Siri Hustvedt – Dans la chambre
Précédé de la présentation de Ria Walgraffe-Vanden Broucke et suivi de l’apostrophe de Lucien Mélèse, des questions à Siri Hustvedt d’Ingrid Demuynck et des réponses de Siri Hustvedt
(Exposés pour le 50ième anniversaire de l’École belge de psychanalyse – Mai 2015)
Psychanalyse et arts, entre partition et exécution – Introduction par Ria Walgraffe-Vanden Broucke
Nous voilà réunis pour entamer la deuxième journée de notre Colloque du 50e anniversaire.
Hier nous avons eu le plaisir d’entendre nos conférenciers invités, François Ansermet et Albert Ciccone ; le premier nous a entretenu de la psychanalyse et de son rapport avec les sciences, « S’il y a une science du sujet ? Du singulier » puis le second nous a parlé du rapport entre psychanalyse et psychothérapie et de ce qui « fonde la position clinique ». Aujourd’hui, ce sont deux dames que nous écouterons.
Ces deux dames, Siri Hustvedt et Lene Auestad ont ceci en commun, qu’elles sont toutes deux anglophones et d’origine norvégienne… mais c’est après les avoir invitées que nous nous en sommes aperçus !
Cette matinée est consacrée à la question de la psychanalyse et des arts.
Cet après-midi, Johan De Groef présidera la séance qui, autour de Lene Auestad abordera la question de la psychanalyse et de sa pertinence sociétale.
La journée se terminera par un cocktail de clôture auquel vous êtes tous conviés.
Revenons-en au programme de cette matinée et au 3e thème de ce colloque, Psychanalyse et art…
Lorsque nous avions été assurés que Siri Hustvedt acceptait de participer à notre colloque – ce qui nous avait réjouis et dont nous la remercions – un petit groupe de neuf personnes de l’Ecole s’est mis au travail autour de ses écrits, et tout particulièrement de ses romans, qui suscitaient nombre de libres associations… dont nous espérions que certaines, peut-être, seraient poursuivies lors du débat.
Le propos autour du thème « Psychanalyse et arts » n’est évidemment pas d’appliquer la psychanalyse à l’art ni d’interpréter des œuvres, mais plutôt de nous interroger sur ce que l’art (et les artistes) peuvent nous apprendre, à nous psychanalystes, qui sommes interpelés comme eux par la complexité de l’humain et désireux d’en rendre compte.
Nous ne faisons là que tenter de poursuivre l’investigation de Freud, dans « Le poète et l’activité de fantaisie » où il vise à cerner l’activité créatrice du poète et comment celle-ci nous touche.
Ces questions, nous les explorerons en écoutant d’abord l’exposé de Siri Hustvedt qui nous parle de « Inside the Room », de ce qui se passe, pour elle, dans la chambre, entendez analytique, et de bien d’autres questions.
Lucien Mélèse et Ingrid Demuynck, lanceront ensuite la discussion qui pourra se poursuivre avec la salle.
Après la pause, quatre membres de l’École Belge témoigneront de la place que l’art – peinture, sculpture, poésie, théâtre, cinéma, musique – prend dans leur pratique clinique et ce que l’art leur enseigne.
Le débat se poursuivra ensuite avec la salle.
Il me reste à vous présenter brièvement notre invitée, Siri Hustvedt, que vous êtes sans doute nombreux à connaître déjà.
Siri Hustvedt est docteur en littérature anglaise de l’université de Columbia. Elle a écrit une œuvre déjà impressionnante, qui est tout un cheminement :
un recueil de poésies, Reading to you ;
trois essais : Les mystères du rectangle, essais sur la peinture, Plaidoyer pour Eros, qui contient un ensemble de textes : dont Yonder, Plaidoyer pour Eros, Les lunettes de Gatsby, Franklin Pangborn : apologie d’un comparse, Huit jours en corset, Etre un homme, Quitter sa mère, Vivre avec des inconnus, 9/11 : le 11 septembre, ou un an après, Les Bostonniennes : propos personnels et impersonnels, Charles Dickens et le fragment morbide, Extraits d’une histoire du moi blessé ; et Vivre, penser, Regarder ;
un ouvrage qui n’est pas une fiction, La femme qui tremble ;
et six romans : Les yeux bandés, L’envoûtement de Lily Dahl, Tout ce que j’aimais, Elégie pour un américain, Un été sans les hommes, et tout récemment Un monde flamboyant.
En 2012 elle a obtenu le ”International Gabarron award for Thought and Humanities”, pour son inlassable travail d’investigation qui lui a permis d’intégrer dans son oeuvre littéraire, créative et documentaire des idées originales de philosophie, de neurosciences, ou de psychanalyse en une énonciation singulière. Le Jury a également salué sa contribution à la compréhension et à la découverte des arts à travers ses nombreux essais et articles.
Elle mène également un atelier d’écriture dans une clinique psychiatrique, elle écrit et donne des conférences sur la question du soi en psychiatrie, neurosciences et en psychanalyse, publiés dans des revues scientifiques médicales.
En 2014 elle a été nommée maître de conférences en psychiatrie au Dewitte Wallace Institute de l’université Cornell.
Cette mise en perspective indique combien nous souhaitions la rencontrer…
Siri Hustvedt – Dans la chambre*
J’ai commencé à lire Sigmund Freud à l’âge de seize ans. Ai-je compris ce que je lisais ? Probablement que non, mais j’étais fascinée et c’est en lisant, quelques années plus tard, l’Interprétation du Rêve que ma curiosité interminable pour la théorie psychanalytique a commencé. A un moment donné j’ai pensé devenir psychanalyste, me plongeant dans la problématique de la neuro-psychanalyse, l’énigme du rapport cerveau-esprit, écrivant Elégie pour un Américain, ce roman dont le héros est un analyste, mais il m’a fallu attendre mes cinquante-trois ans pour que je trouve mon propre analyste. J’ai atterri dans son cabinet parce que j’avais un symptôme : « les tremblements ». Ce symptôme est devenu un livre. Dans nos séances le tremblement a été un thème récurrent, mais il n’a pas été central dans ce que j’estime maintenant être la révolution interne forgée en thérapie.
Pendant six ans j’ai été en psychothérapie d’orientation psychanalytique à raison de deux fois par semaine et j’en ai été changée. Comment cela s’est-il passé reste mystérieux. Je pourrais vous raconter maintenant un récit, différent du récit avec lequel je suis arrivée le premier jour, mais la dynamique qui a fait qu’un récit a supplanté l’autre, que la parole, souvent répétitive, tournoyante, spéculative, absurde même, a opéréce changement en moi, je ne puis vous l’expliquer avec aucune précision.
Je sais une chose : je me sens plus libre. Je me sens plus libérée dans ma vie et dans mon art et les deux sont finalement inséparables.
Voici un point. Je suis profondément familiarisée avec la théorie psychanalytique, mais je me demande si mon savoir a fait une quelconque différence dans ma propre thérapie, dans le dénouement des nœuds et l’ouverture des portes.
Que mon analyste connaisse la théorie est bienfaisant. Cela a sûrement guidé sa façon de s’y prendre avec moi, mais ses croyances particulières, les subtilités de ses positionnements par rapport à ceci ou cela me sont complètement inconnues.
J’ai toujours aimé la citation que fait Freud de Charcot : « La théorie est bonne mais elle n’empêche pas les choses d’exister ».
Tout système philosophique, tout modèle de l’esprit-cerveau-soi-corps, de la conscience et de l’inconscience, est incomplet. Il y a toujours quelque chose qui lui échappe – une chose qui existe sans explication, un monstre qui ne peut être inclus dans le système.
Mais après tout, les idées ne sont bonnes qu’à condition d’être ressenties et vécues. Autrement, elles sont juste « des lettres sèches », comme l’a écrit Dickens. Une bonne partie de la théorie est desséchée et semblable à un cadavre. Dans le roman de Simone de Beauvoir L’Invitée, le personnage de Françoise dit : « Mais pour moi, une idée n’est pas une question de théorie, on l’expérimente ; si cela reste théorique cela n’a aucune valeur ».
L’art peut parler de ce qui tombe en dehors de la théorie et peut aussi incarner les idées ressenties.
La théorie psychanalytique devient vivante en dedans de la chambre. Elle a à vivre entre l’analyste et le patient.
Anna Freud a nommé l’intellectualisation une défense.
Edmund Husserl a utilisé le mot Leib en opposition à Körper.
La chambre reste toujours la même. Chaque fois que j’y reviens, elle semble pareille. Si je devais arriver à une séance et constater que la chambre a été remodelée ou considérablement changée, je suis sûre que je me sentirais alarmée. Et pourtant, pendant longtemps je n’y ai rien regardé attentivement. Après presque trois ans, je l’ai fait. Pourquoi ? Je me sentais libre de le faire. Un Changement. Mais c’est la répétition de la similitude de la chambre qui compte – la sensation que la chambre ne change pas. Mon analyste a la même apparence. Sa voix est la même. Elle est là quand elle dit qu’elle sera là. Quand je dois attendre quelques secondes de plus avant qu’elle ne me sonne dans la salle d’attente, je m’inquiétais habituellement, pas trop, mais un peu. Maintenant c’est passé. Je reconnais le son de ses pas quand elle quitte son cabinet pour marcher vers moi assise sur une chaise jusqu’à ce qu’elle vienne me chercher. Elle a un pas léger, ni lent ni pressé. La majeure partie du temps, cependant, elle appartient à la chambre. Elle et la chambre vont de pair, un retour rituel dans le même espace avec à l’intérieur la même personne. Si je ne pouvais pas compter sur leur caractère identique, il se pourrait que je ne sois pas en capacité de changer. Je peux seulement changer parce que la chambre et mon analyste demeurent fixes.
Le temps dans la chambre n’est pas le temps de l’extérieur de la chambre. Derrière moi il y a une grande horloge avec des nombres qui disent le temps de la séance, mais ce temps d’horloge n’est pas un vrai temps d’horloge parce que dans la chambre le monde ralentit. Parfois je sais dans mon corps quand il est presque passé – parfois je ne le sais pas.
Telle est la réalité constante : deux personnes dans une chambre qui parlent l’une à l’autre. L’une parle plus que l’autre, et au travers de ce dialogue un mouvement interne opère dans le patient. L’analyste aussi peut être remué, doit être remué, mais c’est le changement dans le patient qui compte. Les déplacements dialectiques entre moi et vous, le récit raconté, les sauts associatifs, les descriptions de rêves et l’intense écoute qui ont lieu dans l’espace analytique sont le plus grand héritage de Freud, sa plus grande invention, la codification d’une forme particulière de dialogue. La talking cure de Bertha Pappenheim se continue en des formes innombrables et ce qui est intéressant c’est qu’il n’y a aucune technique ultime ou finale. Ce qui se passe dans la chambre est guidé par la théorie, mais le monde façonné entre le patient et l’analyste est aussi une entreprise intuitive, inconsciemment conduite, rythmique, émotionnelle, et, souvent ambigüe.
C’est pourquoi faire de l’analyse est parfois quelque chose comme faire de l’art.
D’une manière ou d’une autre, les séances de parole répétées entre deux personnes peuvent déterrer ce qui était autrefois inconnu et l’amener à la lumière du connu. C’est une forme de remémoration, assurément, mais une remémoration avec sensation ou une remémoration à propos de sensations. Les souvenirs qui apparaissent ne doivent pas être précis ou littéralement vrais dans un sens documentaire. Nos souvenirs autobiographiques conscients sont notoirement peu fiables. Freud a appelé cette instabilité Nachträglichkeit. Il l’a mentionnée une première fois dans une lettre à Fliess en 1895. Les souvenirs ne sont pas fixes, mais mutables. Le présent altère le passé. L’imagination et le fantasme jouent un rôle important dans la remémoration. Les souvenirs sont créatifs et actifs, non pas passifs. Dans Outlines of Psychology (1897), Wilhelm Wundt écrit : « Il est évident qu’aucune démarcation claire ne peut être tracée de fait entre les images de l’imagination et celles de la mémoire… Tous nos souvenirs sont donc constitués de ‘’fantaisie et de vérité” [Wahrheit und Dichtung]. Le souvenir change sous l’influence de nos sentiments et de nos vœux, en images imaginaires et nous nous dupons généralement nous-mêmes avec leur ressemblance aux expériences réelles ».
Et les souvenirs sont consolidés par l’émotion. Le sentir sous-tend tous les souvenirs, qu’ils soient précis ou non. Il y a une évidence neurologique croissante que les mêmes systèmes du cerveau sont au travail tant dans la remémoration que dans l’imagination, non seulement pour se rappeler de soi, mais aussi pour se projeter dans le futur. Les souvenirs sont fréquemment des fictions. Nous n’avons pas l’intention de les fabriquer. Nous ne sommes pas en train de mentir, mais leur vérité n’est pas une vérité documentaire.
L’an dernier, j’ai reçu un courriel d’une collègue auteure dont j’avais lu le livre. Elle semblait insatisfaite de moi, affligée par ma réponse. Je me rappelais lui avoir envoyé une longue note enthousiaste à propos de son roman que j’avais aimé. Et je me rappelais lui avoir explicité assez longuement pourquoi je l’admirais. Elle semblait ne pas l’avoir reçue. J’ai vérifié mes messages et j’ai trouvé le courriel que je lui avais envoyé. J’avais écrit : « C’est un beau livre. La même motion sans couture de l’intérieur vers l’extérieur, la psychè pour situer l’autre. Et la prose rigoureuse … Bravo ». J’imaginais avoir écrit deux paragraphes entiers. En fait, je les avais seulement pensés et ressentis. Ce que j’avais souhaité s’était réalisé, mais seulement dans mon esprit, non pas sur la page.
Dans mon dernier roman, Un été sans les hommes, le personnage de Mia dit : « Je m’écrirai ailleurs ». C’est la motion de l’imagination. Je ne resterai pas ici. Je m’éloignerai dans mon esprit, je deviendrai quelqu’un d’autre, j’entrerai dans une autre histoire. C’est aussi le travail de la mémoire consciente. Je me rappelle de mon ancien moi dans le passé et lui modèle un récit. Je m’imagine dans le futur et façonne pour ce moiprojeté également un récit.
Quand j’écris un roman j’ai toujours la sensation d’être en train de déterrer de vieux souvenirs, tentant d’ajuster l’histoire. Mais comment puis-je savoir quelle histoire est juste ? Pourquoi telle histoire et non pas une autre ?
Parfois avec mon analyste j’essaie de me souvenir. Je me retourne vers mon enfance. Je fouille dans mon esprit après un souvenir, un indice, un quelque chose pour aider, clarifier, illustrer, manifester, quelque chose de chaud ou de froid – et il n’y a rien. Le vide. Blanc, pas noir. Possible que ce soit le blanc d’une page, mais rien ne s’y trouve.
Quand je suis bloquée dans un livre, la sensation est similaire. Je me questionne sur ce qui est supposé arriver maintenant ? Pourquoi est-ce incorrect ? Pourquoi ce que je suis en train d’écrire à propos de ce personnage est-il mensonger ? Comment est-il possible de mentir dans une fiction ? Croyez-moi, ce l’est. Quand je trouve la vérité je le sais. Quelle est cette connaissance ? Elle n’est pas théorique. Elle est émotionnelle.
La phrase sur la page sonne juste parce qu’elle répond à une sensation en moi, et cette sensation est une forme de remémoration.
L’art est toujours fait pour quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un n’est pas une personne connue. Elle – ou il – n’ont pas de visage, mais jamais l’art ne se crée dans l’isolement. Quand j’écris, je m’adresse toujours à quelqu’un, et le livre se crée entre moi et cet autre imaginaire.
Qui est l’autre imaginaire dans l’art ?
Je ne sais pas. Un autre soi ?
L’analyste est-il un autre imaginaire dans la thérapie ?
L’analyste est en partie imaginé et en partie réel, mais alors sans doute, toute autre personne est également réelle et imaginée. La différence est que cet autre imaginaire pour lequel j’écris mon roman, ne peut pas me répondre.
Le transfert prend place dans la zone entre le patient et l’analyste. Les idées de Freud concernant le transfert se sont développées petit à petit. Dans les Études sur l’hystérie, il attribue le désir qu’a sa patiente de l’embrasser « à une fausse connexion », un cas d’identité erronée. La patiente ne désire pas réellement embrasser le docteur, mais un ancien objet d’amour. Dans le post-scriptum de Freud au célèbre cas Dora, le transfert évolue vers quelque chose de plus compliqué. Le transfert peut impliquer « une version sublimée » de l’ancien objet d’amour, le père ou la mère, par exemple, mais il peut aussi emprunter à l’analyste une qualité « réelle ». Dans Remémoration, répétition et perlaboration il est dit au lecteur que le transfert « représente une maladie artificielle ». L’expression « maladie artificielle » est empruntée à Jean-Martin Charcot décrivant ses patients hystériques hypnotisés à la Salpêtrière comme étant dans un état « artificiel » de leur maladie. La suggestion hante le mot artificiel. Le transfert commence à ressembler à une forme non-induite d’hypnose. Et pourtant, Freud souligne que les sentiments forts en mouvemententre patient et analyste sont néanmoins « un morceau d’expérience réelle », et qu’ils ont le caractère d’un « amour véritable. »
Le transfert participe du fictif et du réel. Quand nous tombons amoureux de nos analystes, nous pouvons être dans les affres d’une vieille affaire amoureuse avec un parent, mais la forte émotion que nous ressentons n’est pas fausse. Je pense que la meilleure compréhension de l’amour de transfert est donnée au travers de la réalité émotionnelle. Comme Freud l’indique dans l’Interprétation du rêve quand il cite Stricker, « Si dans le rêve j’ai peur des brigands, les brigands sont certes imaginaires, mais la peur, elle, est réelle1. »
En 1931, Lev Vygotsky a souligné le même point dans un article sur « L’imagination et la créativité chez l’adolescent » : « Lorsque, à l’aide de l’imagination, nous construisons toutes sortes d’images irréelles, celles-ci ne sont pas réelles mais nous éprouvons comme s’il l’était le sentiment qu’elles évoquent. Si un poète dit : « Je vais fondre en larmes à propos de telle fiction, il se rend bien compte que cette création de son imagination est chose irréelle, mais ses larmes sont du domaine de la réalité2 ».
Les émotions ne peuvent pas être fictives. Si j’ai peur ou si je suis joyeux en rêvant ou en lisant un livre ou en inventant dans mes romans des gens et leurs histoires, l’amour et la peur que je ressens sont bien réels alors que les personnages ne le sont pas. C’est cela la vérité de la fiction.
Parfois mon analyste me répond, et je ne peux pas réellement l’entendre. Et puis un jour, elle me raconte ce qu’elle m’a dit auparavant, et je suis à même de l’entendre. Non, ceci n’est pas tout à fait juste. J’ai entendu les mots auparavant, mais ils n’ont pas signifié alors ce qu’ils signifient maintenant. Maintenant ils résonnent en moi comme un diapason. Je les sens. Ils fredonnent. Ils sont vivants et quelque chose est différent. C’est comme si les mots se sont attachés à mes nerfs, à ma peau et à mes muscles, même à mes os. C’est comme s’ils sont maintenant ancrés, ne flottant plus sans arrêt dans l’air de la chambre.
Martin Buber croyait que le dialogue authentique entre un « je » réel et un « tu » réel pouvait créer une troisième région, la réalité ontologique de l’entre-deux qui n’existait pas auparavant. Il croyait que deux personnes peuvent créer une forme de communion qui est « l’incarnation du mot dialogue3 ». Buber a écrit à propos de la psychothérapie et sa pensée a influencé, entre autres, Carl Rogers : il a compris que son concept de « l’entre » était profondément approprié à ce qui se passe entre le thérapeute et le patient.
Il s’agit de la zone du transfert et du contre-transfert. Elle doit être éprouvée. Les mots doivent être incarnés.
Dans « Le moi et le ça » Freud a écrit magnifiquement : « Le moi est avant tout un moi corporel4 ». Et le moi, affirme-t-il, a des parts conscientes et inconscientes. C’est grâce à ce moi corporel que nous faisons la distinction entre nous et les autres. Le phénoménologue français Merleau-Ponty croyait aussi en un moi corporel. Pour lui le « je » est toujours incarné. Nous sommes des sujets corporels. « Entre ma conscience et mon corps tel que je le vis, entre ce corps phénoménal et celui d’autrui tel que je le vois du dehors, il existe une relation interne qui fait apparaître autrui comme l’achèvement du système. L’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps5.
Merleau-Ponty a compris que le mystère de l’autre trouve son écho dans le mystère du soi. Ces deux ne sont pas identiques ; je me ressens moi-même d’une manière dont je ne peux pas vous ressentir, mais aucun n’est transparent. L’étrangeté existe en vous et en moi.
Le monde du je et du tu, de l’entre, est souvent appelé l’intersubjectivité. Un infans s’engage dans un va et vient musical, gestuel, tactile avec sa mère, une intersubjectivité primaire. Le bébé vit des proto-conversations, une relation préréflexive, pré-conceptuelle, incarnée avec une autre personne sans être encore réflexivement conscient de soi ou, comme le suggère Hegel – l’infans n’est pas encore für sich mais an sich, pas encore pour soi mais en soi6. Ces interactions précoces sont cruciales pour le développement du cerveau, du néocortex qui se développe énormément après la naissance, mais aussi pour les systèmes émotionnels amorcés par ces interactions. En tant qu’infans nous commençons à relier des sensations à une expérience, par ce que Freud a appelé le principe de plaisir-déplaisir. Et par la répétition, ces liaisons entre sensations et expériences créent des attentes envers le monde. Les auteurs d’une étude, appelée Les rythmes du dialogue dans la prime enfance, ont analysé des vocalises entre des bébés et leurs mères. Ils ont découvert ce qu’ils appellent un modèle « d’attentes temporelles » fournissant les fondements cognitifs et émotionnels à la personnalité en développement.
Je suis faite d’attentes temporelles. Je ne suis pas consciente de comment elles m’ont formée, et je ne serai jamais capable d’articuler parfaitement comment cette histoire s’est déployée, mais je peux percevoir quotidiennement les modèles de répétition dans ma propre vie et dans l’ici et maintenant de l’espace-temps analytique, retirée de la temporalité ordinaire et des lieux ordinaires dans lesquels je vis.
Quand j’écris je suis toujours en train de sentir le rythme des phrases dans mon corps – une relation entre mes doigts sur le clavier et les mots sur la page. Je sais quand un rythme est juste et quand il est erroné. D’où cela vient-il ? Il s’agit d’une forme de mémoire corporelle, de musique cinétique qui a une résonance émotionnelle.
L’écriture en sa majeure partie est inconsciente. Je ne sais pas d’où viennent les phrases. Quand cela va bien, je le sais moins que quand cela va mal. Dans l’Interprétation du rêve, Freud cite une lettre de Schiller à un ami : « […] Chez une tête créatrice, à ce qu’il me paraît, l’entendement a retiré la garde des portes, les idées s’y précipitent pêle-mêle, et c’est alors seulement qu’il embrasse du regard et toise ce grand amoncellement7 ».
La raison est dans l’édition, non dans le rush de la confection. La confection a lieu souterrainement, et ce souterrainement a été créé et est toujours en état de création entre moi et les autres.
Avant que l’expression « l’intersubjectivité primaire » n’apparaisse dans un livre, D.W. Winnicott a exploré la relation de va et vient entre l’infans et sa mère. « Que voit le bébé lorsqu’il ou elle tourne son regard vers le visage de la mère ? Je suggère que ce qu’un bébé voit généralement, c’est lui-même ou elle-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit8 ».
Vittorio Gallese, le neuroscientifique qui faisait partie de l’équipe qui a découvert les neurones miroirs dans le cortex pré-moteur des singes macaque en 1995, les neurones qui s’allument quand un animal exécute une action, mais aussi quand un autre animal observe la même action, a continué sa recherche sur les systèmes miroirs dans le cerveau. Contrairement à certains scientifiques il s’est intéressé aux implications philosophiques de sa recherche. Il suggère que nous avons tous un espace « nous-centré », une part « d’un collecteur d’intersubjectivité » qui crée un accès vers l’empathie, utilisé pour la lecture des intentions des autres et pour les actes multiples de l’imagination.
Quand je vous regarde, je me vois. Votre visage supplante le mien tandis que nous parlons. Je ne peux pas voir mon propre visage. Une de mes amies philosophe, Maria Brincker, a demandé à sa fille de cinq ans s’il n’était pas étonnant que les bébés nouveau-nés puissent imiter les visages d’autres personnes, et la petite fille a dit : « Non, Maman, c’est facile. Le bébé a ton visage ».
Quand je suis en séance analytique, je me retrouve moi-même dans l’analyste. En perlaborant sans fin les répétitions névrotiques, les schémas non perçus d’expérience et de sensation qui semblaient être en moi pour toujours, j’ai lentement révisé ma façon de me voir. Comment cela-il s’est passé ? Et qu’est-ce que cela à voir avec la création artistique ?
Les personnages dans les romans sont-ils des « versions sublimées » d’anciens objets d’amour ? Créer des fictions est-ce une autre forme de transfert ?
Freud a certainement raison de dire que le transfert ne peut être limité à l’analyse. Nous sommes continuellement en prise avec diverses formes de transferts et de contre-transferts dans le monde extérieur. Je peux éprouver une personne comme intimidante ou répugnante ou séduisante parce qu’il y a une certaine qualité en moi, dérivée de mes souvenirs émotionnels-cognitifs, qui est devenue participante de comment j’interprète personnellement le monde.
La sublimation est un concept obscur. Elle implique toujours la mobilité psychique, le désir et ses objets. Dans Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, Freud écrit que la relation d’un instinct ou d’une pulsion à son objet est passible d’altération : « Une certaine modification du but et du changement de l’objet, dans laquelle entre en considération notre évaluation sociale, est désignée par nous comme sublimation ».
Les êtres humains subliment. Les rats et les chauves-souris ne le font pas. L’idée est celle d’une transformation. Les instincts ou les pulsions érotiques primitives sont redirigés vers du travail créatif de tous genres, intellectuel et artistique. Mais créer de l’art est-ce une défense ? Freud a hésité à ce sujet. Hans Loewald a orienté la sublimation dans une autre direction – vers des formations symboliques. Cela me semble plus précis. Ecrire une fiction ressemble d’une certaine manière à rêver en étant éveillé ou, comme Susanne Langer l’a écrit : « l’art est la fabrication de formes symboliques expressives du sentiment humain. »
Pourquoi certaines personnes vivent-elles dans des mondes fabriqués par elles ? Pourquoi certaines personnes sont-elles poussées à peupler des pages de livres avec des êtres imaginaires ?
« Ceux auxquels le monde ne suffit pas », écrit Josef Joubert, « les philosophes, les poètes et tous les lecteurs de livres ».
La créativité n’est jamais simplement une affaire de manipulations purement cognitives ou d’exercices mentaux. Elle provient de la profondeur du soi/psychè/corps. Elle est orchestrée par la mémoire, la connaissance subliminale et les réalités émotionnelles. Écrire est dur, mais je désire le faire. A certains moments c’est plus dur qu’à d’autres. Je n’ai jamais été entièrement bloquée pendant un long temps, mais j’ai été lente, très lente. La lenteur, dans mon cas, est toujours une question de peur. Il s’agit toujours d’une sensation d’incapacité à faire face au matériel qui doit être écrit.
Hilda Dolittle était une poète imagisteaméricaine connue sous le nom de H.D. En 1933, lorsqu’elle commença son analyse avec Sigmund Freud, elle avait quarante-six ans et enduré de nombreuses pertes. Elle avait perdu deux sœurs en bas âge, sa mère, son frère, son père, et une fille dans une fausse couche. Les horreurs de la Première Guerre Mondiale l’avaient traumatisée. Et elle ne pouvait écrire. H.D. était complètement bloquée.
Leur première rencontre m’intéresse.
Le chow-chow de Freud, Yofi, est dans la pièce avec eux deux. Quand H.D. se déplace vers le chien, Freud lui dit : « ne la touchez pas – elle mord – elle est très difficile avec les étrangers ». Mais H.D. ne se retire pas, et le chien blottit son nez dans la main de la poétesse. « Mon intuition », écrit-elle, « défie le professeur, quoique pas en mots… elle mord, n’est-ce pas? Vous m’appelez une étrangère, n’est-ce pas ? »
H.D. ne voulait pas être une étrangère, pas même en tout début de son analyse. Elle voulait être connue et reconnue. Elle voulait se voir dans le professeur. Je peux ne pas être capable de vous exprimer ce défi, pense-t-elle, mais je suis quelqu’un avec des dons spéciaux. Le chien et moi nous avons une capacité souterraine de communiquer que vous, le grand professeur, êtes incapable de ressentir, et c’est ainsi que je suis en train de vous corriger.
H.D. a aimé le professeur. Ensemble ils ont fait naître au-dedans d’elle-même un changement qu’elle a emporté de son analyse, et c’est pourquoi elle a écrit Visage de Freud9 et a été capable d‘écrire bien davantage après son temps avec Freud qu’auparavant. Cependant, son texte est oblique, et les méandres et les reprises du travail analytique ne sont pas évidents. En aucune manière il ne peut être réduit à un récit cohérent, à une technique ou à une théorie. Il y a un refrain qui parcourt son texte. Il me fait sourire : « Le professeur n’avait pas toujours raison ».
Résistance ? Oui, bien sûr.
La résistance est quelque chose que je reconnais. Je résiste quand j’ai peur. Je suis sourde, aveugle, muette et je ne peux rien me rappeler sinon une page blanche vide.
Tous les mots qui surgissent de ma bouche sont secs – des lettres sèches.
Des intellectualisations – ma défense.
Lorsque quelque chose se passe mal avec un livre, c’est du même ordre.
Que devrait-il arriver maintenant ? Qui est cette personne ? Mon esprit est vide. Je tente de me rappeler ce qui s’est réellement passé, mais je ne le puis. J’essaie de me souvenir. Il n’y a pas d’inscriptions. La phrase qui arrive est mauvaise. Je la barre et recommence.
Personne n’a toujours raison. L’analyste n’est pas un dieu, excepté si le patient fait de lui ou d’elle un immortel, et d’habitude cela est provisoire. L’analyste n’est jamais un tiers objectif qui regarde les procédures du haut des cieux. Ce qu’on est venu à appeler « la neutralité » en psychanalyse est une importation directe des sciences naturelles, née de la peur que la subjectivité et la suggestion ne puissent troubler les transactions entre les deux personnes dans la chambre, mais c’est exactement là que la magie réside.
H.D. est arrivée à Vienne fort affligée, mais elle est aussi venue avec une assurance obstinée. H.D. était une mystique. À Corfou, elle avait eu une expérience hallucinatoire, mystique. Elle a vu une écriture sur un mur – des hiéroglyphes enchantés d’une profonde signification. Dans Visage elle précise que ce que Freud a considéré comme un « symptôme », elle le considère comme inspiration.
L’accord sur la Weltanschauung n’est pas une condition pour l’analyse.
H.D. est restée une mystique tout au long de son analyse, et elle en était une longtemps après qu’elle soit terminée. Mais symptôme et inspiration sont-ils contradictoires ? À maintes reprises, mes « symptômes » sont d’une manière ou d’une autre devenus des inspirations. Auras de migraine, hallucinations auditives, crises, douleurs et symptômes plus obscurs sont décrits dans des livres, réinventés dans des histoires, incarnés dans mes personnages d’une façon ou d’une autre. Le symptôme et l’inspiration sont une seule et même chose.
Mais certains symptômes bloquent la créativité.
Certains symptômes sont une strangulation. Ils terrifient. Ils empêchent la vie et le travail de quelqu’un.
Les blocages de l’écriture sont des symptômes. Pourquoi ai-je empêché la vérité d’entrer ?
H.D. a détesté le blocage de l’écrivaine, mais elle a aimé sa vision hallucinatoire. Elle s’y est accrochée comme je me suis accrochée à certains de mes symptômes – mes hallucinations et auras et picotements et sensations d’élévation. Ce sont finalement des symptômes bénins parce qu’ils ont pu s’intégrer dans une narration de soi créative.
Peter Wolson a écrit un article intitulé « Le rôle vital de la grandiosité adaptative dans la créativité artistique ». A l’exception de Rank et de Kohut, écrit Wolson, la plupart des analystes soutiennent que la grandiosité est infantile et interfère avec la créativité, mais il conteste ce truisme. La grandiosité adaptative est « la conviction exaltante pour l’artiste de son potentiel de grandeur, la valeur extrêmement haute qu’il donne à l’originalité de ses propres sentiments, perceptions, sensations, souvenirs, pensées et expériences 10 ». Tout cela est là en H.D. dès le tout début. Elle n’a jamais lâché sa conviction « grandiose ».
Ma fille est une chanteuse, musicienne et compositrice. Il y a peu de temps, elle m’a dit au téléphone : « Bien sûr, maman, je ne pourrais pas faire cela si je ne croyais pas en moi, si je ne croyais pas que le travail est bon et que je peux apporter quelque chose à la musique ». J’ai dit : « aucun artiste ne peut vivre sans cette croyance ».
Tout artiste a besoin de grandiosité adaptative pour faire face au rejet, à la critique, aux malentendus ainsi qu’aux nombreuses formes de désagrément que comprend une vie de création artistique. Et pour les filles et les femmes, une forte dose de grandiosité est nécessaire pour faire face au sexisme sans fin – se présentant comme patronage, condescendance, peur et préjudice. Mais plus important encore, ce sens de soi enflé crée l’urgence, un besoin de travailler dur, de faire ce qu’il y a à faire et la croyance perverseque tout cela en vaudra la peine.
Emily Dickinson écrivit en solitaire des poèmes, des vers brillants, radicaux qui à chaque fois que je les lis enflamment ma conscience. Elle a envoyé certains de ses poèmes à Thomas Wentworth Higginson, un critique littéraire important de cette époque. Il n’était pas sans sympathie à l’égard de son travail, mais il n’a pas compris qu’il lisait le travail d’un génie, de quelqu’un qui avait réinventé la langue anglaise. Son impulsion était de la corriger, de lisser les plis. Il lui a dit qu’elle n’était pas prête pour publier.
Le 8 juin, 1862, elle lui a répondu : « Vous pensez que ma démarche est ”spasmodique”. Je suis en danger, monsieur. Vous pensez que je suis ”incontrôlée”. Je suis sans tribunal ».
Dickinson n’a pas changé ses poèmes. Il y a de l’ironie dans sa réponse à Higginson, l’ironie voilée dans sa référence obscure à un jugement. Elle est sans tribunal, sans cour de justice pour prendre parti pour elle, sans pouvoir sauf en son imagination. Elle est une femme solitaire dans un paysage littéraire habité surtout par des hommes. Tout tribunal en son temps était composé d’hommes. Et pourtant : « le professeur n’a pas toujours raison ». Sans grandiosité adaptative Dickinson n’aurait pas pu continuer à écrire.
Mais il est clair qu’elle n’a pas écrit seulement pour elle-même. Il est important qu’Emily Dickinson ait recherché Higginson. Son travail est fondamentalement dialogique. Elle pose sans cesse des questions et y répond, pas directement, mais de biais. Le dialogue interne est toujours une doublure de soi, le travail de la conscience de soi réflexive. Je peux me concevoir comme une autre pour moi-même, et par conséquent, parlons. Ma propre narratrice interne discute sans cesse avec un partenaire, un autre agonistique qui d’habitude n’est pas d’accord. Je suis souvent deux personnes dans mon discours intérieur. Par sa nature même de représentation symbolique, le langage aliène le soi au soi. L’autre se cache toujours dans le « je ».
Higginson était un autre réel, mais il était décevant, un tribunal sans esprit.
Je suis attirée par ces récits d’H.D. et d’Emily Dickinson parce qu’ils résonnent pour moi, parce qu’ils prennent vie avec mes propres identifications, projections, fables dans le nouveau récit que je peux raconter à présent en analyse. Ils servent ma « perlaboration. »
J’ai ouvert une boîte et j’ai laissé les monstres enragés s’envoler.
Je ne pouvais savoir que l’ouverture de cette boîte apporterait avec elle un sentiment de triomphe.
Il y a un mythe à propos des artistes et de la psychanalyse. Si l’artiste perd sa folie, elle perdra son art. C’est romantique. La maladie mentale et le génie sont associés. Perdre sa partie folle signifie perdre sa créativité. Quand j’ai enseigné l’écriture aux patients psychiatriques, j’ai découvert que les patients psychotiques étaient plus doués verbalement que les gens non-psychotiques, ainsi le mythe contient une certaine vérité. Dans la psychose, le discours cliché de la vie quotidienne disparaît. Mais seuls quelques-uns de ceux qui souffrent de psychose sont aussi des artistes.
La psychothérapie ne m’a pas dérobé ma créativité. Elle m’a libérée pour mon art.
La raison relâche sa surveillance aux portes.
Est-ce la raison qui laisse aller ? Les fictions ne sont pas faites de logique, pourtant elles doivent suivre leur propre logique, une logique irriguée par l’émotion.
Le relâchement est vital pour la créativité. Le meilleur travail est fourni quand le corps entier est relâché, dans un état d’ouverture à ce qui est sous-jacent. Schiller le savait. Tension, anxiété, peur inhibent la libération du matériel essentiel – le travail du rêve ou une sorte de travail de rêve – qui émerge de jour plutôt que de nuit.
Je crois que l’art est né dans le monde de l’Entre, qu’il est relié aux rythmes et à la musique de la vie précoce et de ses attentes temporelles, ainsi qu’à une forme de transfert qui va de la vie intérieure vers la page, du moi vers un autre imaginaire. Mon récit raconte des vérités émotionnelles non littérales.
Je sais que c’est vrai quand je le sens.
Georges Perec a écrit Les lieux d’une ruse après son analyse de quatre ans avec Jean Bertrand Pontalis. Le texte de Perec n’est pas explicite sur les changements dans son analyse. Ce n’est pas théorique non plus. Il y a la lassitude, la répétition, l’ennui. Parler, parler, parler. Perec parle. Je parle. Nous sommes intelligents à l’infini, mais l’intelligence n’est jamais un tournant.
Il écrit : « Simplement quelque chose s’est ouvert et s’ouvre : la bouche pour parler, le stylo pour écrire : quelque chose s’est déplacé, se déplace et se trace, la ligne sinueuse de l’encre sur le papier, quelque chose de plein et de délié.
Du mouvement même qui me permit de sortir de ces gymnastiques ressassantes et harassantes, et me donna accès à mon histoire et à ma voix, je dirai seulement qu’il fut infiniment lent : il fut celui de l’analyse elle-même, mais je ne le sus qu’après11 ».
Mon analyse n’est pas finie, mais je sens son arc. Je peux voir dans quelle mesure j’ai avancé, tout ce qui est derrière moi maintenant. Je vois la fin.
Quelques images de l’analyse :
Un rêve de la première année : je suis attachée à une civière pour une opération. Le médecin n’est pas là.
Mes parents sont deux Lilliputiens assis sur les épaules de mon analyste.
Je lui offre un plateau d’objets. Sur ce dernier, des pierres sales, des masses d’argile, des bouts de fil et de la corde. Les choses étaient autrefois à l’intérieur de moi. L’image est accompagnée par un sentiment de soulagement.
Elle ne m’a jamais poussée. Je déteste être poussée.
Et elle a attendu.
Je me suis sentie liée et déliée.
L’autre jour je lui ai dit : « j’aime ma force ». Je joue avec elle, j’y pense, trouvant et prenant mon autorité.
L’autorité est plus que la grandiosité. L’autorité est terrestre.
J’ai écrit ce que je ne pouvais pas écrire auparavant.
Je danse, gambade, hurle, gémis, enrage, énonce, et lance les mots sur la page maintenant.
Tout ceci grâce à la chambre, à partir de la chambre, à l’intérieur de la chambre. C’est là que j’ai trouvé la liberté dans son visage.
Apostrophe par Lucien Mélèse*
Dear Mrs Hustvedt…
Ma chère Siri, si je m’adresse à vous, c’est que vous vous êtes beaucoup adressée à moi, fut-ce sans le savoir. Comme une voix hors de vos écrits.
Vous m’avez beaucoup impressionné, au sens d’effectuer une marque, à vous rencontrer. Bien que je ne sois pas ici pour parler de moi, comme tout psychanalyste je ne peux que parler depuis moi, de ce qui se passe en moi avec cette rencontre. Dans notre clinique, c’est au travers de son propre transfert que l’analyste peut espérer rencontrer le patient ; bien qu’ici il ne s’agisse pas de rencontrer votre propre personne quel qu’en soit l’agrément. Mais d’essayer d’estimer les effets de votre œuvre, romanesque, essais, articles ou « blogs », sur le lecteur, et bien au-delà, sur toute une nuée culturelle.
Freud a toujours gardé en lui la tension entre le « juif infidèle » et la culture humaniste et universaliste alors encore triomphante. C’est de cette tension que naquit son œuvre. La psychanalyse peut-elle être envisagée comme une œuvre d’art ? Non tant son panorama éditorial que sa pratique elle-même. C’est une « mise en crise » des composantes psychiques et existentielles d’un sujet, avec toujours le risque de l’alternative entre une résolution perverse destructrice, et une résolution créatrice de nouveauté. Donc en évitant il gran Commendatore, et le prosaïsme des pilules du bonheur.
Tel est le background avec lequel nous vous recevons ; et qui fait que nous apprenons beaucoup de vous. Vous vous mettez ici en scène véridiquement – pour autant que quelque récit soit véridique… Freud l’avait fait, interrogeant son propre double, même s’il fut un temps incarné par Fliess. À chacun son Doppelgänger, vous nous livrez un peu de votre inguérissable passion, ce qui vous tient « plus fort que vous », l’écriture. Le moyen de vous livrer à ce qui vous est le plus inconnu. Là où l’empathie, la richesse de l’imagination conduit plus loin que le récit factuel ou l’investigation.
Et si je lis sans arrêt les journaux du pire, présent autant que passé, si mon propre séminaire n’arrête pas de rebattre ces cartes, ce ressassement est-il utilisé à l’égal d’une drogue, comme tentative d’auto-holding, faute d’environnement porteur ? Pourquoi rebattre sans cesse les cartes de l’horreur – plutôt que celles du Tendre ?
Serait-ce pour sortir de la honte ? Honte d’avoir été, d’avoir vécu, survécu dans ce monde, ni victime ni bourreau, seulement en danger constant.
D’où le retour incessant des séquelles de ce « monde », archives infinies d’une part, résurgence des fascismes de l’autre. Mais aussi ces cauchemars récurrents, dont on peut se réveiller, périodiquement, et jusqu’à la prochaine marée noire. Pour se réveiller, rester, redevenir relié à la vie d’avant. Si du moins un analyste peut supporter cette traversée.
Positifs en cela J. Semprun et Ch. Delbo, constamment présents à leur vie propre, celle d’avant l’horreur – notons qu’ils étaient « non-juifs ». L’un choisit la vie plutôt que l’écriture, militant anti-franquiste, l’autre retourne à ses amours théâtrales.
Dans le même sens un juif de huit ans, qui après l’assassinat de ses parents, en fuite dans la forêt, presque toujours seul, et parfois pire, se crée un recours avec l’apostrophe à ses parents, présents « ailleurs » (Aharon Appelfeld).
Pour tous, malgré des écritures précoces, ce n’est qu’après des décennies que la parole écrite s’incarne.
« Trop de traces sans support », disais-je des prémices de « la Crise », ici crise de la pensée, où notre ancrage clinique nécessite de ne pas ignorer l’archaïque généalogique historique, et de produire dans chaque cure les moyens d’un éventuel nouveau holding. Question aux Transferts, en quoi les défaillances qui ont autorisé le règne du déshumain viennent à nous, et qu’en faisons-nous, nous psychanalystes, ici, ce jour, en ces temps mouvementés ?
En quoi la fiction bien arrimée nous offre, en plus de l’imaginaire en défaut, l’espace, même cubiste, d’un nouveau holding où rejouer nos détresses, et plus encore nos lignes de faille (Nancy Huston). Vous m’écrivez ceci : « La ”barrière esthétique” des limites d’une peinture, de la couverture d’un livre, de l’écoute temporelle limitée de l’expérience musicale, assure une visite (excursion) sûre dans des territoires que nous fuirions dans la vie réelle. Ainsi s’élargissent nos vies, mais à l’intérieur de la barrière protectrice de l’art12 ». Espace que je ne cesse de retrouver en arpentant tout, absolument tout l’œuvre de Siri Hustvedt. Support qui fut pour moi exemplaire de tant de traces errantes, que vous avez suscitées, sans jamais les nommer bien sûr : votre jeu de cartes n’est pas le mien, et pourtant il le remobilise. Et le « je » qui parle ici est celui de chacun de vos lecteurs, que je représente modestement.
Siri Hustvedt nous offre des récits qui cherchent leur cohérence, leur survie même. L’entraînement du romanesque fait écho à l’incomplétude du récit pour le lecteur ; c’est cette bataille qui est si vitalisante dans les œuvres de Siri Hustvedt, incomplétude et paradoxe. Le lecteur est assigné à un récit « impossible », soit le réel selon la boutade de Lacan. Unendliche, l’entreprise d’écriture, comme l’analyse de l’analyste, à son métier comme un tisserand d’une toile qui n’a ni début ni fin, et dont l’image ne cesse de se dissiper, accomplie en vocalités inaudibles quoiqu’obsédantes. Si les récits et les essais de Siri Hustvedt font peu allusion à l’espace musical (qui est le mien le plus intime), les voix y sont insistantes. J’ai lu en anglais The Blazing World, comme une polyphonie discordante – ce qui enchante l’amateur et praticien de Musique Concrète que je fus ; discordante, angoissante, et parfois cocasse (dernier chapitre, ou épître !). Variations et contrepoints, blocs et fragments, qui appellent une « lecture flottante », ou égale, comme on dit de notre écoute, gleichschwebende.
Dirais-je que c’est une lecture « traumatique », au sens de ces traumas fondateurs que sont les étapes, les rudes passages de toute vie, scansion et rétroaction du temps, du nourrisson au vieillard ? Étapes que j’appelle crises, et dont le frayage par l’espace fictionnel est le meilleur mode de dénouage, ceci dans l’espace culturel autant que dans les chambres analytiques. Ai-je assez dit que la créativité de Siri Hustvedt, comme de tout grand artiste, suscite, réveille, épanouit, notre propre créativité si souvent en jachère ?
Notes pour la discussion
Vous êtes de celles ou ceux qui s’attachent à préserver le sceau de la psychanalyse à l’encontre d’un scientisme sourd et muet. Étant de formation scientifique rigoureuse, je me réjouis des progrès, ici des neurosciences. Mais le go-between que vous êtes enrichira les deux versants de l’énigme de la psyché. Pouvez-vous nous en parler un peu ?
Écrire est toujours un artefact qui révèle, par cette « hétérobiographie » à l’œuvre, l’impensé. Par exemple: très jeune j’écrivais « Les mots, les pauvres mots qui n’ont que nous pour vivre » ; il a fallu des décennies de psychanalyse pour que j’y entende « les morts, les pauvres morts… », ceci qui évoquait à mon insu ce que l’histoire de ma famille refoulait.
Aussi, il se peut que ce soit par la rencontre artistique que s’active un éprouvé resté latent, voire refusé ; je vous en avais donné en privé un exemple au sujet de ma terreur d’enfant caché et menacé. Avez-vous cette expérience, concernant vos rencontres artistiques, en y incluant votre propre écriture ?
Vous citez vos hallucinations, auras, picotements, devenus part de votre Moi créatif ; ceci rejoint ma conception (ferenczienne) du cauchemar comme bout de réel devenu « transportable ». Connaissez-vous ce mot de « transhumance » que j’utilise pour ré-implanter ce réel dans un nouvel humus plus fertile ?
Questions à Siri Hustvedt par Ingrid Demuynck*
Chère Madame Hustvedt,
Un tout grand merci pour votre conférence qui suscite en moi le souvenir de choses que je reconnais, autant que des questions. Lorsque vous dites que la cure psychanalytique vous a changée, mais que ce changement reste quelque chose de mystérieux, je m’y reconnais. Moi aussi j’ai pu éprouver cela.
Lorsque vous parlez d’adaptive grandiosity de l’artiste, je peux le comprendre. En effet, l’artiste doit être convaincu qu’il a quelque chose d’unique à dire ou à montrer. Sinon comment pourrait-il rassembler suffisamment de courage pour pouvoir passer outre sa vulnérabilité ? Willem Kloos, un poète néerlandais renommé, affirmait que l’art est l’expression la plus individuelle de l’émotion la plus individuelle. Dès lors comment ne pas se sentir extrêmement vulnérable ? Et pour mettre en évidence un tant soit peu la grandiosity, son sonnet le plus célèbre débute comme suit : « Je suis un dieu au plus profond de mes pensées. Et, au plus profond de mon âme j’occupe le trône ». C’est un magnifique poème, mais il a fait scandale. On l’a traité de blasphématoire.
Il n’y a pas que les artistes, les scientifiques aussi ont besoin de cette conviction pour pouvoir naviguer à contre-courant et mettre en branle une révolution. Souvenez-vous de Galilée.
Voici ma question : dans ce contexte, que signifie l’adjectif adaptive ? Il me semble précisément qu’il est indispensable de renoncer à l’adaptation pour pouvoir créer quelque chose de nouveau.
Vous soulignez que la cure ou la thérapie psychanalytique ne dépouille pas l’artiste de sa créativité. Bien entendu. Vous renvoyez cette conception populaire au rang des mythes.
Mais dans la même ligne, j’ai une première réflexion. Celle-ci porte sur le concept de sublimation. Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud affirme que le goût du beau peut être une formation réactionnelle contre la pulsion sexuelle. Un mécanisme de défense donc. Et je cite Freud : « Les historiens de la culture semblent unanimes pour admettre que de puissantes composantes sont acquises pour toutes les productions culturelles, du fait que des forces de pulsion sexuelles sont ainsi déviées de l’utilisation sexuelle et qu’elles sont dirigées sur de nouveaux buts – un procès qui mérite le nom de sublimation13 ». L’art est une forme de sublimation.
Vous vous demandez si faire de l’art est un mécanisme de défense. Vous dites que Freud a tout de même un doute à ce sujet. La théorie freudienne à propos de la sublimation est très compliquée. Dans votre exposé, vous faites référence à Hans Loewald et Suzanne Langer qui considèrent l’art comme la transposition de sentiments en des formes symboliques. Mais échappe-t-on ainsi à la question de savoir si l’art pourrait constituer un mécanisme de défense ? Et s’agit-il toujours d’art lorsqu’on transpose des sentiments en formes symboliques ? Pour le dire plus concrètement : si j’envoie un cœur rouge maladroitement dessiné à mon amoureux pour la St-Valentin est-ce que j’ai fait de l’art ? Le poème d’un adolescent amoureux, est-ce de l’art ? Il s’agit bien ici de la transposition de sentiments en une forme symbolique.
Mais si nous partons de la supposition que l’art est un mécanisme de défense ou qu’on peut l’y ramener dans certains cas, alors une psychanalyse ou une thérapie psychanalytique pourraient évidemment constituer un danger pour l’artiste.
Vous qui êtes artiste, écrivaine, comment pensez-vous que nous pourrions réfléchir sur la différence entre sublimer et symboliser ?
Mon autre question concerne la relation ou la comparaison que vous faites entre faire une œuvre d’art et faire une analyse, mais alors comme analysant.
Vous dites que ce qui se passe dans le cabinet de travail de l’analyste est effectivement guidé par une théorie mais que, créer un monde entre l’analyste et l’analysant, est une entreprise intuitive, rythmique, émotionnelle et souvent ambiguë, venant de l’inconscient.
Et vous poursuivez : c’est pourquoi faire une analyse est quelque chose comme créer une œuvre d’art.
Je vous demande à présent : peut-on renverser cette comparaison ? Peut-on considérer que faire une œuvre d’art est quelque chose comme une psychanalyse ? Ou pour le dire de façon plus tranchante, le fait d’écrire pourrait-il remplacer une psychanalyse ? Il y a les associations, le rythme, l’émotionnel, les souvenirs qui se modifient, l’imagination et, comme vous dites, on écrit toujours pour quelqu’un d’autre. On pourrait donc dire qu’on y trouve une forme de transfert. La question me vient d’une interview de l’écrivain Dimitri Verhulst que j’ai entendu à la radio. Cet homme, un écrivain flamand contemporain renommé, qui a eu une jeunesse très problématique, a élaboré son vécu dans un roman.
A la question de l’interviewer, si, en écrivant il avait pu se défaire d’un certain nombre de choses (une sorte de catharsis), il a répondu qu’en les écrivant il s’était plutôt approprié certaines choses. En écrivant, certains souvenirs sont revenus. Tout comme en psychanalyse, on se souvient en parlant. Une comparaison n’est pas une équivalence, ce n’est pas la même chose. Mais je me demandais – et je suis d’ailleurs très curieuse d’apprendre ce que vous en pensez – si, en écrivant, on peut perlaborer un certain nombre de choses comme lorsqu’on traverse un processus psychanalytique. Et ici je ne pense pas à « la manière cathartique », utilisée parfois par certaines personnes pour décrire un événement traumatique et pour l’élaborer, mais bien à la façon dont vous avez présenté l’acte d’écrire dans votre conférence.
Cette question m’occupe plus largement. Dans des formes thérapeutiques telles que l’art-thérapie, la musicothérapie, ou un groupe d’écriture pour adolescents tel que vous le décrivez dans votre roman Un été sans les hommes, peut-on traverser un processus similaire à celui d’une psychanalyse ?
Answers by Siri Hustvedt
Dear Congress Team, I hope I have not garbled your French. I am waiting for a very late plane tonight and writing on an iPad. Please accept these spontaneous responses. Best from Siri Hustvedt.
These are not easy questions, but I am glad that I have a chance to respond.
Adaptive grandiosity?
As for adaptive grandiosity, I am using the word in its Darwinian sense, as in – it helps the organism to survive.
Adaptive grandiosity is not about talent. There are many people who are gifted, but lack an essential feeling that what they are doing is vital, important – that it matters. This is why I brought up Dickinson, who had NO support from the literary world, who published almost nothing in her life time, and yet became, after her death, the greatest poet the United States has ever produced. Without that sense of herself, she would have stopped writing. She answered Higginson, the greatest literary critic of her time, with ironic disdain. Adaptive grandiosity is the opposite of CONFORMITY. It is not, as Kierkegaard said, becoming “the crowd”. Art is hard. Opposition is strong. Adaptive grandiosity means thriving and working despite opposition and criticism. Kierkegaard had a large dose of adaptive grandiosity himself, by the way. He was subjected to painful ridicule, but never lost his belief in his work. Scientists, philosophers, artists – I don’t think they are any different in this regard. It is a quality necessary for anyone who hopes to buck the crowd. Freud wasn’t lacking in this quality either.
Sublimation?
I am not sure what sublimation is or how art is produced. I can honestly say I am the least dogmatic person I know. I am uncertain about a lot! Freud wasn’t sure about art either. As every reader of Freud knows, he kept revising his ideas. This, to me, is his great strength. He never stopped thinking. Of course there is sexual energy in art turned elsewhere, but I prefer the Winnicottian expansion of Freud’s intermediate zone, Tummelplatz, of the transference into play, play that is necessary and normal for all human beings, a playground which is not located wholly in the child nor in the outside world but somewhere between, a transitional reality that becomes in the adult cultural and creative activities of all kinds. Freud, as you recall, also said that before art and artists, psychoanalysis must lay down its arms. Art and artists puzzled him. He knew there was an oceanic feeling but he didn’t have it himself. I have had it ever since I can remember.
Art uses symbols. Artists try to make those symbols sing with the depths of human feeling. Feeling includes sensations of cold and hot, thirst, hunger, and fear. I don’t find any of these feelings “neutral”. Sexual feeling is among the most powerful feelings mammals have, but it isn’t the only one.
I simply have never felt that my art is a defense, which doesn’t mean I am right. I feel that when I am defended in my work, it is exactly the moment when it isn’t very good, when I haven’t been brave enough, when I have to throw those pages away. Langer understood the musicality of all art, how bodily rhythms, emotions, and indefinable thoughts became symbolized. She was influenced by Cassirer, of course, and Cassirer located what we now call art in much older forms of human expression – myth and ritual.
Is a badly drawn valentine art?
There is no consensual definition of art. It seems to me anything a person proposes as art is art. It might not be interesting or good or admirable, but if it is offered as art, it is art. How on earth would we define it? Is art what museum curators and scholars of literature and professors of music have decided is worthy? Is it really what history has decreed we should worship?
I have no doubt that there are great works of art that have been lost because they were ignored and never recovered for all kinds of reasons. Art begins in childhood. It begins in the mud, in dreaming about stories, in playing shipwreck or house or pirates. It is an urge toward transformation.
Can making art replace an analysis?
I will speak for myself. I have been writing since I was a girl. My art has always known much more than I do. I can see that now very clearly in my early books. Parts of my unconscious that appeared in the fabric and shape of the books I wrote (and am still proud of), have found their way to consciousness with the help of my analyst, and a turn became possible that has affected both my life and my work. I would not write my early books now, but then I am much older and not the person I was. I think you need the real analyst for those turns because the defences have become rigid. Perhaps I should say that I have needed a real analyst for those turns. I have not needed an analyst for the catharsis that can arrive from working well, for that glorious sense of having exploded my depths onto the page.
Discovery is the essence of writing. Why write if you don’t discover worlds along the way? Your writer with the difficult childhood who remembered while he was writing must have found what he had been looking for. It was part of his adventure. But there may be other parts of himself that he may never find without help of a real other.
Art as Therapy
I was recently appointed a lecturer in psychiatry at Weil Medical School in New York. I am giving a seminar for psychiatric interns. But my involvement at the hospital began with my teaching psychiatric patients for four years as a volunteer. I came to understand that writing did have therapeutic benefits, that it did help the patients. For people who have various forms of ego disintegration, writing seems to make it possible to see the self from the outside, as a foreigner in print. This alienation seems to oddly beneficial, to make further thoughts possible, especially when a respected and sympathetic teacher is running the show. In The Summer Without Men, my heroine, Mia, understood that the girls in her class had to move into one of the other girl’s position. Each one had to play another part – something young girls are good at – and by taking on the persona of the other, they were able to see themselves from another perspective. This proved cathartic, if you will. The novel is about becoming the other. It’s joy comes from that mobility, but I think in psychoanalysis, too, I have been able to see aspects of myself from another place, to be uprooted through my analyst’s interpretations and find myself elsewhere. I ask my young psychiatrists to first write a dialogue between a doctor and patient and then to rewrite the same material from just one point of view, either the doctor or patient. Then they have to switch perspectives again. I guess my point here is that the loosening of point of view is enlightening, even exhilarating. Yes, there is a similarity now that I think about it. In analysis, I have not just found another story for myself, but I have found that story because I have adopted another position toward myself.
** Traduit de l’anglais par Anne Verougstraete
1 Freud Sigmund, L’Interprétation du rêve (1900), OCFP IV, PUF, 2004, p.509.
2 Hustvedt Siri, L’histoire vraie, in Vivre, penser, regarder, Actes Sud, 2013, p.154
3 Hustvedt Siri, L’aire de jeu de Freud, in Vivre, penser, regarder, Actes Sud, 2013, p.279
4 Freud Sigmund, Le moi et le ça (1923), Œuvres Complètes Tome XVI, PUF, 1991, p.270
5 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1944, p. 410
6 Hustvedt Siri, Trois histoires émotionnelles, in Vivre, penser, regarder, Actes Sud, 2013, p.250
7 Freud Sigmund, L’Interprétation du rêve (1900), Œuvres Complètes Tome IV, PUF, 2004, p.138
8 Winnicott D.W., Jeu et réalité, Gallimard, 1975 p.155
9 Dolittle Hilda, Visage de Freud (Tribute to Freud), avec des lettres inédites de Sigmund Freud, Paris, Denoël, 1977.
10 Wolson Peter, Le rôle vital de la grandiosité adaptative dans la création artistique, 1995, Revue de Psychanalyse, 82, 577-597.
11 Perec Georges, Les lieux d’une ruse in Penser/Classer, Hachette, 1998.
** Lucien Mélèse connaît bien Siri Hustvedt. Il est psychanalyste (Paris), de formation médicale, scientifique et artistique. Il a exercé d’abord en institution puis en cabinet. Membre pendant quinze ans de l’École freudienne de Paris, il a cofondé les Ateliers de psychanalyse. Il fut responsable de la revue L’imparfait. Il est membre affilié de la Société de psychanalyse freudienne. Il a publié aux éditions Érès : La psychanalyse au risque de l’épilepsie (2000) et de nombreux articles depuis quarante ans, dont : « Transfert critique » dans Le Coq-Héron n° 181. Puis « Pot-pourri », résumé de mes recherches musicales depuis la musique concrète, dans Prétentaine (2009, Montpellier). Il poursuit son séminaire sur la crise et les transformations de la pratique des psychanalystes. Certains se souviendront de sa conférence à l’EBP en 2009, intitulée Transhumances, morceaux de corps sans lieu ni date, publiée dans Communications/Mededelingen, n° 50, 2011/1, pp.31-37.
12 Texte original : «The aesthetic barrier of the paintings limits, the covers of the book, the temporally limited listening experience of music all provide a safe excursion into a territory we might flee from in real life, hence expanding our lives but within the protective barrier of art » – courrier privé, 2014.
** Traduit du néerlandais par Ria Walgraffe-Vanden Broucke.
13 Freud S., ”Trois essais sur la théorie sexuelle”, OCF.P VI, PUF, p.113.
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