Bullinger) pour que l’organisme puisse fonctionner.

Cette fonction basale des portages physique et psychique indique que la pulsion de cramponnement est convoquée d’emblée mais chez l’adulte et selon des modalités qui tiennent de la sublimation. C’est la particularité des montages pulsionnels que de se construire sur une intersubjectivité asymétrique au sein de ce que Jean Laplanche appelle la SAF, situation anthropologique fondamentale qui veut qu’un enfant ne peut survivre sans qu’un adulte s’occupe de lui, quelque soit l’éventuel lien de parenté entre eux. Pour Jean Laplanche, au travers des soins que l’adulte prodigue à l’enfant quelque chose de sa sexualité inconsciente (et donc infantile) est transmis. Ce sont d’ailleurs ces messages énigmatiques que l’enfant essaie de traduire, avec une efficacité toujours relative, qui vont venir constituer son propre inconscient refoulé.

Il faut noter que Bullinger montre aussi l’association nécessaire du portage et de l’activité de la sphère orale. Pour qu’un bébé puisse bien téter, il faut qu’il soit suffisamment bien porté. En effet, des défauts de portage au moment du repas conduisent les bébés à recourir à des réflexes d’hyperextension qui désorganisent la posture nécessaire à la prise de nourriture dans de bonnes conditions. « L’enfant a bien mangé, il a le ventre plein et la personne qui l’a nourri attend un rot auquel elle donnera une signification. Cette chaîne est composée des éléments suivants : Posture + Olfaction + Succion + Déglutition + Satiété = Aspect hédonique. Cette succession d’événements auxquels le bébé participe lors de la situation de repas a un aspect narratif, chaque élément de cette narration étant important pour aboutir à l’état final de plaisir. Dans cette chaîne d’événements, les composantes sensori-motrices jouent un rôle important. L’absence d’un ou plusieurs éléments brise la continuité et rend la situation difficile à appréhender par le bébé[28]. » On voit bien dans quelle complexité le bébé est pris d’emblée, complexité qu’il faut encore détailler en y ajoutant les enjeux conscients et inconscients qui conditionnent la manière selon laquelle l’adulte assure le portage en interaction avec la tonicité du bébé (le premier dialogue tonique selon Ajuriaguerra). C’est en effet la posture permise par le portage qui est le temps premier de la séquence narrative du repas. On retrouve l’importance primordiale du Contact mais peut-être pas là où on l’attendait. Selon les images laissées par les expériences de l’équipe d’Harlow, on associerait plutôt la pulsion d’agrippement à un cramponnement manuel où le bébé en vient à faire un seul corps avec sa mère, indépendamment des conduites alimentaires. Sans doute, ne suis-je pas assez au courant des résultats des dernières études sur le comportement des singes qui doivent révéler d’autres subtilités. Mais, nous découvrons ici à quel point les logiques qui président à l’institution de notre humanité (Merleau-Ponty) sont complexes. Notamment, on doit encore insister concernant la séquence du repas précédemment décrite sur le plaisir pris ou non par l’adulte qui nourrit. On sait par exemple que l’allaitement peut être pour la mère ou la nourrice une source de plaisir intense qui peut, selon les cas, être joyeusement assumée ou au contraire vécue avec beaucoup de culpabilité, voire même refoulée ou déniée. Plaisir ou jouissance ? On voit bien que la pulsionnalité de l’adulte est pleinement impliquée dans les soins donnés à l’enfant mais aussi dans toutes les autres interactions où le jeu occupe une place essentielle (Winnicott mais aussi plus récemment Marinopoulos, Tisseron, Marcelli, Gustin). La pulsionnalité de l’enfant se construit dans le contact avec les pulsionnalités des adultes qui l’entourent. Et qui dit pulsion, dit, comme nous l’avons vu plus haut, « représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme », « mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel » (Freud). Ce sont, dès lors, toujours des logiques d’identifications et de fantasmatisations organisant le rapport d’un sujet à un objet qui sont en jeu, même quand l’un et l’autre sont encore peu différenciés.

Portage et registre du Contact

Du côté du bébé : « A un premier niveau, les objets de connaissance sont constitués par les interactions entre l’organisme et son milieu. Cette centration sur l’interaction ne présuppose pas que soient connus ou représentés l’organisme et le milieu. Ce sont les régularités de l’interaction, et elles seules, qui alimentent une activité psychique[29]. » « Au moment où se constituent, au travers de coordinations sensori-motrices, les premières représentations de l’organisme (Bullinger, 1998), se forment également les premiers moyens instrumentaux. Ces représentations ont pour caractéristique d’exister tant que l’action est engagée. C’est le mouvement lui-même, dans ses composantes tonique et motrice, qui est le support de ces représentations. Les modifications des conduites portent sur le mouvement dans ses composantes de vitesse, de force, de tension. C’est l’espace du geste qui est objet de connaissance[30]. »

On trouve ici des formulations qui rentrent particulièrement en résonance avec ce Jacques Schotte disait du registre du Contact au sens szondien du terme, c’est-à-dire à partir de la reprise des théorisations d’Imre Hermann sur la dialectique des pulsions de l’agrippement et de la recherche[31]. Ce vecteur du Contact était défini par Schotte comme « basal », constituant la base de toutes les existences humaines en relation avec ce qu’il définissait comme « un monde maternel » (formulation que je trouve particulièrement heureuse dans la mesure où elle ne centre pas les enjeux uniquement autour de la personne de la mère). Et au vecteur du Contact serait associée une série de troubles se retrouvant tout autant chez les enfants et les adolescents que chez les adultes : troubles de l’humeur, psychopathies, addictions auxquels j’ajoute volontiers ce qu’on appelle maintenant « troubles de l’attachement ».

Citons quelques passages d’un séminaire de Schotte : « Le deuil, à ce niveau, peut « s’échanger de l’homme à la nature »–, ne dit-on pas de la nature en hiver qu’elle est en deuil ?–, tant on est dans un registre où l’homme et le monde sont comme reliés dans une participation première. Cet échange et ce rapport primordial sont bien sûr caractéristiques de cette zone du sentir où ne règne pas l’opposition du sujet et de l’objet. L’homme y est inséré dans le mouvement même de la nature. (…) Inséré dans le mouvement même de la nature et de la vie qui continue, qui court, l’homme peut être en retard sur ce mouvement (comme dans la dépression) ou en avance (comme dans la manie). Ce ne sont là que des modalités plus ou moins dysharmoniques qui révèlent le fait fondamental d’une insertion et d’un rapport au monde ou avec le monde où n’est pas en jeu l’opposition d’un sujet et d’un objet. Ce qui est donné dans cet accord primordial, c’est une façon de se tenir[32]. »

Les adultes qui s’occupent de l’enfant sont aussi aux prises avec ce registre du Contact qui va d’ailleurs beaucoup conditionner la qualité de leur portage. Mais, ils sont aussi aux prises avec d’autres registres pulsionnels où l’opposition entre le sujet et l’objet est clairement structurée même si elle est mouvante. Les adultes parlent d’ailleurs. L’infans pas encore, mais il grandit malgré tout dans un bain de langage qui fait de lui un parlêtre, un être constitué nécessairement aussi par le langage qui va marquer le passage de l’organisme au corps. Ce langage qui quand il devient parole est aussi du corps et de la pulsion, et avec lequel les parents vont tricoter pour l’enfant une « layette psychique » (Delion).

Mais, nous n’en sommes, dans notre développement qu’aux toutes premières semaines de la vie aérienne du nourrisson !

La deuxième phase : objet d’arrière-plan et interpénétration des regards

Reprenons encore Bullinger dans sa modélisation du développement précoce en quatre phases. Après la première phase : « La deuxième phase est marquée par le déploiement des expériences d’extension et de regroupement, permettant au bébé de découvrir les espaces arrière et avant, et en appui sur le parent, d’en mettre au point l’équilibre d’abord fragile, puis progressivement de jouer à maîtriser l’extension première par le regroupement second, voire secondarisé. Il en résulte la création d’un arrière-fond, et la confirmation de l’équilibre entre les systèmes tactiles archaïques et récents[33]. » Il s’agit là de ce que Geneviève Haag évoque quand elle parle de la constitution d’un « objet d’arrière-plan », d’un appui dorsal corporel (et donc psychique) que le bébé va pouvoir introjecter pour supporter l’interpénétration des regards dont son développement a tellement besoin. Sans cet objet d’arrière-plan, l’interpénétration des regards peut susciter des vécus insoutenables et persécutoires, ce qui est le cas pour les enfants à risque autistique.

Il s’agit donc que l’adulte, le « porteur », s’offre maintenant comme « appui » non plus seulement pour le bon fonctionnement de la sphère orale, mais aussi pour autoriser une autre forme de cramponnement qu’Hermann avait déjà décrite et dont la spécificité humaine est fondamentale[34] : l’interpénétration des regards, la nécessité humaine de se cramponner dans le regard de l’autre qui, dans les bons cas, procure la sécurité de base et sur laquelle va se construire la spécularité (Lacan), la réflexivité (Winnicott, Roussillon). Ce cramponnement visuel est une des modalités de Contact qui permettent aux humains de survivre à l’inefficacité d’un cramponnement purement manuel. Il est aussi la base des processus d’introjection de l’intersubjectivité asymétrique adultes-enfant qui sont indispensables à la constitution de l’appareil psychique comme articulation d’instances différenciées.

Troisième et quatrième phases : jusqu’au sixième mois

Passons aux troisième et quatrième phases : « La troisième phase est la découverte des mondes gauche et droit comme des champs rencontrés, chaque hémicorps pour chaque monde ; leur réunion va se faire par le relais oral, non plus seulement comme lieu de l’alimentation, mais comme lieu primordial de la préhension. La transition par la bouche des objets pris par la main droite pour aller vers la main gauche est un puissant organisateur de la vision des deux hémimondes réunis. La création de l’axe corporel comme axe de rotation, autour duquel le monde va désormais tourner, permet au bébé de dissocier les ceintures par la perception des différences de fonctions entre les mains qui prennent et les pieds explorateurs certes, mais qui peuvent aussi se spécialiser progressivement dans d’autres fonctions spécifiques et notamment celle du portage[35]. » On est ici à la fin du premier trimestre de la vie. La coordination des mains, en lien avec la bouche, semble bien correspondre à un degré d’élaboration nouvelle de la pulsion d’agrippement.

« Enfin, la quatrième phase permet au jeune enfant de concilier le haut de son corps avec le bas, après avoir pu expérimenter les différences de fonctions permises par la dissociation des ceintures. Les liens entre haut et bas vont faire de ce corps un véhicule qui conjugue les bras préhenseurs avec les jambes porteuses[36]. » Cette phase est en partie acquise à la fin du second trimestre, mais le regroupement reste encore fragile, très sensible aux perturbations neurologiques centrales ou aux interactions. Néanmoins, cet âge de six mois (avec évidemment un certain décalage d’un enfant à un autre) s’affirme comme un moment crucial. Par exemple, c’est le moment où, quand les choses se sont suffisamment bien passées, à la fois le grasping reflex disparaît, à la fois l’attachement semble s’intensifier et s’orienter très préférentiellement vers la mère ou son substitut. Je n’y vois aucun hasard. L’organisme est né avec ce réflexe d’agrippement. Mais, lors de la transformation de l’organisme en corps dont nous avons détaillé les temps premiers, la libido qui anime cette transformation emporte le réflexe dans un processus d’organisation qui le fait passer à un autre niveau de complexité. À six mois, il ne s’agit plus d’agripper de manière automatique et désordonnée. Les sources (au sens freudien des sources de la pulsion, des zones érogènes) du Contact, de la dialectique hermannienne de s’agripper/aller à la recherche ; la bouche, les yeux, les mains se retrouvent coordonnés pour donner corps à un nouveau stade de la recherche du Contact avec l’autre. Ce qui conduit très logiquement à l’observation de l’intensification des comportements d’attachement. Ce qui démontrerait, selon moi, que l’« attachement » n’est pas du registre de l’instinct comme on pourrait le penser dans la suite de Bowlby, mais bien de celui de la pulsion. C’est-à-dire qu’il est bien, certes comme l’instinct, un phénomène caractérisé par une poussée irrépressible mais aussi un phénomène « plastique », susceptible de connaître une grande diversité de destins[37] ; phénomène aussi associé à des processus d’identifications et de fantasmatisations, comme tous les phénomènes pulsionnels.

Il faut d’ailleurs remarquer que l’intensification observée des comportements d’attachement correspond dans le temps du développement du bébé à celui d’une unification corporelle, d’un regroupement, ce qui est parfaitement logique puisque à un degré suffisant d’unification du Moi doit correspondre un degré d’unification correspondant de l’objet. Dès lors, l’attachement peut viser plus particulièrement certaines « figures d’attachement ». Mais, dans une perspective psychanalytique, cet âge de six mois après la naissance correspond aussi au début de ce que Melanie Klein a défini comme position dépressive. Quand l’enfant quitte la position schizo-paranoïde caractérisée par le clivage et l’identification projective, il doit traverser cette position dépressive fondée sur la reconnaissance de l’unité que constitue l’objet maternel. Selon Melanie Klein, la perlaboration du deuil de la toute puissance que cela suppose pour accéder à l’ambivalence, en lieu et place des clivages, passe par un intense travail de symbolisation. Dans cette perspective, on peut interpréter le jeu du Fort-da comme une manifestation particulièrement spectaculaire de ce travail de symbolisation qui permettra la traversée de la position dépressive pour permettre ensuite l’entrée dans la période du complexe d’Œdipe.

Nous allons détailler ce fameux jeu du Fort-da pour y voir comment l’attachement et la perte s’y retrouvent symbolisés par une mise en scène, une mise en actes où la dialectique pulsionnelle de s’agripper/aller à la recherche occupe une position centrale. Remarquons néanmoins, au passage, que dans la clinique de ce qu’on appelle les « troubles de l’attachement », les mécanismes défensifs de clivages et d’identifications projectives sont omniprésents. Ce qui témoigne que ces troubles correspondent à d’immenses difficultés rencontrées dans la traversée de la position dépressive et donc au maintien en apparence anachronique des mécanismes de défense de la position schizo-paranoïde, au moins en partie. Tout cela renforce la cohérence qui semblait résulter de la concordance de l’intensification de l’attachement et de l’entrée dans la position dépressive aux alentours de la fin du premier semestre de la vie. Les troubles de l’un se manifestent en effet comme les troubles de l’autre. Mais, tout cela conforte alors la position qui consiste à élaborer ce que l’on pourrait appeler une théorie psychanalytique de l’attachement et ce, à partir de la pulsion du cramponnement, de ses destins et de son évolution depuis ses stades les plus archaïques vers ses élaborations les plus sophistiquées.

Est-il, par exemple, pertinent de voir dans l’attachement et dans sa « psychisation », dans les introjections successives qu’il va connaître pour venir participer à la vie amoureuse, à la constitution de l’estime de soi, à l’attachement à des idéaux et à la formation des collectifs humains, un certain degré de sublimation de la pulsion du cramponnement ? C’est ce que l’exemple du jeu du Fort-da semble démontrer.

Le jeu du Fort-da et la dialectique du Contact, s’agripper/aller à la recherche

Le jeu du Fort-da est bien connu et a été commenté de nombreuses fois. Freud observe un de ses petits-fils de dix-neuf mois qui joue avec une bobine reliée à un fil. L’enfant jette le bobine puis la ramène à lui grâce au fil pour la relancer de nouveau et ainsi de suite. Mais, quand il jette la bobine, il associe le geste avec la prononciation d’un « O ! » et quand il la ramène c’est un « A ! » qu’il formule. Freud comprend d’abord que le jeu est associé à une première opposition signifiante : le « O ! » correspond à l’allemand fort qui veut dire « loin » ou même, avec l’exclamation, « va-t-en ! ». Alors que le « A ! » correspond à da, c’est-à-dire « là » ou « ici ». Puis Freud interprète que son petit-fils est en train de représenter l’alternance de l’absence et de la présence de sa mère symbolisée par la bobine. Il symbolise donc ce qui, sinon, pourrait devenir un vécu traumatique.

L’enseignement est clair : la symbolisation associée à l’activité langagière permet le dépassement d’une expérience particulièrement douloureuse. Et, c’est ce qui est repris classiquement. Ce sur quoi je voudrais ici mettre l’accent consiste d’abord à pointer que l’enjeu pour l’enfant est de se dégager d’un attachement à sa mère qui risque d’entraver son développement si un degré de séparation n’y est pas introduit ; le jeu permet de rendre ce degré supplémentaire de séparation non seulement effectif mais aussi supportable. La symbolisation permet d’introjecter la relation à l’objet et donc la possibilité de continuer à s’appuyer sur lui, même en son absence physique du fait de sa présentification psychique. En même temps, la relation à l’objet ainsi introjectée renforce un sentiment de sécurité qui encourage la découverte de la nouveauté. Parlant du père, Lacan disait : « il faut s’en passer à condition de s’en servir ». Dans le jeu du Fort-da, c’est ce que l’enfant fait de/avec sa mère dans la répétition de l’alternance où il prend une position active et soumet l’objet à un « va-t-en !/ici ! » Il y a évidemment là un traitement ambivalent propre à la traversée de la position dépressive et une perlaboration d’un deuil de la toute puissance infantile, perlaboration liée à la dimension du jeu, du semblant.

Attachement et détachement sont donc ainsi élaborés mais pas seulement par une activité langagière naissante. Ou plutôt, la naissance de cette activité langagière (qui, elle-même, est corporelle) passe par un engagement de tout le corps où la dialectique hermannienne de s’agripper/aller à la recherche est centrale. Avec la bobine, l’enfant parcourt et répète le circuit du Contact.

Pour le mettre en évidence[38], récapitulons les découvertes d’Imre Hermann. Il dégage – la pulsion d’agrippement – avec une tendance antagoniste qu’il va appeler aller à la recherche. Il y a donc une tendance originelle à se cramponner au premier objet, à savoir la mère en général, et puis une autre tendance originelle à aller à la recherche d’un nouvel objet. Et c’est cette tension entre l’accrochage à un premier objet et cette recherche d’un second objet que Léopold Szondi va reprendre pour faire le vecteur du Contact. Le vecteur du réglage de la distance à l’autre pourrait-on dire. En fait, Imre Hermann dégageait quatre tendances. Les deux premières sont originelles, les deux dernières sont défensives, réactionnelles et donc secondaires. Les deux premières sont, comme nous venons de le voir, la tendance au cramponnement, d’une part, et la tendance à aller à la recherche d’autre part. Mais la tendance au cramponnement peut faire l’objet d’échecs dont les effets sont traumatiques. Un enfant, qui ne pourra pas suffisamment expérimenter un cramponnement minimal, vivra passivement un traumatisme qu’il tendra à surpasser par un retournement actif. En effet, tout trauma est d’abord subi passivement ; on tentera alors de lui survivre en essayant de le prendre comme à « son compte », en l’agissant « soi-même ». L’échec trop massif de la tendance au cramponnement peut ainsi donner naissance à une tendance réactive, défensivement active, au détachement. L’enfant traumatisé dans la passivité peut devenir un hyperactif du détachement ; et c’est bien ce que l’on observe si fréquemment dans ce qu’on appelle les « troubles de l’attachement ». C’est la troisième tendance possible. La quatrième, et dernière, correspond, non pas à une défense contre l’échec trop violent du cramponnement, mais à une défense contre un échec de la tendance à la recherche vécu tout autant passivement et traumatiquement. L’inverse défensif de aller à la recherche, Hermann l’appelera se cacher. Au lieu de rechercher activement, on évitera activement la recherche par le repli.

Au-delà des traumatismes les plus apparents et spectaculaires, aucun d’entre nous n’échappe à ces quatre tendances. C’est même plutôt la fluidité du passage d’une tendance à une autre qui correspond le mieux à la santé mentale. C’est bien cet enseignement dont Szondi a perçu la richesse chez Hermann. Ce sont ces quatre tendances qu’il va réunir avec une intuition géniale pour en faire une seule entité : le vecteur du Contact qui comporte donc quatre positions : m+ : (tendance originelle) s’agripper, prendre et tenir ; m- : (tendance défensive) se décrocher, lâcher et se détacher ; d+ : (tendance originelle) partir à la recherche ; d- : (tendance défensive) se cacher, prendre une position de repli, conserver et retenir. Et comme le vecteur du Contact est celui des troubles de l’humeur, « m » correspond à la manie et « d » à la dépression alors que « + » correspond aux tendances pulsionnelles originelles et « – » aux tendances défensives.

Dans le jeu du Fort-da qui semble amorcer la fin heureuse de la traversée de la position dépressive (période extrêmement sensible dans l’étiologie des troubles de l’humeur), l’enfant utilise la bobine pour parcourir le circuit du Contact (Schotte). D’abord, il agrippe la bobine (m+), puis il se l’appropie et la conserve un temps (d-), ensuite il expérimente la nouveauté d’une expérience, il va à la recherche de cette nouveauté en jettant la bobine (d+), dès lors il ressent le détachement qu’il a agi (m-), avant de réagripper la bobine et de relancer le cycle et ainsi de suite. Ainsi de suite, le temps qu’il faudra pour que le langage prenne en partie le relais et que le travail de la répétition atténue le trauma potentiel. Freud a bien montré dans Au-delà du principe de plaisir que la répétition est le plus souvent une tentative de traitement du trauma et dans ce sens, Lacan a insisté sur le fait que ladite répétition n’est jamais la réédition du même. Chaque nouvelle fois comporte en effet sa nouveauté. Et dans le jeu du Fort-da, l’enfant répète le jeu tant que la perlaboration des enjeux psychiques évoqués n’est pas accomplie.

Schotte, une pensée complexe et pas seulement psychogénétique

Citons encore Schotte : « Tout enfant humain trouve d’abord sa base (venu du grec « basis » qui désigne la marche, avec une résonance plus verbale qu’en français) dans un monde maternel, et puis son fondement dans un monde paternel n’émergeant qu’après le premier, mais alors comme fondement même de cette base, tandis qu’enfin chacun demeure encore appelé à trouver dans les deux les formes provisoires d’une origine de son monde comme sien, qui ne peut être personnelle qu’au sens fort du terme, c’est-à-dire en première personne, à la fois répondant d’elle-même et de ce monde sien dans la rencontre des autres[39]. »

Cette base trouvée dans un monde maternel correspond au registre du Contact. Elle est particulièrement à l’avant-plan dans la vie de l’enfant entre zéro et trois ans, avant l’entrée dans le complexe d’Œdipe. Ce qui ne veut pas dire que la place du père (symbolique mais aussi imaginaire et réelle, selon les trois temps du complexe d’Oedipe[40]) ne soit pas d’une importance considérable dès les premiers instants. Ce que Schotte indique avec un grand souci d’articulation logique. D’abord, il ne parle ni de mère, ni de père, mais de « monde maternel » et de « monde paternel », ce qui élargit la perspective à un nombre indéfini de personnes pour autant qu’elles viennent jouer un rôle spécifique « maternel » ou « paternel » ; mais les questions soulevées par les définitions des spécificités de ces rôles et leur actualité dans le bouleversement de la parentalité que nous connaissons devrons être laissées ici en suspens ! Par ailleurs, un « monde » n’est pas composé que de personnes, il englobe aussi un environnement non-humain qui est tout autant à considérer. On voit donc tout l’intérêt à parler de « monde maternel » et de « monde paternel » sans pour autant négliger la mère et le père de la réalité de l’enfant.

Mais la pensée complexe de Schotte va plus loin : « Tout enfant humain trouve d’abord sa base (…) dans un monde maternel, et puis son fondement dans un monde paternel n’émergeant qu’après le premier, mais alors comme fondement même de cette base… » La base qu’offre le monde maternel trouve son fondement dans le monde paternel, autrement dit le monde paternel est bien là dès le début même s’il n’est pas, en apparence, d’emblée à l’avant-plan. « …chacun demeure encore appelé à trouver dans les deux (le « monde maternel » et le « monde paternel ») les formes provisoires d’une origine… » Il nous restera donc toujours à prolonger le mouvement de notre subjectivation à partir de ces deux mondes, à partir de ce qu’ils nous ont donné tout autant qu’à partir des vides qu’ils ont laissés. Trouver « l’origine de son monde comme sien, qui ne peut être personnelle qu’au sens fort du terme, c’est-à-dire en première personne, à la fois répondant d’elle-même et de ce monde sien dans la rencontre des autres. » Voilà la visée asymptotique de la subjectivation.

Dans cette formule, Schotte est borroméen comme Lacan le fut peut-être même dès Les complexes familiaux[41] où il nouait avec des effets d’après-coup « complexe du sevrage », complexe d’intrusion » et « complexe d’Œdipe ». Schotte articule et noue la base du monde maternel avec la fondement du monde paternel et l’origine du monde personnel. En même temps, il a beaucoup œuvré à rendre encore plus opératoire la pensée d’Hermann après son ressaisissement par Szondi. Le circuit du Contact qui lie dans un mouvement dynamique les quatre positions dégagées par Hermann permet de penser l’attachement (et la perte) dans une pespective psychanalytique qui rend bien compte de la complexité des phénomènes cliniques auxquels nous sommes confrontés. Dans les « troubles de l’attachement » par exemple, nous rencontrons des enfants ou des adolescents qui n’arrivent pas à circuler de manière fluide, corporelle et symbolique, d’une position à une autre comme le jeu du Fort-da l’a illustré. Du coup, ils passent brutalement d’une position à une autre. Ils peuvent s’agripper, chercher la fusion ou le collage, puis brusquement rejetter ou se faire rejetter. Ils ne peuvent pas se séparer : soit ils adhèrent, littéralement, soit ils s’arrachent, tout aussi littéralement. Leur humeur varie brusquement : une vague d’exaltation les poussera à l’extrême d’aller à la recherche et les conduira à des fugues et des errances particulièrement dangereuses, le lendemain ils sombreront dans la dépressivité et le repli de la position se cacher. Passages brusques d’une position à une autre ou blocages durables dans seulement une ou deux des quatre positions, à chaque fois c’est la fluidité du circuit du Contact qui paraît pour eux impossible. Et c’est alors que nous savons que c’est cela que nous devons travailler avec eux. Les accompagner d’une position à une autre en gardant autant que faire se peut le contact ! Et en oeuvrant à la symbolisation.

Ce qui supposera de supporter, au moins, jusqu’à un certain point la violence d’une pulsionnalité peu contenue et l’impact des mécanismes de défense de la position schizo-paranoïde. Dans le transfert, on se retrouvera à passer brutalement de la position du bon objet à celle du mauvais, chargé à chaque fois de tous les messages énigmatiques que l’identification projective déposera en nous. Dans le travail institutionnel, les clivages se multiplieront selon la logiques des résonances[42]décrites par Stanton et Schwartz, et les enjeux thérapeutiques ou éducatifs deviendront l’objet de conflits passionnels.

La haine dans le contre-transfert

Pour illustrer une des idées qui peut guider notre travail dans ses situations, il est intéressant de reprendre une vignette clinique de Winnicott qui se trouve dans l’article : « La haine dans le contre-transfert[43] ». Dans cet article, Winnicott évoque essentiellement le travail analytique avec des patients psychotiques, mais il écrit aussi : « Il peut être utile de citer ici le cas de l’enfant au foyer dissocié, ou de l’enfant sans parents. L’enfant de cette catégorie passe son temps à chercher inconsciemment ses parents. Il est notoirement insuffisant de prendre cet enfant chez soi et de l’aimer. Ce qui se passe, c’est qu’après un certain temps un enfant ainsi adopté acquiert de l’espoir et tend alors à mettre l’environnement qu’il a trouvé à l’épreuve et cherche à s’assurer que ses tuteurs sont capables de haïr objectivement. Il semble qu’il puisse croire qu’il est aimé, seulement après avoir réussi à être haï[44]. » Il semble évident que ce que Winnicott évoque ici relève de ce que l’on appelle « troubles de l’attachement ». Ce qui nous donne l’occasion d’insister sur le fait qu’un « trouble de l’attachement », un trouble du Contact, peut très bien coexister avec une problématique psychotique (aussi bien que névrotique ou perverse). Nous nous situons dans une perspective où névroses, psychoses, perversions et troubles du Contact correspondent autant à des pathologies qu’à des registres existentiels (en psychanalyse, il n’y a pas de solution de continuité entre le normal et le pathologique). Dans cette perspective, chaque être humain est concerné par chacun de ces quatre registres cliniques dans un équilibre à chaque fois singulier. Ce qui conduit à élaborer des diagnostics complexes et dynamiques même si un de ces registres est plus à l’avant-plan que d’autres. En tous cas, pour revenir à l’article de Winnicott, psychoses et troubles du Contact coexistent souvent à intensités presque égales.

Un « jeu du Fort-da grandeur nature et à plusieurs »

La vignette concerne un garçon de neuf ans qui est envoyé dans un foyer après qu’on a constaté son vagabondage. C’est là où Winnicott le rencontre. A partir de là va commencer ce que je qualifierais de « jeu du Fort-da grandeur nature et à plusieurs » et qui correspond bien au type de travail que l’on doit faire avec ces enfants. Ils n’ont pas été dans les conditions de pouvoir développer un jeu du Fort-da pour eux, c’est-à-dire dans les conditions de développer des processus de symbolisation de l’attachement et de la perte passant par la mise en jeu (au sens propre !) du circuit du Contact. Dès lors, ils restent en panne dans la traversée de la position dépressive et pour les aider nous devons inventer avec eux un jeu du Fort-da, grandeur nature (avec nos personnes comme bobines) et à plusieurs (dans un dispositif institutionnel même minimal). Essayons d’illustrer ces idées.

Winnicott rencontre donc ce garçon de neuf ans une première fois au foyer avant qu’il ne fugue de nouveau : « J’avais toute fois établi un contact avec lui au cours d’un unique entretien. J’avais pu voir, en effet, à travers un dessin qu’il avait réalisé, que faire une fugue, c’était inconsciemment sauvegarder l’intérieur de son foyer et préserver sa mère d’attaques ; c’était aussi essayer de fuir son propre monde intérieur qui était plein de persécuteurs. Je lui avais interprété ces différents points[45]. » Une première prise de contact, une tentative de symbolisation verbale, puis la fugue… mais l’enfant réapparaît au commissariat de police proche de la maison de Winnicott ! Sa femme décide d’acqueillir l’enfant chez eux pour « trois mois d’enfer ». « Il était le plus adorable et le plus éprouvant de enfants, souvent fou à lier. Mais heureusement, nous savions à quoi nous attendre[46]. » Voilà l’enfant dans une mini-institution où on élabore pour lui des stratégies personnalisées. Il peut sortir quand il veut mais doit prendre avec lui un schilling… pour appeler du bureau de police où il se retrouvera, pour que les Winnicott puissent aller le rechercher. Vous voyez l’alternance brusque, chez ce garçon, des positions du circuit du Contact : un temps il s’agrippe, puis brusquement fugue, se détache, part à la recherche avant de se cacher un temps pour finalement revenir, etc. Cette alternance est d’autant plus brutale qu’elle ne donne pas lieu à une symbolisation véritable et qu’elle n’utilise pas un médium comme la bobine a pu l’être, c’est toute la personne de l’enfant qui est la bobine. Et l’enfant est contraint à ces mouvements brusques pour essayer d’échapper aux angoisses archaïques de la position schizo-paranoïde, comme Winnicott l’a interprété dès la première séance.

Puis les fugues cessent. L’enfant se dépose chez les Winnicott mais commence à y « dramatiser l’attaque sur sa vie intérieure ». Il faut rester à temps plein à ses côtés et associer contact physique et symbolisation, usage de la parole : « Il fallait interpréter à la minute, de jour et de nuit, et souvent la seule solution dans une crise était de faire l’interprétation correcte comme si le garçon était en analyse[47]. » Se met en scène une sorte de symbiose où la capacité de rèverie maternelle (Bion) est intensément requise à tout instant. A ce moment, ce sur quoi Winnicott veut insister, c’est sur la haine qu’inévitablement cet enfant va susciter dans le contre-transfert. La mini-institution du couple Winnicott doit inventer une nouvelle stratégie thérapeutique. L’enfant ne fugue plus mais est devenu tellement accaparant qu’il suscite « objectivement » une haine considérable. Pour éviter le passage à l’acte violent de l’adulte, « Pendant les crises, je le prenais en utilisant la force physique, sans colère ou blâme, et je le mettais dehors devant la porte d’entrée, quel que fût le temps ou l’heure, de jour et de nuit[48]. Il y avait une sonnette spéciale qu’il pouvait actionner et il savait que s’il sonnait, il serait admis de nouveau et qu’on ne dirait pas un mot du passé. Il utilisait cette sonnette dès qu’il se remettait de son accès de manie. Ce qui est important, c’est que chaque fois, au moment où je le mettais à la porte, je lui disait quelque chose ; je disais que ce qui était arrivé avait suscité en moi de la haine à son égard[49]. »

Quand l’enfant est bloqué dans la position de l’agrippement, jusqu’à susciter la haine, c’est Winnicott qui réintroduit un mouvement proche du Fort-da. Il fait, en quelque sorte, avec lui ce que le petit-fils de Freud faisait avec la bobine. Il le prend, puis le met à l’extérieur en explicitant la haine ressentie comme le faisait dans le jeu le « O ! », le loin, va-t-en !. Mais, et, c’est très important, « sans colère et sans blâme » ; c’est-à-dire sans moralisation surmoïque. Seulement, ici, c’est la bobine qui décide de revenir, c’est l’enfant lui-même « quand il s’est remis de son accès de manie ». C’est-à-dire quand il peut de nouveau être en contact avec l’autre, ce qui est possible parce que Winnicott a institué une coupure mais sans rupture du lien même dans la distanciation physique.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette merveilleuse vignette. Il faut aussi insister sur le fait que, bien qu’elle dégage les lignes de force du type de travail à mener avec ces enfants, elle ne doit surtout pas être reprise comme une succession de recettes. Les stratégies thérapeutiques ou éducatives, même si elles s’appuient sur un canevas institutionnel, doivent toujours être pensées au cas par cas.

Mais, on voit bien ce que ce « Fort-da en grandeur nature et à plusieurs » nous apprend :

face à un enfant qui est en panne dans la traversée de la position dépressive, il faut trouver le juste jeu avec la distance (Contact) et avec la verbalisation. On est alors très proches des théorisations de René Roussillon sur l’articulation des symbolisations primaire et secondaire,
la position dépressive n’ayant pas été dépassée, l’enfant n’a pas accédé à l’ambivalence. Ses affects d’amour et de haine sont clivés. L’identification projective va venir susciter les uns puis les autres chez l’intervenant, c’est ce que Winnicott appelle le contre-transfert « objectif » pour lui à différencier de ce qui nous appartient plus « subjectivement » et qui ressort d’un travail analytique personnel,
c’est alors aux intervenants, puisqu’il s’agit le plus souvent d’un travail à plusieurs, d’accepter les ressentis de l’amour puis de la haine, d’abord de manière clivée avant de pouvoir les intriquer en les symbolisant, en relation avec l’enfant. C’est à partir de là que l’enfant pourra peut-être introjecter l’ambivalence de la relation avec un objet unifié et apaiser ses angoisses archaïques,
cela va supposer une sorte de danse interactive puisque le circuit du Contact, la dialectique hermannienne de s’agripper/aller à la recherche, ne peut pas d’emblée être représenté par un objet tenant lieu de médium comme, par exemple, la bobine. Ce sont les personnes prises avec l’enfant dans une constellation transférentielle qui vont devoir accompagner l’enfant, puis le guider, dans ces mouvements qui viennent prendre le corps dans son ensemble.

Conclusion

Nous avons essayé de suivre le trajet de la pulsion d’agrippement. D’abord nommée de manière anecdotique par Freud, elle resurgit à partir de son efficacité spectaculaire chez les singes dont les hommes se sont fait les observateurs. Imre Hermann la théorise ainsi que sa compagne : la pulsion d’aller à la recherche. Mais cette théorisation reste marginale ou peu connue. Malgré tout, elle inspire la théorie de l’attachement et de la perte de John Bowlby qui, après une autre forme de marginalisation, va connaître un succès grandissant. Certains apports de Bowlby sont indéniables mais l’ensemble de son œuvre perd le lien avec les apports spécifiques de la psychanalyse. Pourtant, suivant à la trace la dialectique s’agripper/aller à la recherche dans le développement de l’enfant, il nous semble que tout confirme la nature pulsionnelle de ces tendances qui se complexifient à chaque fois de manière singulière en s’accompagnant de processus d’identification et de fantasmes organisateurs. Les théories d’André Bullinger sur le développement sensori-moteur du bébé et du jeune enfant, nous semblent renforcer ces conceptualisations qui montrent comment le registre du Contact (Hermann repris par Szondi puis par Schotte) passe, pendant les trois premières années de la vie, du plus archaïque du grasping reflex à la sophistication du jeu du Fort-da et au développement de l’activité langagière qui va le suivre. Elaborer une théorie psychanalytique de l’attachement est aussi, et même avant tout, un enjeu clinique qui a des répercussions sur la prise en charge des « troubles de l’attachement » mais aussi sur celles des troubles de l’humeur, des psychopathies, des addictions, des problématiques dites « borderline ». La prise en compte des logiques d’agrippement est aussi fondamentale pour la compréhension de beaucoup de comportement autistiques et psychotiques face à des angoisses archaïques insoutenables. Mais, élaborer une théorie psychanalytique de l’attachement, renouveller les enseignements du registre du Contact, est en fait un enjeu clinique basal pour chacun d’entre nous puisqu’il porte sur ce qui constitue la base de toutes les existences humaines. Et dans une société individualiste et néo-libérale, avancer que les solidarités collectives sont en partie une forme de sublimation de l’agrippement devient un enjeu politique… grâce à l’observation des singes !

Didier Robin

.

[1] S.Freud, « Trois essais sur la théorie de la sexualité » (1905), Standard Edition.

[2] J.Bowlby, Attachement et perte, tome 1, p294.

[3] Pages 102-103 de la traduction française des Trois essais sur la théorie de la sexualité, Folio, 1987.

[4] Titre original de son livre traduit en français sous le titre de L’instinct filial, Paris, Denoël, 1972.

[5] Notamment, P. Delion, Séminaire sur l’autisme et la psychose infantile, Toulouse, Erès, 2009, et, P. Delion, Le corps retrouvé, Paris, Hermann, 2010.

[6] J-D.Vincent, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 1986.

[7] Ibidem, p149.

[8] Ibidem, p150.

[9] Ibidem, p151.

[10] Ibidem, p152.

[11] Evidemment, le « désir » évoqué par Jean-Didier Vincent ne doit pas être trop vite confondu avec le « désir » tel qu’il est conceptualisé par Lacan !

[12] J. Laplanche, J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967.

[13] S. Freud, (1915) « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.

[14] D. Robin, Violence de l’insécurité, Paris, PUF, 2010

[15] Ibidem, p…

[16] S. Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, in OCF.P. XIX, Paris, PUF, 2004.

[17] R. Roussillon, « La représentance et l’activation pulsionnelle », Neurosciences et psychanalyse, Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, Avril 2007, Tome LXXI,.

[18] D. Robin, Dépasser les souffrances institutionnelles, Paris, PUF, 2013.

[19] Ch. Dejours, Le corps, d’abord, Paris, Editions Payot & Rivages, 2001. Et, Travail vivant 1 : sexualité et travail, Paris, Payot, 2009.

[20] A. Bullinger, Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars, Toulouse, Erès, 2008

[21] Ibidem, pp144-145.

[22] M. Merleau-Ponty, L’Institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, 2003.

[23] D. Robin, Dépasser les souffrances institutionnelles, op cit.

[24] R. Vasseur, P. Delion, Périodes sensibles dans le développement psychomoteur de l’enfant de 0 à 3 ans, Toulouse, Erès, 2010. P166.

[25] A-M. Mairesse, « Succion, suçotement », in A. de Mijolla (Dir), Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002.

[26] Et la nécessité de porter la mère, pendant la grossesse et après, est trop souvent négligée. On se reportera avec grand intérêt à ce sujet à P. Gustin, Le temps des naissances en souffrance, Paris, PUF, à paraître en 2014.

[27] P. Delion, Préface de A. Bullinger, op cit, p11.

[28] A. Bullinger, op cit, pp191-192.

[29] Ibidem, p145.

[30] Ibidem, p149.

[31] Imre Hermann à aussi mis en évidence cette tendance pulsionnelle qui consiste à « aller à la recherche », à s’orienter vers de nouvelles ambiances et de nouveaux objets.

[32] J. Schotte, Nosographie, La Borde Cour-Cheverny, Institutions, 2011. pp96-97.

[33] R. Vasseur, P. Delion, op cit, p166.

[34] D. Marcelli, Les yeux dans les yeux. L’énigme du regard, Paris, Albin Michel, 2006. Et aussi : D. Robin, Violence de l’insécurité, op cit.

[35] R. Vasseur, P. Delion, op cit, p166.

[36] Ibidem, p167.

[37] S. Freud, « Pulsions et destins des pulsions », op cit.

[38] Développements repris en partie de mon travail dans Dépasser les souffrances institutionnelles, op cit. La compréhension du Contact est en effet un préalable bien utile à la construction de dispositifs institutionnels.

[39] Schotte J., Un parcours, rencontrer, relier dialoguer, partager, Editions le Pli, 2006. On se reportera aussi avec beaucoup d’intérêt à J-L. Feys, L’anthropopsychiatrie de Jacques Schotte. Une introduction, Paris, Hermann Editeurs, 2009.

[40] Trois temps du complexe d’Œdipe que je reprends et commente dans D. Robin, « La direction thérapeutique et le pari démocratique », in Qu’est-ce qui fait autorité dans les institutions médico-sociales ?Vander Borght, Ch & Meynckens-Fourez, M (Dir.). Toulouse, Eres, 2007.

[41] J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938), in Autres écrits, Paris, Editions du Seuil, 2001.

[42] C’est l’essentiel de ce que je développe dans D. Robin, Dépasser les souffrances institutionnelles, op cit.

[43] D. W. Winnicott, « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.

[44] Ibidem, p54.

[45] Idem.

[46] Idem.

[47] idem

[48] Il ne faut pas oublier que l’action se situe en Grande-Bretagne !

[49] Ibidem, p55.