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Mark Kinet - A propos de la neuropsychanalyse

 Conférence du vendredi-soir École Belge de Psychanalyse 20/01/2023

(traduction: Philippe Cattiez)

  • Prologue

kinet400Dans un esprit d’intégration large, j’ai toujours adopté une position large et multiculturelle. Aussi en ce qui concerne le mouvement psychanalytique. En termes de profondeur et d’ampleur de leur pensée, Freud et Lacan sont les deux plus grands pour moi. En dehors de cela, je me suis surtout inspiré d’auteurs aussi divers que Melanie Klein, Wilfred Bion, Donald Winnicott et Peter Fonagy.  Dans mon domaine linguistique, Paul Verhaeghe est probablement mon professeur théorique le plus important. Il associe de façon originelle le premier et le dernier de la liste. Alors que la psychanalyse a aujourd’hui environ cent vingt-cinq ans, cette conférence du vendredi soir porte sur la discipline encore jeune de la neuropsychanalyse. Pour être clair, je ne suis pas moi-même un neuropsychanalyste. Cependant, je travaille cliniquement à plein temps depuis plus de trente ans : en tant que psychiatre dans un cadre psychothérapeutique (semi-) résidentiel et dans un cabinet psychanalytique ambulatoire indépendant. J’ai jusqu’à présent écrit et/ou (co-)édité plus de 30 livres sur les sujets les plus divers liés à la psychiatrie, la psychothérapie, la psychanalyse et la culture. J’ai également suivi avec curiosité les résultats des recherches menées dans le domaine des neurosciences (qui en sont encore à leurs débuts). L’Esprit de la pulsion estrécemment paru en néerlandais, mais je suis en train de retravailler et de traduire le livre pour Routledge, avec qui j’ai signé un contrat pour The Spirit of the Drive. J’essaie d’y rendre compte de ce qui m’attire dans la neuropsychanalyse et pourquoi. J’ai essayé d’expliquer et de commenter ce sujet complexe aussi simplement que possible. Il se fonde sur plusieurs centaines d’études et d’expériences neuroscientifiques. Pour illustrer la matière traitée, j’ai proposé un interlude plus ludique dans le temps et l’espace. Je dois omettre cet interlude par manque de temps. Hélas, car je me réfère à Friedrich Schiller : l’homme est le plus authentiquement lui-même lorsqu’il joue. De plus, le livre en question est composé de deux tiers de Freud et de Solms et d’un tiers de Lacan et de Bazan. Aussi, par manque de temps, je me limiterai aux deux premiers.

  1. Neuropsychanalyse

Tout progrès n’est que la moitié de ce qu’il semble être au départ.

Sigmund Freud

Dans le cadre de la spécialisation en neuropsychiatrie, un médecin de notre région devait suivre une formation à la fois en neurologie et en psychiatrie jusque dans les années 1980, et c’est la relation entre les deux qui déterminait le profil professionnel final. Aujourd’hui, la plupart des psychiatres et des neurologues connaissent peu leur domaine respectif. Or, dans l’illusion d’optique de Rubin, on ne peut jamais voir les deux visages en profil et le vase en même temps. Pourtant, nous devons volontairement ignorer les deux perspectives si nous voulons obtenir l’image la plus complète possible de nos pensées et de nos sentiments. Que vous appeliez cela la scission entre la science naturelle et la science spirituelle, le monisme à double aspect (mais ontologique) ou le dualisme épistémologique est, pour un clinicien comme moi, une affaire de philosophes scolastiques. Ces derniers ne se seraient jamais mis d’accord sur le sexe des anges. En revanche, le fait que les éclairs et le tonnerre atteignent différents sens à différents moments est un fait. Ils proviennent -dixit Solms- de la même source, mais ils ne s’induisent pas l’un l’autre et on ne peut pas remonter de l’un à l’autre. De manière encore plus dialectique, d’ailleurs, la réduction est à décourager. Vous pouvez examiner les corps physiquement, chimiquement ou biologiquement. Les lois d’un niveau antérieur restent alors inchangées, mais sont complétées par d’autres qui ne s’appliquent qu’à ce niveau supérieur et ne rendent justice qu’à la particularité respective de celui-ci. Pour le spécifiquement humain, toute science est confrontée à une double tâche. Elle consiste à expliquer et à comprendre, à compter et à raconter, à quantifier et à déchiffrer.

En corrélant la pratique clinique idéographique et la recherche nomothétique, la neuropsychanalyse cherche à clarifier la théorie, à renforcer une base scientifique plus (naturelle) pour la psychanalyse, à restaurer son prestige social perdu après la Seconde Guerre mondiale et à inspirer la pratique thérapeutique. L’un des principaux efforts de la neuropsychanalyse dans tout cela est d’éviter les simplifications et réductions neurologiques inutiles.

Classiquement, les processus inconscients sont l’objet de l’enquête psychanalytique. Vous ne pouvez pas les observer directement, pas plus que vous ne pouvez examiner l’obscurité avec une torche. Nous devons nous contenter de ce que l’on appelle les formations de l’inconscient telles que le rêve, le lapsus, le transfert ou l’acting. C’est pourquoi j’aime appeler la psychanalyse la science des traces. Comme un détective, il doit se contenter principalement de preuves circonstancielles. Mais on peut aussi l’appeler la science du déraisonnable. Je me souviens des paroles de Lord Polonius dans Hamlet :Though this be madness, there’s method in’t. Selon Jacques Lacan, la psychanalyse était avant tout la science du particulier : science du privé. Il étudie les lois qui ne s’appliquent qu’à n = 1.

Pendant longtemps, les observations comportementales (issues par exemple de la recherche  sur les nourrissons) ont été considérées comme inappropriées pour la psychanalyse. Ils venaient de l’extérieur de la salle de consultation et restaient donc controversés. Si la recherche subjective et herméneutique-empathique est génératrice d’hypothèses comme nulle autre, la perspective de recherche empirique et à la troisième personne (qui caractérise bien sûr aussi les neurosciences) peut néanmoins apporter ici et là des contributions confirmant les hypothèses. La critique scientifico-philosophique d’Adolf Grünbaum n’était-elle pas précisément que la psychanalyse a besoin d’un support empirique indépendant de son cadre clinique ? Pourtant, même pour Solms, la situation clinique reste toujours une dernière cour d’appel. En cela, il n’est pas si éloigné de Lacan avec sa déclaration :  » La psychanalyse n’a qu’un medium : la parole du patient « .

Lacan a la réputation tenace d’être cliniquement non pertinent. Néanmoins, sa distinction entre l’ordre réel, imaginaire et symbolique peut fournir un cadre de référence utile et global pour le modèle bio-psycho-social de Georg Engel, largement utilisé. Dans une vision lacanienne, tout ce qui est humain depuis nos temps primitifs devient inextricablement entrelacé. Après tout, le Schmerz inavouable de l’infans présuppose une réponse spécifique du grand Autre sur la base duquel le sujet commence son historiographie. J’utilise ici le réel (quelque peu différent de Lacan) comme le réel physique. Par exemple le réel en tant que matière-énergie, mais aussi en tant qu’autres choses comme la disposition, la pulsion, le traumatisme ou l’excitation (moderne), étant autant de tentatives de saisir ce réel en concepts. Déjà selon Galileo Galilei, les mathématiques sont le langage de la nature. Ceci est illustré par la célèbre formule d’Einstein E = mc². De ce dernier découle également la devise consistant à rendre les choses aussi simples que possible… mais pas plus simples. Plus loin, nous verrons comment Mark Solms y parvient exceptionnellement avec une sorte de rasoir d’Ockham. 

À présent, chaque psychiatre ou travailleur social sait et expérimente chaque jour que le traitement est efficace sous trois angles possibles qui sont généralement utilisés simultanément ou consécutivement dans une combinaison sophistiquée et équilibrée. Il y a l’influence biologique, qui agit sur le réel.  Il y a la relation thérapeutique (de confiance), qui agit sur l’attachement et sur la base de laquelle le développement mental et émotionnel est facilité. Enfin, il y a l’histoire (de vie) dans laquelle les signifiants (également sous la forme de l’ici et maintenant du transfert) résonnent et insistent. En cela, le psychiatre est à cheval sur les sciences naturelles et les sciences humaines. L’asymétrie entre leur explication et leur compréhension est parfois appelée le déficit central et fondamental de la psychiatrie (et du sujet).

Cependant, ce déficit ou ce défaut est constamment nié ou refoulé . Ce faisant, la psychiatrie risque de rendre l’âme. Dans sa quête d’objectivité, la (inter-) subjectivité qui caractérise précisément la relation entre le patient et le soignant est perdue. Le risque est un appauvrissement parfois alarmant de la rencontre clinique. L’ahistorisme et la décontextualisation deviennent des atouts. Une technicisation et une médicalisation du bonheur découlent d’une surestimation de l’impact du rationnel. Le thérapeute est censé savoir ce qui est normal et anormal ainsi que le chemin (le plus court et le plus rapide) vers le bonheur et le plaisir. Il « restaure » l' »ignorance » du patient et ouvre ainsi la voie au bonheur et à la santé. En d’autres termes, il existe une croyance naïve en l’efficacité thérapeutique de la connaissance.

Aujourd’hui encore, la relation entre la psychanalyse et les neurosciences reste controversée. Pour ses collègues neuroscientifiques, la démarche psychanalytique de Solms ressemblait à celle d’un astronome se tournant soudainement vers l’astrologie. Solms et Turnbull en ont fait l’expérience directe : l’intérêt pour la psychanalyse entraîne une perte de respect de la part des collègues, une perte d’appréciation de la part des étudiants, une perte de volonté de la part des revues académiques de publier des travaux avec une telle inspiration. Avec la psychanalyse, il est difficile de monter en grade de toute façon. La combinaison avec les neurosciences est carrément « mauvaise pour votre carrière ». Cependant, la résistance était et est peut-être encore plus grande envers les neurosciences et à cause du monde psychanalytique. Blass et Carmeli, par exemple, étaient et restent carrément hostiles. En effet, ils considèrent l’influence des neurosciences comme une menace pour la véritable psychanalyse. Ce sont des modèles pour lesquels le préfixe neuro- signifie la réduction du psychique au mesurable. La névrose, dans cette optique, se réduit à un fonctionnement cérébral perturbé, et le risque existe que les patients posent des questions sur leur cerveau plutôt que sur eux-mêmes. Pour eux, le neuro-langage fonctionne comme un méta-langage censé enrichir toutes les disciplines de l’esprit par un discours omniscient, car les neuro- sauraient maintenant (et seulement) comment le cerveau ou l’esprit fonctionne réellement. De nombreux psychanalystes détestent également les chiffres. Comme si le fait de les utiliser par définition avait un effet désubjectivant sur tout ce qui est humain. C’est vrai, un CD est composé de uns et de zéros. Néanmoins, elle sonne comme une cantate de Bach. 

Mark Solms le souligne à plusieurs reprises : l’allergie au quantifiable est très éloignée de Freud lui-même. Je cite son ambition initiale : produire une psychologie qui soit une science naturelle. Présenter les processus psychiques sous la forme d’états quantitativement spécifiables des constituants matériels et les rendre ainsi transparents et libres de contradictions. Les lacaniens, en particulier, ont souvent de fortes réserves à l’égard des neurosciences. Après tout, le savoir sur lequel se concentre la psychanalyse, selon eux, est « un savoir insu à lui-même ». C’est un savoir qui réside (uniquement) dans l’inconscient de la personne. Le savoir des autres sciences (en particulier des sciences naturelles) peut être transmis et quantifié, mais – ainsi qu’ils le disent peut-être de manière un peu brutale – ce savoir sans savoir ne peut être raconté et toute quantification échoue.

Traduits au cas présent, la structure et le fonctionnement de notre esprit et de notre cerveau sont universels et conformes à des lois scientifiques nomothétiques et/ou naturelles. D’autre part, chez les humains, un énorme manteau néocortical a été poussé sur le dessus de notre système limbique/cerveau émotionnel. Nous verrons que cela a créé un milieu largement inconscient entre l’intérieur et l’extérieur. C’est de l’inconscient comme chaînon manquant longtemps recherché entre le physique et le mental dont parle Freud dans sa lettre à Georg Groddeck du 5 juin 1917. C’est aussi l’inconscient de Lacan comme discours du grand Autre : la structure génératrice de sens qui se place entre la perception et la conscience. Il constitue, en quelque sorte, une lentille invisible à travers laquelle nous voyons la « réalité » et essayons d’en faire quelque chose. Elle est structurée linguistiquement et, selon la célèbre formule de Lacan, elle se situe, pour ainsi dire, entre peauet chair (« between skin and flesh »). Le point de départ est notre corps, autour duquel des couches de signification sont drapées. Le manteau néocortical en question façonne notre identité en habillant de manière symbolique et imaginative un noyau biologique. Notre corps est un facteur limitant à cet égard. Il pose les lignes de craie. La façon dont ils sont remplis dépend de la toile de signifiants tissée et écrite à la fois pour et par nous-mêmes.

Selon un proverbe africain, chaque personne qui meurt est comme une bibliothèque qui brûle. Cette bibliothèque est pleine d’expériences et de croyances. Les nôtres et ceux des autres. De nombreux livres contiennent également des commandements et des interdictions, des normes et des valeurs qui interprètent l’opinion dominante ou l’opinion de ceux qui gouvernent. Selon Paul Verhaeghe, notre identité est déterminée principalement par quatre relations. Notre rapport à la différence de genre, aux aînés et aux autorités, à nos semblables et enfin notre rapport à notre corps et à nous-mêmes. Outre la néoténie typiquement humaine (qui se traduit par l’immaturité physiologique et la dépendance prolongée et impuissante caractéristiques du nouveau-né humain), le fait qu’il soit aussi fait de langage et d’histoire (ou qu’il y soit jeté) permet alors une différenciation anthropologique presque catégorique plutôt que progressive.

Dans cet état d’esprit, j’ai édité en 2010 un livre avec Ariane Bazan intitulé Psychanalyse et neurosciences. Depuis, Bazan est devenu l’un des ténors internationaux de la neuropsychanalyse et a publié sur ce sujet avec une régularité d’horloge. Elle est considérée comme la figure de proue d’une orientation lacanienne qui privilégie l’importance du signifiant, de l’historicité et de la répétition comme concepts psychanalytiques fondamentaux. Ce faisant, elle parle davantage de l’inconscient de Freud que de son Ça. Car Solms ne gaspille parfois pas plus d’une phrase sur cette spécificité humaine : « les humains ont également une grande capacité (cortico-thalamique) à satisfaire leurs besoins de manière imaginaire et symbolique ». Cela contraste avec la majeure partie de la littérature psychanalytique, qui, après tout, traite et parcourt presque exclusivement cet espace imaginaire et symbolique. Je décris dans mon livre que dans la vision neuro-lacanienne de Bazan, le langage symbolique et le signifiant font une différence substantielle. Les comportements instinctifs et innés ne sont que des dispositions. Elle ne devient incitative que par une inscription dopaminergique dépendante de l’expérience (ou de l’événement), c’est-à-dire en fonction de l’histoire et de la jouissance qui lui sont attachées.

Les neurosciences ont désormais abondamment prouvé que la grande majorité des processus mentaux appartiennent à la catégorie (descriptive) du non-conscient. Ce non-conscient doit alors être distingué de l’inconscient freudien dans un sens plus étroit. Ce dernier est l’inconscient systémique psychodynamique et pulsionnel qui fonctionne selon le mode (fluide) du processus primaire. Mark Solms qualifie succinctement le processus primaire de « manière fantaisiste de dire que vous continuez à ignorer la logique et la contradiction, et que vous ne distinguez pas le passé du présent ou les pensées des actions ». Selon lui, il s’agit d’une « conscience sans application des règles de la réalité ».

Dans le livre que j’ai édité avec Bazan, j’ai écrit un chapitre sur les neurones et les névroses. L’IRMf de l’âme. Également par manque de temps, je ne répéterai pas les conclusions et les réflexions que j’y ai produites sur l’espérance expérientielle, la neuroplasticité dépendante et indépendante de l’expérience. Ni celles sur l’attachement et les recherches sur la communication inconsciente et préverbale de l’hémisphère droit entre la mère et le bébé par le neuroscientifique et chercheur sur les nourrissons Allan Schore. Je récapitule brièvement quelque chose sur notre mémoire.

Freud et Lacan ont tous deux explicitement attiré l’attention sur l’impuissance et l’immaturité physiologique de l’enfant humain. Sans la « préoccupation maternelle primaire » de la mère fraternelle, l’enfant ne peut pas se développer psychologiquement à son plein potentiel. Au cours de cette première période de la vie, un système de représentation se construit alors, constitué d’une image de soi et de l’autre, cristallisée autour de l' »excitation » ou de la stimulation vécue par l’enfant. Selon la théorie, il s’agit d’un « modèle de fonctionnement interne », d’un schéma cognitif, d’une « triade soi/autre/affect« , d’enveloppes/schémas proto-narratives d’être ensemble, d’un modèle d’attachement particulier, etc. qui définissent notre façon d’être dans le monde. Ils sont tous fixés dans la mémoire procédurale et continuent à laisser une empreinte décisive sur tout et n’importe quoi. Ils constituent alors une sorte de clé de sol pour la portée et il est indispensable de s’y accorder (avec empathie) pour trouver le bon ton (affectif) dans la session. Il fait partie intégrante de tout processus psychanalytique de porter ces schémas implicites à l’attention consciente de l’analysant d’une manière émotionnellement significative. Peter Fonagy en fait même la composante la plus essentielle de la pratique thérapeutique.

La mémoire implicite est l’inconscient non réprimé et également non mémorisable qui n’apparaît que sous forme d'(inter)action et de répétition. Nos façons d’être dans le monde peuvent être comprises comme des souvenirs, mais des souvenirs qui sont « exprimés » dans la façon dont une personne est et se comporte. Cette connaissance implicite n’est donc pas mémorisée, mais mise en œuvre. Il s’agit d’une connaissance inconsciente, non pas dans le sens d’une inconscience dynamique due au refoulement, mais non consciente, c’est-à-dire qu’elle s’écoule naturellement en dehors de la conscience. Pour la clinique, la mémoire procédurale et la mémoire émotionnelle sont les plus pertinentes. Ils ont des principes de fonctionnement différents. Ils sont tous deux difficiles à oublier, mais le premier est difficile à apprendre et le second est facile à apprendre. La mémoire émotionnelle et la mémoire procédurale vont au-delà de la pensée, elles sont, selon Solms, caractéristiques de l’inconscient systémique et elles apportent donc un éclairage différent sur la compulsion de répétition de Freud.

2. Retour à Freud

On revient toujours à ses premiers amours

Pierre Marc Gaston Bassompierre

Bien sûr, Mark Solms était déjà une figure de proue dans le livre que j’ai édité avec Bazan. En effet, en partie grâce à la montée en flèche de sa neuropsychanalyse depuis lors, il est aujourd’hui devenu l’une des figures de proue du monde psychanalytique au sens large. En 2018 encore, son article intitulé The scientific standing on psychoanalysis a été le plus lu sur l’édition internationale (en ligne) du British Journal of Psychiatry . Le fait qu’il ait été chargé, après James Strachey, d’éditer une édition standard révisée des quatre ouvrages neurologiques et des vingt-quatre ouvrages psychologiques de Freud témoigne de son propre statut.

Lacan est connu de tous pour son célèbre « retour à Freud ». Ce faisant, il se démarque de l’égopsychologie et revient au premier Freud de l’interprétation des rêves, de la blague et du lapsus, lorsque l’inconscient est encore central et compris avant tout comme textuel. Comme nous le montrerons, le tournant de Solms est aussi un retour à Freud, mais au tout premier Freud (neuroscientifique). Selon ses propres termes, Solms veut terminer rien de moins que le Esquisse de psychologie scientifique de Freud de 1895. De manière prophétique, Freud parlait déjà dans ce texte de l’homéostasie et de la recherche du moindre stress comme mode de fonctionnement mental par défaut. Faute de moyens technologiques suffisants pour la recherche  Freud a dû laisser tomber en 1896, la douleur au cœur. Parce qu’elle n’a été publiée qu’en 1950, les activités neuroscientifiques de Freud sont également restées très longtemps dans l’ombre de sa théorisation ultérieure.

Solms rappelle à d’innombrables reprises que Freud a néanmoins travaillé comme neurologue pendant vingt ans, avant de devoir quitter l’université de Vienne pour son cabinet privé, par souci de brièveté et par manque d’opportunités de carrière dans cette ville. Il avait environ deux cents publications neurologiques à son nom. Freud a continué jusqu’au bout à considérer qu’il était nécessaire que la (neuro-) biologie soutienne dans le temps les hypothèses provisoires de la psychanalyse. Par exemple, il a qualifié la biologie de terre aux possibilités illimitées. Selon lui, nous pouvions nous attendre à ce qu’elle nous donne les aperçus les plus surprenants et nous ne pouvions pas prédire les réponses qu’elle nous apporterait plusieurs décennies plus tard. Ils pourraient – selon ses propres termes – miner complètement la structure artificielle de ses hypothèses.

En 1895, Freud a écrit son Esquisse en trois semaines. Il y a tenté d’ancrer sa psychanalyse ultérieure dans une psychologie scientifique (naturelle). Rétrospectivement, il a qualifié cette ambition de « sorte d’erreur ». Suivant le modèle affect/traumatisme de ses névrosés, il remplace donc la neuropsychologie par une métapsychologie dans le septième chapitre de son Rêve. Cependant, il s’est également montré (auto-) critique à ce sujet. Par exemple, il a appelé sa théorie de la pulsion une mythologie de la pulsion et ses réflexions sur la horde primitive un mythe scientifique.

Aujourd’hui, des choses comme le point de vue économique et la pulsion ont pratiquement disparu de la psychanalyse. Néanmoins, l’énergétique était très présente dans le Esquisse de Freud. Par exemple, dans ce texte, il parle du principe d’inertie neuronale dans lequel les neurones s’efforceraient de se décharger complètement. Ce principe déterminerait le processus primaire et la circulation de l’énergie libre dans l’inconscient. Le principe de plaisir est aussi essentiellement un principe économique/énergétique. Il reste cependant beaucoup d’ambiguïté : Freud entend-il par le principe de plaisir une recherche du 0, du plus bas possible ou d’une tension constante ? Les deux premiers déterminent-ils l’inconscient et le processus primaire d’une part, et les seconds le préconscient et le conscient d’autre part ? Après le principe de plaisir s’installe le principe de réalité qui ne se réalise qu’en apprenant par l’expérience. L’énergie initialement libre est ainsi liée au processus secondaire du préconscient et du conscient.  Cette pensée réaliste du processus secondaire caractérise les systèmes de contrôle exécutif du cortex frontal. Le principe de réalité qui y prévaut garantit que nous atteignons effectivement des objectifs ou des satisfactions. Le principe de plaisir, en revanche, continue de prévaloir dans un certain nombre d’activités psychiques, dont le fantasme et le rêve.

C’est en 1905, 1915 et 1920 que Freud discute le plus longuement du concept de pulsion. Bien que la pulsion de Freud ait été systématiquement traduite par instinct par Strachey, elles sont différentes. L’instinct est héréditaire et se manifeste de manière presque identique chez tous les individus d’une même espèce. En revanche, la pulsion introduite par Freud en 1905 est très variable. L’objet en particulier est contingent. La forme finale que prend la pulsion dépend à la foi du destin de la pulsion et de l’histoire du sujet. Sur le modèle de la faim et de l’amour, on distingue d’abord les pulsions d’autoconservation des pulsions sexuelles, puis une autre paire de pulsions : les pulsions de vie et de mort, l’amour et la haine. Notons que Freud lui-même parle des pulsions comme d’êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination. Dès le départ, les pulsions d’autoconservation sont dirigées vers des objets de la réalité qu’elles doivent, après tout, satisfaire. D’autre part, le lien entre la sexualité et le phantasme est si essentiel que le sens de la réalité et la réalité restent toujours plus controversés ici. C’est également ce qui ressort clairement de la pratique clinique. L’auto-préservation et le sens de la réalité vont de pair, tandis que la sexualité reste davantage caractérisée par l’accomplissement de désir.

Dans La pulsion et ses destins, il appelle la pulsion la mesure du travail exigé de la vie de l’âme en raison de son lien avec le corps. Pour Freud, l’objectif principal de la pulsion est de décharger le plus rapidement possible les excitations qui parviennent du corps à l’esprit et de maintenir ainsi au plus bas les excitations somatiques incessantes. Pour lui, il s’agit de la décharge de l’énergie libre qui définit notre pensée du processus primaire.

Alors que dans son esquisse, il parlait encore du principe de l’inertie neuronale selon lequel les cellules nerveuses se déchargent par réflexe, après 1920, il a introduit le principe du Nirvana de Barbara Low selon lequel le système nerveux se débarrasse de l’excitation aussi vite que possible et cherche le repos complet. Dans cette optique, la pulsion est conforme à la deuxième loi de la thermodynamique. C’est l’entropie. Une conclusion quelque peu inconfortable s’impose donc : le plaisir résulte de la satisfaction de la pulsion de mort. Après un avertissement préalable de Freud dans le quatrième chapitre (« ce qui suit est une spéculation »), cette pulsion de mort en tant que telle n’est introduite qu’au-delà du principe de plaisir. La pulsion de mort conduirait alors à la tension 0. Nous verrons que Solms considère cette pulsion de mort comme un non-sens neuroscientifique. Une fois satisfaites, toutes les pulsions disparaissent, il est vrai, sous le radar. Il y a ensuite un silence complet. Mais appeler l’idéal biologique (dans lequel tous les besoins physiques et émotionnels sont satisfaits) la pulsion de mort lui semble très contradictoire. Avec la propre interprétation de Lacan de la pulsion de mort et avec Bazan, j’y reviendrai plus longuement dans le livre.

L’inconscient du premier modèle topique de Freud était le refoulé tandis que dans le modèle structurel ultérieur, le Ça représente le réservoir vaste et chaotique des énergies pulsionnelles. Les mêmes principes prévalent que dans l’inconscient topique : le processus primaire, une organisation complexe, des entraînements en couches. Dans ce modèle, le refoulé forme une sorte de compartiment. Il est séparé du Moi par la barrière du refoulement et il communique avec le Ça. Le Ça s’ouvre en bas dans le somatique. Il se prête donc davantage à des interprétations biologisantes ou naturalisantes que l’inconscient initial (d’ailleurs plutôt intelligible sur le plan linguistique). Économiquement, il s’agit de la transformation de l’énergie libre en énergie liée, topiquement, il s’agit respectivement du préconscient et du conscient contre l’inconscient, dynamiquement, dans le principe de réalité, l’énergie dérivante vient servir le Moi.

Antonio Damasio, dans L’erreur de Descartes dès 1994, avait assimilé les sentiments à l’enregistrement d’états corporels, les sentiments agréables et désagréables étant respectivement liés à l’augmentation ou à la diminution des chances de survie ou de reproduction.  Selon Damasio, c’est la raison pour laquelle nous avons des sentiments.  Son point de vue a été confirmé par les résultats expérimentaux de Jaak Panksepp. De plus, les sentiments ne font pas seulement référence à l’intérieur du corps, mais aussi aux états cérébraux liés aux systèmes émotionnels instinctifs tels que attachement, la rage ou le jeu. En descendant comme Panksepp jusqu’au niveau sous-cortical, Damasio a reconnu que les formes élémentaires de la conscience étaient beaucoup plus primitives qu’on ne le pensait.

À la suite d’Antonio Damasio, Solms a fini par revisiter l’homéostasie. Elle sous-tend la conscience en tant que principe biologique et, par le biais de cette homéostasie en tant que principe néguentropique, il est arrivé (après Panksepp et Damasio) à son troisième grand inspirateur : Karl Friston. Ses concepts de codage prédictif et de principe d’énergie libre lui ont permis d’intégrer la biologie de l’homéostasie à la physique de l’entropie/incertitude. Je cite Solms sur l’humeur Eureka que cela lui a donné. Lorsque nous en sommes arrivés là, j’ai vécu quelque chose de semblable à ce qui était arrivé à Freud plus d’un siècle auparavant, lorsqu’il écrivait à Wilhelm Fliess, le 20 octobre 1895 : « Tout semblait s’emboîter, les engrenages étaient emboîtés, la chose donnait l’impression d’être vraiment une machine et qu’elle allait bientôt fonctionner d’elle-même… Bien sûr, je ne peux contenir mon plaisir« . L’homéostasie semblait donc pouvoir expliquer la source de la conscience elle-même ! Avec la reconnaissance de l’importance de la reconsolidation (neurophysiologique) dans les processus d’apprentissage et de mémoire, cela a conduit à l’approfondissement de la méthode de la thérapie psychanalytique. Ainsi, les désirs refoulés sont désormais compris comme des prédictions prématurément automatisées qui échouent donc. Cette erreur amène l’énergie non liée et non maîtrisée vers l’angoisse, et donc cde ce fait, omniprésente en psychopathologie, de ce qui a été refoulé. Avant tout, la reconnaissance du principe de l’énergie libre a conduit à une compréhension différente de la conscience en soi. Solms a donc de bonnes raisons de penser qu’il a résolu le difficile problème de la conscience. Il appelle donc La Source cachée l’apothéose de l’œuvre de sa vie : une tentative personnelle de compléter le projet de Freud pour une psychologie scientifique. Ce point est développé dans une révision du texte original de Freud, qui est, après tout, mis à jour, pour ainsi dire, phrase par phrase, en fonction des récentes découvertes neuroscientifiques. La théorie de la dérive et le complexe d’Œdipe ont également été récemment soumis à une révision approfondie par Solms.

Encore une fois, Antonio Damasio avait mis Phineas Gage, entre autres, sur la scène dans son Erreur de Descartes. Au cours de l’été 1848, ce malheureux cheminot a reçu un coup de barre d’acier dans la tête, mais à peine quelques minutes plus tard, il était de nouveau sur pied, debout et parlait. Il a conservé un fonctionnement presque normal en termes de perception, de mémoire, de langage et d’intelligence. Mais Gage n’était plus Gage. Il fait fi des conventions sociales, jure comme un marin, ment, ne tient pas compte des conseils et est très impulsif. Les conséquences ont été désastreuses et il a fini comme attraction dans un cirque. Eh bien, Solms a laissé son propre projet partir d’un incident de Phineas Gage tiré de sa vie personnelle, à savoir l’accident tragique de son frère Lee. Il est tombé d’un toit et a subi un traumatisme crânien alors que leurs parents étaient partis faire du yachting. Par la suite, il avait (comme Gage) surtout changé en termes de caractère. C’est le jeune Mark qui a eu le plus de mal à placer et à comprendre ces éléments. Il associe à ce drame le fait qu’il a ensuite étudié la neuropsychologie. Après tout, la neuroscience de l’époque semblait se concentrer exclusivement sur le traitement cognitif de l’information corticale et non sur l’esprit sensible. Solms était « consterné ». Il a trouvé un esprit similaire chez le neurologue et auteur à succès Oliver Sacks. Il ne cesse de citer sa déclaration : « La neuropsychologie est admirable, mais elle exclut la psyché… C’est précisément le sujet, le moi vivant, qui est exclu de la neurologie« . Comme on le sait maintenant, Sacks, avec quarante-six ans de psychanalyse avec Leonard Shengold, est probablement le détenteur du record mondial de psychanalyse de longue durée.

Les sciences cognitives qui se sont imposées à la fin du siècle dernier se sont principalement inspirées de l’informatique et ont aussi, dans un premier temps, complètement ignoré les états de sentiments émotionnels et motivationnels et le substrat neuronal qui les sous-tend (logiquement, chronologiquement, phylogénétiquement ainsi qu’ontogénétiquement). L’intelligence artificielle a fait de grands progrès au cours des dernières décennies, mais si les ordinateurs peuvent résoudre des problèmes, ils n’ont pas les motivations affectives des animaux sensibles et ne disposent pas des fondements biologiques sur lesquels repose notre esprit. Pour ce qui est de l’avenir, M. Solms a aujourd’hui formé autour de lui un groupe de scientifiques qui veulent concevoir un robot artificiellement intelligent doté d’une conscience. En d’autres termes, pas seulement un robot sapiens, mais aussi et surtout un robot sentiens.

Solms lui-même s’est intéressé à la psychanalyse après un séminaire de littérature comparée sur l’interprétation des rêves. Traditionnellement intéressé par sa propre subjectivité et celle de tous les êtres humains, Solms a suivi un cours de psychanalyse de cinq ans à Londres, où il a approfondi la pensée freudienne et (post)kleinienne.

Dans ses recherches scientifiques, Solms s’est inspiré de la méthode clinico-anatomique de Broca, Charcot, Luria et en partie de Freud pour étudier les corrélations entre le mental et le neuronal. En bref, quel dommage neurologique correspond à quelle perte de fonction mentale et vice versa. Il a compris que la localisation des fonctions mentales dans des parties spécifiques du cerveau était dynamique plutôt que statique. Ainsi, Ellis et Solms soutiennent que les capacités (notamment cognitives) du cerveau ne sont pas innées, mais dépendent fortement de l’expérience. La neuroplasticité est indéterminée dans le sens où les connexions sont continuellement formées et déformées.

Alors que l’on ne prête généralement pas (plus) attention au monde intérieur des patients neurologiques (notamment ceux qui souffrent d’accidents vasculaires cérébraux ou de tumeurs cérébrales), Solms a utilisé avec eux la clinique de l’écoute, et non la clinique (médicale) du regard. Par-dessus tout, il a examiné leurs histoires et leurs rêves. En ce sens, il a mis en pratique une devise du psychiatre et psychanalyste français Juan-David Nasio : l’inconscient (même chez les patients neurologiques !) n’existe que pour ceux qui l’écoutent. 

C’est son enquête neuroscientifique sur les rêves (phénomène subjectif naturel par excellence) qui a depuis fait de Mark Solms une célébrité de la psychanalyse. Le récit de l’évolution de ses découvertes se lit comme un roman policier, dans lequel la théorie de l’activation-synthèse des rêves d’Alan Hobson est à son tour falsifiée par Solms.

L’Interpretation du rêve de Freud et la psychanalyse sont en quelque sorte nés du même moule. Le rêve en tant que gardien du sommeil, en tant qu’accomplissement voilé d’un souhait et en tant que via regia / chemin royal vers l’inconscient : ce sont là des principes tout aussi fondamentaux pour la psychanalyse. Or, déjà à cause de la critique scientifico-philosophique de Grünbaum et Popper et de la critique ad hominem qui caractérisait le Freud-bashing, la psychanalyse était tombée en discrédit après la Seconde Guerre mondiale. Mais la découverte du sommeil R.E.M. a encore ébranlé les prémisses de Freud. On l’appelle aussi sommeil paradoxal car le cerveau du dormeur semble très actif pendant cette phase. Avec la régularité purement mécanique et rythmique d’une horloge, le sommeil R.E.M. se produit chez les humains et les animaux. Alan Hobson a effectué des recherches neuroscientifiques sur les chats (qui ont un talent pour le sommeil / un brevet pour le sommeil). Le sommeil des R.E.M. a persisté après la lésion de leur pont (cérébral). Le lieu du rêve semblait avoir été trouvé. Toujours selon Hobson, les rêves n’étaient ni plus ni moins que le fatras insignifiant d’une activité acétylcholinergique désordonnée pendant le sommeil R.E.M.. Le cortex visuel est stimulé de manière aléatoire et une signification y est ajoutée, tout comme on peut voir toutes sortes de choses dans un nuage ou une tache de Rorschach sans qu’il y ait de signification préalable en soi. Le sommeil et le rêve de R.E.M., selon Hobson, étaient l’envers objectif et subjectif de la même pièce. Après avoir présenté sa théorie de l’activation-synthèse du rêve, les deux tiers de l’American Psychiatric Association se sont détournés de la pierre angulaire de la psychanalyse en 1976 : La théorie du rêve de Freud.

Pour sa thèse, Mark Solms a mené des recherches pendant cinq ans sur trois cent soixante et un patients atteints de lésions cérébrales qu’il pouvait (contrairement aux chats) interroger. Il ne s’est pas concentré sur les capacités mentales telles que la perception, la mémoire ou le langage, mais sur leurs rêves. Il est arrivé à des conclusions (également pour lui) surprenantes et inattendues. Dans la recherche neuroscientifique, Hans-Lukas Teuber avait développé le paradigme de la double dissociation. Cela suppose qu’il s’agit réellement de deux fonctions neuropsychologiques distinctes lorsque la fonction A est perdue en raison d’un dommage à la structure X mais pas en raison d’un dommage à la structure Y et lorsque la fonction B est perdue en raison d’un dommage à la structure Y mais pas en raison d’un dommage à la structure X. Or, cette double dissociation s’est avérée falsifier les conclusions de Hobson. En bref, le sommeil et les rêves R.E.M. sont indépendants les uns des autres. L’arrêt des circuitsneurologiques de l’un laisse l’autre fonction intacte dans les deux sens.

L’analyse des données par Solms a conduit à l’hypothèse selon laquelle la voie du rêve prend son origine dans la zone tegmentale ventrale du mésencéphale, passe par le noyau du plaisir / nucléus accumbens via les voies blanches du cerveau antétieur basal, puis par les systèmes mésocortical et mésolimbique. Il est également connu comme le circuit de motivation du cerveau : il incite à un comportement orienté vers un but et à une interaction lascive avec le monde extérieur. La voie qui provoque les rêves est précisément celle du système de SEEKING de Panksepp : le comportement le plus énergique, d’exploration et de recherche dont un animal est capable provoque également nos rêves. Dans ce contexte, Solms note laconiquement que le fait que les rêves (et pas seulement les rêves érotiques) impliquent une érection a été systématiquement ignoré. Les images de rêve ne semblent pas être le produit d’une activation directe des zones visuelles, mais plutôt d’une régression des intentions d’action qui sont bloquées sur le plan moteur vers des centres d’intégration plus élevés. Solms présente ainsi un modèle qui s’accorde avec la théorie du rêve de Freud à bien des égards.

Lorsque Solms a consulté la littérature antérieure sur la lobotomie frontale (une opération dans la même zone neuroanatomique) pratiquée sur des milliers de patients contre les symptômes positifs de la psychose, on a constaté que cette opération avait trois effets : les délires et les hallucinations diminuaient ou disparaissaient, les patients se retrouvaient dans un état a-motivationnel et, enfin, ils cessaient de rêver. Lors du congrès biennal 2006 de la Science de la Conscience à Tucson, Arizona, trente ans après le premier, un vote a été effectué parmi les participants et cette fois, deux tiers étaient convaincus de la validité de la théorie des rêves de Freud. La psychanalyse était de retour en ville. Merci pour ça, Mark.

3    vers le haut avec la pulsion

La pulsion est la mesure du travail requis par la vie de l’âme.

Sigmund Freud

Si je veux parler de l’intégration des neurosciences affectives dans la psychanalyse, une référence explicite à Charles Darwin ne devrait pas manquer au préalable. Dans On the Origin of Species de 1871, il affirme clairement que la différence entre les humains et les animaux est graduelle/dimensionnelle et non catégorique (« une de degré et non de genre »). Nous lisons également dans le dernier chapitre que la psychologie sera placée sur une nouvelle base, celle de l’acquisition nécessaire de tous les pouvoirs et facultés mentaux par une transition graduelle ». Il cite à plusieurs reprises la devise : natura non facit saltum (la nature ne fait pas de bonds).

Jaak Panksepp, très estimé par Solms, est complètement dans la ligne darwinienne esquissée. Il a mené d’innombrables expériences (notamment sur des rongeurs) en stimulant électriquement ou chimiquement certaines régions du cerveau et en étudiant le comportement qui en résulte.

La neuroscience affective de Jaak Panksepp distingue les affects sensoriels, homéostatiques et émotionnels. Ils correspondent en gros à ce que l’on appelle communément les réflexes, les pulsions et les instincts. Les affects sensoriels (extéroceptifs) sont la surprise, la douleur et l’aversion. Ils sont étroitement liés aux réflexes moteurs.  Les effets homéostatiques sont la faim, la soif, la chaleur/le froid, l’essoufflement, etc. Ces affects régulent les besoins essentiels de l’organisme. Freud les appelait des pulsions : la source de son énergie psychique, qui étaient la force motrice du mécanisme psychique. Je l’ai déjà mentionné : de nombreux psychanalystes contemporains rejettent aujourd’hui la théorie/concept de la pulsion de Freud. Au-dessus de la pulsion se trouvent les instincts, à définir comme des réponses comportementales non apprises vis-à-vis de l’environnement : comportement de reproduction et de nidification, migration des oiseaux et autres animaux, hibernation, etc.

Les affects émotionnels présentent, bien sûr, un intérêt psychanalytique particulier. Ils sont ancrés dans sept programmes émotionnels, instinctifs, neuronaux et comportementaux cartographiés par Jaak Panksepp. Ils prennent la majuscule car il s’agit de circuits homologues du point de vue de l’évolution. Ils opèrent au sein des mêmes structures cérébrales et sont chacun régulés par leurs propres neuromodulateurs et récepteurs. Ce sont, pour ainsi dire, des genres naturels. Elles peuvent être considérées comme des tendances innées à répondre physiquement ou comportementalement de manière avantageuse à des situations qui présentent des défis biologiques universels.

Le système SEEKING est transcendant et est considéré comme le plus proche de la libido de Freud. La pulsion est la sensation mentale de la SEEKING : l’envie de faire un travail pour atteindre un but désiré. Il est sans objet. Pour reprendre les termes de Panksepp : un aiguillon sans but. SEEKING de manière proactive la surprise ou l’incertitude, pour ainsi dire, et cette soif de découverte stimulante et parfois risquée nous rend plus/mieux armés pour affronter l’avenir. Je me souviens d’une phrase de Wilfred Bion : la vie est pleine de surprises, la plupart désagréables. La SEEKING pousse à explorer le monde et induit un sentiment d’excitation, d’optimisme et d’enthousiasme qui est également induit par des substances psychoactives telles que la cocaïne et les amphétamines. Ce qui est remarquable dans la SEEKING, c’est qu’elle peut également s’activer pendant notre sommeil et le faire à partir de besoins ou de désirs émergents. Ainsi, elle sous-tend le rêve. Les autres systèmes donnent un but au système SEEKING. Lorsque l’équilibre homéostatique est atteint, le chercheur s’engage dans ce que Friston appelle la « quête épistémique ». Maintenant que nous avons ce luxe, nous pouvons nous adonner au butinage proprement dit. Elle présente l’avantage adaptatif de nous permettre de minimiser les erreurs de prédiction ultérieures.

Le système de SEEKING n’a pas de notions préétablies de l’objet qu’il recherche. Par-dessus tout, elle nous pousse à nous engager dans le monde extérieur. C’est la base neurobiologique de ma citation préférée de l’auteur de nouvelles américain Dorothy Parker. Le seul remède à l’ennui est la curiosité ; pour la curiosité, il n’y a pas de remède.

Le système SEEKING doit interagir avec les autres systèmes pour attribuer une valeur aux objets recherchés/trouvés et il doit être capable de « stocker ces interactions en tant que » pour tirer des enseignements des expériences. La SEEKING en soi n’a rien à voir avec le plaisir. Le plaisir provient du système de LIKING (opioïde) décrit par Kent Berridge. La SEEKING implique l’appétit, à comprendre comme une excitation anticipant le plaisir, mais lorsque la gratification échoue, il y a frustration et ce système tombe à plat. Des comparaisons avec le pré-plaisir de Freud ou avec le plaisir (‘jouissance’) lacanien s’immiscent. J’y reviendrai plus loin avec Ariane Bazan.

Le système SEEKING est à la base de trois systèmes émotionnels primaires qui soutiennent le comportement pro-social : LUST (sexualité), CARE (soins parentaux) et PLAY (exercice social joyeux). Nous pouvons qualifier ces systèmes de pro-sociaux car ils font appel aux autres et favorisent une connexion positive. Ils sont médiés par des neurotransmetteurs tels que les opioïdes et la dopamine, qui entraînent tous deux un fort affect positif (chaleur, plaisir détendu avec les opioïdes, excitation agréable avec la dopamine) et par des hormones telles que les œstrogènes et l’ocytocine (l’hormone des câlins).

Les autres systèmes instinctifs sont activés en fonction des circonstances. PLAY : grâce au jeu social de combat, tous les mammifères s’exercent aux rôles sociaux et aux conflits sans risque. Tous les jeunes s’amusent et sont heureux de le faire. À mesure qu’ils mûrissent, leur jeu devient plus complexe et plus compétitif. PLAY contribue à l’émergence d’une communication complexe et donc d’une pensée symbolique. La nature du PLAY, qui consiste à « faire comme si », suggère que le PLAY pourrait bien avoir été le précurseur biologique de la pensée au sens large (c’est-à-dire de l’action virtuelle plutôt que réelle).

La LUST pousse les mammifères à chercher des partenaires sexuels où le plaisir montre la voie de la reproduction. Dans LUST, il y a une différence entre les sexes, mais les tendances masculines et féminines existent dans les deux sexes. Il s’agit d’un instinct émotionnel (et non physique) car vous pouvez confortablement vivre sans sexe. CARE est activé lorsque nous trouvons un être dans le besoin. Il joue un rôle dans l’amour maternel et probablement aussi dans le traitement des patients principalement préœdipiens qui ont manqué quelque chose de fondamental à cet égard. Selon la neuroscientifique Patricia Churchland, il est difficile de ne pas y voir une plateforme biologique pour la moralité.

Mutatis mutandis, il existe également trois systèmes précâblés qui produisent des effets négatifs et nous préparent ainsi à des défis spécifiques. La FEAR, la RAGE et la PANIC/GRIEF sont principalement déclenchées par une menace. La FEAR fait en sorte que nous soyons équipés, au cours de l’évolution, pour faire face aux dangers. C’est l’élan émotionnel qui fait travailler notre esprit. Instinctivement, nous nous raidissons ou nous fuyons lorsque nous sommes confrontés à un danger mortel ou à un danger de mort. Le conditionnement de l’angoisse se fait automatiquement sans que la représentation ne joue aucun rôle. Le cortex n’est pas impliqué. Elle s’installe dans les premières années de la vie (période d’amnésie infantile de Freud qu’il attribue au refoulement du complexe d’Œdipe) lorsque l’hippocampe (responsable de la mémoire déclarative) n’est pas encore mature. Le conditionnement est pratiquement indélébile et, plus généralement, les souvenirs non conscients sont difficiles à oublier. La RAGE nous donne l’énergie nécessaire pour combattre les menaces, la concurrence ou l’injustice. Il nous permet de dissuader les agresseurs lorsqu’il est impossible de fuir. Il nous permet également de nous débarrasser des « objets » frustrants. La fameuse réaction de lutte et de fuite frappe la combinaison de la RAGE et de la FEAR et les deux systèmes susmentionnés sont impliqués. Freud associe la guerre à la pulsion de mort (à comprendre comme agressive), mais, par exemple, en gardant à l’esprit les Guerres des chimpanzés de Frans De Waal, les primates, nos plus proches parents, se battent également pour le territoire et la hiérarchie sociale. Plus la hiérarchie est élevée ou plus le statut social est élevé, plus le dirigeant a le droit de contrôler les différentes ressources disponibles sur le territoire.

La PANIC/ GRIEF est déclenchée lorsque nous sommes abandonnés. Elle est complémentaire de CARE. Lorsqu’ils sont séparés, ils émettent des vocalisations de détresse (‘mama !’) afin que les jeunes puissent être récupérés. En l’absence de réponse, le jeune se tait. Selon Watt et al. pour conserver l’énergie et ne pas réveiller les chiens/prédateurs endormis. John Bowlby, biographe de Darwin, a décrit en détail, après la Seconde Guerre mondiale, ce dernier système, autonome, dont la réaction à la séparation et à la perte va de la protestation au désespoir. Du point de vue de la neuropsychanalyse, une séparation fondée sur la pulsion entre l’attachement et la sexualité a maintenant été prouvée de manière concluante. En d’autres termes, des auteurs tels que Michael Balint, Ronald Fairbairn et les théoriciens ultérieurs de la relation d’objet étaient excédentaires. Au sein de la psychanalyse, il existe deux hypothèses fondamentalement différentes : le sujet est en quête de désir (théorie de la pulsion) ou il est en quête d’objet (théorie de la relation d’objet). Aujourd’hui, c’est ce dernier modèle qui prime et la pulsion a donc disparu du devant de la scène. En revanche, les six autres systèmes sont effectivement à la SEEKING d’un objet ou liés à un objet. Après tout, leurs besoins associés ne peuvent être satisfaits que dans le monde extérieur. Les « solutions » narcissiques ou toxicomaniaques procurent une satisfaction de substitution mais conduisent le sujet sur une voie de garage ou une voie mortelle. Notez que cela ne doit pas être attribué à la pulsion de mort, mais au Moi qui emploie de mauvaises « solutions ». L’importance de la pulsion n’est pas en contradiction avec le relationnel. Elle ne fait qu’y contribuer et même avec un certain sentiment d’urgence. Une grande partie de la misère névrotique peut être comprise à partir de la relation de tension entre WANTING/SEEKING et LIKING. Le premier plaisir est lié à l’appétit, le second à la consommation. Le névrosé est typiquement à la recherche fébrile de choses qui ne lui procurent aucun plaisir.

En plus des qualia ou des qualités de sensation de l’affect, les besoins biologiques acquièrent une valence hédonique, de sorte que les augmentations ou les diminutions du stress par rapport à la déviation des équilibres homéostatiques (ou dans une perspective : les augmentations ou les diminutions des erreurs de prédiction) sont ressenties comme désagréables et agréables, respectivement. En cela, les sensations affectives comme la faim et la soif diffèrent des sensations sensorielles comme la vue et l’ouïe : la vue et l’ouïe n’ont pas de valeur intrinsèque, les sentiments en ont une. Selon Solms, l' »aube de la conscience » ne consistait guère plus qu’à attribuer des valeurs hédonistes aux sensations corporelles.

Chaque forme de détresse a une qualité affective catégoriquement différente (faim, soif, mais aussi l’angoisse, sécurité, sexualité, etc.) et chacune déclenche des programmes d’action spécifiques à l’espèce qui sont censés ramener l’organisme à des limites plus vivables. Ces programmes comportementaux sont élaborés et affinés grâce à l’apprentissage par l’expérience. C’est le développement du Moi. Les moments d’apprentissage les plus importants se produisent pendant des périodes critiques, comme la petite enfance, par exemple, lorsque nous ne sommes pas encore du tout capables de gérer des instincts ou des affects émotionnels souvent contradictoires. Nous devons faire des compromis et inventer ou découvrir des moyens indirects et/ou symboliques-imaginaires pour satisfaire nos besoins et nos désirs. Le fait que notre conscience phénoménale perçoive les fluctuations de ses propres besoins permet à tous de faire des choix et est utile pour la survie et la reproduction dans un environnement ou un contexte imprévu. Voici, selon Solms, une fois de plus le pourquoi biologique de l’expérience subjective et de la perception.

L’émotion est un sens qui enregistre non pas le monde extérieur, mais le monde intérieur. Comment vous sentez-vous ? Ils peuvent être déclenchés par des événements extérieurs, mais ils sont le reflet de ce que vous ressentez à leur égard. Cela s’exprime dans nos expressions faciales ou notre motricité et est perceptible par l’autre personne, de sorte que (grâce en partie aux neurones miroirs) des réactions empathiques peuvent (mais pas toujours) se produire. Mais il y a aussi des changements moteurs internes (vaso) qui peuvent ou non être enregistrés et traduits au niveau central.

Nelleke Nicolai, entre autres, fait une distinction supplémentaire entre les affects, les émotions et les sentiments. Les affects sont des réactions inconscientes à des stimuli internes. Elles se manifestent physiquement par des palpitations, des sueurs, des rougeurs, des genoux qui se dérobent, des envies de déféquer, etc. Les affects sont en un sens pré-personnels. Ils sont le moyen pour le corps de se préparer à une action importante pour l’évolution. Les émotions sont des réponses partiellement inconscientes mais aussi déjà partiellement conscientes à des stimuli. Ils ont également un contenu plus ou moins social.  Seuls les sentiments sont des émotions auxquelles on peut attribuer une certaine signification. Elles sont personnelles et situées dans un contexte historico-biographique. Savoir ce que l’on ressent (exactement) et donc être capable de lire ses propres émotions nécessite une expérience intersubjective dès l’enfance. Cette littératie émotionnelle n’est possible que dans le cadre d’une sorte d’entreprise commune avec d’autres. La conscience de soi (anglais : awareness à distinguer de la conscience) et la signification subjective des affects et des émotions dépendent du développement et de l’histoire de la vie et de l’apprentissage.

Les qualia sont négatifs s’ils s’écartent d’un équilibre homéostatique (et donc – comme nous le verrons bientôt – augmentent l’entropie/l’incertitude) et l’inverse est vrai pour les qualia positifs. Il existe de nombreux types de qualia, chacun exprimant ses besoins respectifs et permettant à l’organisme de porter des jugements avec un minimum d’effort de calcul. Tous les besoins ne peuvent être ressentis en même temps, et encore moins soulagés. Les priorités doivent pouvoir être fixées en fonction du contexte spécifique (équilibrage mutuel des besoins et des besoins par rapport aux opportunités). Les émotions doivent donc être élargies par la perception externe ou l’extéroception : elles doivent être contextualisées : je ressens ceci ou cela. En d’autres termes, ils doivent être traités par la conscience cognitive et « liés » par elle.  Cela correspond exactement à ce que Freud appelait en 1915 le processus secondaire, qui implique après tout la « liaison » de la forme primaire de l’énergie de pulsion, qui est « librement mobile » : « Je crois que cette distinction [entre l’énergie liée et l’énergie libre] est jusqu’à présent notre aperçu le plus profond de la nature de l’énergie nerveuse, et je ne vois pas comment on pourrait l’ignorer ».

Les équilibres homéostatiques opèrent également dans les affects émotionnels. Ils ne sont pas liés à des « besoins » physiques, mais à des « besoins » liés à l’objet. Nous avons également des « états attendus » en termes d’attachement, de soins, de sexualité ou de PLAY, et tout écart par rapport à ces états se fait sentir là aussi. Cela a finalement conduit Solms à réaliser que la définition de la pulsion donnée par Freud comme une « mesure du travail exigé de la vie de l’âme en raison de son origine dans le corps » correspond à ce que l’on appelle aujourd’hui les signaux d’erreur homéostatique. Les points d’équilibre homéostatique ne sont pas différents des états attendus de l’organisme. L’homéostasie maintient l’organisme entre certaines limites. La RAGE consiste à veiller à ce que rien ne se mette en travers de mon chemin, la FEAR à ce que rien ne menace ma vie ou la préservation de ma vie, etc. De plus, contrairement au thermostat de notre salon, nos vies en dépendent. En cas d’anomalie, il y a des signaux d’erreur qui déclenchent une régulation autonome (par exemple, pour réguler la pression artérielle) ou – certainement dans le cas des instincts émotionnels – qui atteignent la conscience lorsqu’il y a du travail à faire. Dans le premier cas (autonome), Solms parle de besoins, dans le second (mental) seulement de pulsions. La distinction réside principalement dans le degré d’incertitude. Réguler sa tension artérielle est bien plus simple que de s’assurer d’avoir un partenaire qui, de plus, est prêt à avoir des relations sexuelles avec vous, à concevoir des enfants et à s’en occuper ensemble. Toutes les pulsions sont homéostatiques, mais les pulsions émotionnelles sont beaucoup plus difficiles et complexes à satisfaire et elles entrent constamment et inévitablement en collision, notamment dans notre vie amoureuse et relationnelle (CARE, GRIEF, SEX, PLAY, SEEKING, etc.).

La constance de Freud – ou même le principe du Nirvana – s’applique alors à un Moi qui navigue sans effort dans la vie. Solms cite une chanson de Talking Heads dans laquelle cette idée est exprimée de manière un peu plus poétique : « Heaven is a place/where nothing ever happens ». En effet, tout y est « réglé » grâce à des prédictions automatisées (ou automatisables).

D’autre part, la SEEKING est due à l’activité d’incitation de l’énergie libre. Nous sommes malheureux et insatisfaits parce que nous avons besoin de quelque chose, même si nous ne savons pas exactement quoi. Les autres systèmes émotionnels conduisent à la SEEKING, mais notez que le résultat ou l’issue n’est pas toujours heureuse car, à la suite d’expériences négatives dans notre histoire et ses relations d’objet, nous pouvons faire une fixation sur les « mauvaises » solutions. Si nous nous trouvons, d’une manière ou d’une autre, entre l’enclume et le marteau, nous pouvons « choisir » (avec toutes les conséquences négatives que cela implique) et faire une fixation avec le proverbe : au royaume des aveugles le borgne est roi. Nous nous accrochons à de « mauvaises » solutions ou à de « mauvais » objets simplement parce qu’ils nous ont donné autrefois (et dans les circonstances données à l’époque) un certain avantage adaptatif.

Le fait qu’il soit bon de survivre et de se reproduire implique un système de valeurs fondé sur la biologie, dans lequel les sentiments positifs sont liés à certains comportements adaptatifs. Mais dans notre vie subjective, cela ne signifie pas que nous avons des rapports sexuels pour servir nos intérêts biologiques. Nous faisons l’amour simplement parce que nous y trouvons du plaisir et non par intérêt pour l’évolution. L’excitation que nous éprouvons agit comme un prédicteur de la gratification, mais cette dernière implique la petite mort (en français : la petite mort comme terme pour l’orgasme) de la gratification et sert le principe du Nirvana. Ce qui nous ramène à ce qu’on appelle la pulsion de mort qui, après tout, sert en un sens la pulsion de vie. La vie conduit à la mort, mais elle ne tend pas vers la mort. Elle ne vise (et même avec excitation) que la décharge/gratification. Les deux méritent certainement d’être répétés. Comme, après tout, Friedrich Nietzsche l’a noté : Alle Lust will Ewigkeit.

4. Vers la conscience

Mistakes are the portals of discovery

James Joyce

Maintenant qu’il a été élaboré que et comment la pulsion est à nouveau vers le haut, nous nous élevons aux conclusions et aux vues de Solms sur la conscience. Si l’on commence par décortiquer le mot « conscience » en tant que concept, il a en fait plusieurs significations. La conscience dans le premier sens (la conscience en tant qu’état de veille) est une condition nécessaire à la conscience dans le second sens : la conscience en tant qu’expérience, également appelée conscience phénoménale. Cette dernière, à son tour, doit être distinguée de la conscience secondaire ou « réflexive » en deux mots (savoir que et ce que l’on entend, voit, ressent ou pense). C’est cette conscience dont on dit : la douleur qui nous sépare de nous-mêmes s’appelle être conscient. C’est principalement dans ce dernier sens que le terme être conscient est utilisé par la psychanalyse. Elle coïncide alors largement avec ce que nous pouvons mettre en mots. Je fais souvent référence à une citation du poète dada Tristan Tzara : « La pensée se fait dans la bouche« . La pensée se forme (j’ajouterais : pas) dans la bouche. Ou dans le stylo, bien sûr.

Comme l’intelligence est localisée dans le cortex et qu’il occupe un si grand volume chez l’homme, on a longtemps supposé que notre conscience y était également localisée. Ces dernières décennies, on a assisté à une SEEKING fébrile du corrélat neural de la conscience (N.C.C.). Le découvreur de l’ADN, Francis Crick, l’a appelé « La recherche scientifique de l’âme » en 1994. Les sciences cognitives se sont basées sur le traitement de l’information visuelle, qui a, après tout, été cartographié de manière plus détaillée que toute autre modalité de la conscience. Entre-temps, cependant, notre smartphone semble également reconnaître notre empreinte digitale ou notre visage. Ces informations sont traitées dans l’obscurité, sans sentiment intérieur. L’analogie avec l’ordinateur est donc une mauvaise métaphore de la relation réelle entre le cerveau et l’esprit.

Le philosophe David Chalmers considère que la SEEKING du corrélat neuronal de notre conscience est le problème « facile ». La technologie informatique contemporaine a développé le langage, la mémoire et la perception. Il peut discriminer, catégoriser et répondre à des stimuli environnementaux, mais rien de tout cela n’est suffisant pour supposer qu’il s’agit de quelque chose dont l’ordinateur peut parler, se souvenir ou percevoir. Pour Chalmers, c’est le « problème difficile » : comment et pourquoi les activités neurophysiologiques produisent-elles quelque chose comme une expérience consciente ? Un organisme n’a des états mentaux conscients que si et seulement s’il a la sensation d’être lui-même. En d’autres termes, le problème difficile concerne les expériences subjectives qui découlent de processus neurophysiologiques objectifs. Bien que ces expériences (qualia ou conscience phénoménale) aient vraisemblablement une base physique – sans cerveau, pas de conscience – la question du pourquoi et du comment demeure.

Par ailleurs, l’une des leçons les plus importantes des sciences cognitives est peut-être que les cognitions (perception, apprentissage, mémoire, etc.) se produisent généralement (de manière descriptive) de manière inconsciente. Il y a constamment « une perception sans conscience de ce qui est perçu, un apprentissage sans conscience de ce qui est appris ». Au maximum, cinq pour cent de notre fonctionnement psychologique est conscient, et les cognitions ne deviennent conscientes que dans la mesure où nous en avons besoin. Un article de synthèse paru dans American Psychologist, avec un clin d’œil à Milan Kundera, mentionne ainsi L’insoutenable automaticité de l’être.

La cognition, la perception, la pensée, le souvenir ou le jugement peuvent tous avoir lieu inconsciemment dans l’obscurité. Ce n’est que lorsque le cortex est activé par le tronc cérébral que l’écran s’allume, pour ainsi dire, et que le film (Wilfred Bion : waking dream thought) qui passait constamment en arrière-plan devient visible. Le ton de cet écran est donné par le sentiment.

Antonio Damasio avait déjà développé une théorie selon laquelle notre conscience se compose de trois couches chronologiques et hiérarchiques : le proto-self, la conscience centrale et la conscience étendue. Le proto-self est un modèle cohérent de modèles neuronaux qui surveillent en permanence la structure physique de l’organisme. Vient ensuite la conscience centrale, qui émerge lorsque l’organisme prend conscience des sentiments liés à son état physique interne. Il éprouve des pensées comme étant les siennes et développe un sens éphémère du soi en utilisant la production continue de représentations basées sur les informations du proto-self. Ainsi, ce niveau de conscience n’est pas le privilège de l’homme. Il reste stable tout au long de la vie de l’organisme. Ce n’est que lorsque la conscience s’étend au-delà de l’ici et maintenant qu’apparaît la troisième et dernière couche de conscience de Damasio : la conscience étendue qui n’existe que chez les humains.

A l’instar de ses contemporains, Freud avait alors assimilé le conscient et le Moi d’une part et l’inconscient et le Ça d’autre part. Il s’est lié à l’anatomie localisatrice du cerveau qui situe le siège de la conscience dans le cortex cérébral, dans la couche externe et enveloppante de l’organe central. Toujours selon Freud, les sentiments conscients, comme les perceptions, provenaient du Moi (la partie de l’esprit qu’il situait dans le cortex cérébral), et non de l’inconscient Ça, qui devait être placé dans le tronc cérébral et l’hypothalamus

Dans son article fondateur The conscious Id, Mark Solms explique comment il en vient à appeler le Ça freudien exactement le contraire de Freud conscient. Pour ce faire, il utilise à nouveau la preuve de la double dissociation de Teuber. Les chats décortiqués se révèlent aussi vifs que les chats avec un cortex. Les bébés nés avec une hydranencéphalie (c’est-à-dire sans cortex) répondent affectivement de manière adéquate aux stimuli et aux facteurs environnementaux. Solms présente plusieurs études de cas, par exemple celui d’un patient souffrant d’un infarctus massif du cerveau cortical qui répond avec pertinence et même avec esprit à toutes sortes de questions (sondant la subjectivité et la conscience).

À l’inverse, chez l’homme et les vertébrés, ce n’est pas le cortex mais l’E.R.T.A.S. (extended reticulo-thalamic activating system ou R.A.S. en abrégé) qui semble être le corrélat neuronal de la conscience. Cette formation réticulaire se retrouve chez tous les vertébrés, du poisson à l’homme, elle doit donc avoir environ cinq cent vingt-cinq millions d’années. Une lésion de cette structure sous-corticale entraîne immédiatement le coma. En outre, il ne s’agit pas seulement d’un interrupteur. Par conséquent, cet E.R.T.A.S. est pertinent non seulement pour les anesthésistes, mais aussi pour les psychiatres. Tous les médicaments qui agissent sur les neurotransmetteurs situés dans les noyaux cérébraux de l’E.R.T.A.S. (comme la sérotonine, la dopamine, la noradrénaline ou l’acétylcholine) ont de forts effets sur l’anxiété et l’humeur, c’est pourquoi ils constituent la part du lion de la pharmacothérapie psychiatrique.

La conscience est affective. Point. Des études sur les lésions, la stimulation cérébrale profonde, l’affect avec des agents pharmacologiques et les études d’imagerie fonctionnelle, une conclusion s’impose : dans le noyau réticulaire du tronc cérébral, non seulement la conscience apparaît, mais aussi l’affect. Tous les circuits affectifs se rassemblent dans une structure de la taille d’une tête d’allumette : le gris périaqueducal (G.P.A.). Selon Björn Merker, il constitue le pivot ou l’interface affectif-sensoriel-moteur du « triangle de décision » du cerveau. Et pour Panksepp, ce moi primitif (primal self), est la source ultime de notre être subjectif, de notre ressenti. Il s’agit d’une sorte de plateforme permettant de choisir entre les différents signaux d’erreur tirés des différents intérêts homéostatiques. Il faut fixer des priorités (nourriture ou sexe, sommeil ou fuite) et cela se fait sur la base de la saillance. Qu’est-ce qui maximise les réductions de l’énergie libre ou de la surprise ? Ce qui est prioritaire se manifeste comme une pulsion qui détermine nos actions arbitraires à ce moment-là, tandis que tous les autres intérêts sont poursuivis automatiquement ou de manière autonome.

Selon Solms, les circuits sous-corticaux font le même travail intellectuel que le Ça. Ils ont évolué de cette façon pour assurer le bien-être de l’individu et favoriser la reproduction. Comme Freud l’a décrit, le Ça est rempli d’énergies dérivées des pulsions, mais le Ça n’est pas organisé. Le principe de la convoitise domine ; il n’opère que dans l’ici et maintenant et il n’y a que la SEEKING d’une satisfaction aussi rapide que possible. Il n’y a pas de lois logiques et, en particulier, il n’y a pas de contradiction. Diverses revendications de pulsion existent côte à côte sans s’effacer ou se diminuer les unes les autres. Tout au plus, ils peuvent converger vers un alliage ou un « compromis » selon la « pulsion partielle » quantitativement/économiquement dominante.

Le Ça est la partie besoin de l’esprit. La survie/autoconservation et la reproduction/sexualité y sont les motifs prédominants. Grossièrement, il est situé dans le tronc cérébral, l’hypothalamus, le striatum ventral et l’amygdale. Dans le même temps, avec la déclaration de Cambridge sur la conscience de 2012, la communauté scientifique mondiale s’accorde à dire que « l’absence de néocortex ne semble pas empêcher un organisme de ressentir des états affectifs ». Letexte a également reçu l’aval de Stephen Hawking, mais les implications en matière de droits des animaux sont encore loin d’être perceptibles…

Les capacités du néocortex (test de réalité, planification, maîtrise, contrôle des impulsions) peuvent toutes être ramenées aux fonctions dites « Moi ». Selon Freud, le Moi était la partie du Ça qui subissait un changement suite à son contact avec le monde extérieur. Il reçoit et protège des stimuli, élabore des représentations au nom des Ça qui, autrement, se heurteraient constamment et aveuglément (comme une fourmi sur un obstacle).

Les représentations du Moi et des objets sont corticales, elles aussi. Ils stabilisent nos expériences. L’énergie y est liée et l’avenir (également de nos relations d’objet) est rendu prévisible. L’enregistrement des expériences extéroceptives se fait également au niveau cortical, c’est-à-dire par le biais de ce Moi (corps). La pensée/cognition peut être refoulée, les sentiments sont décapités par elle, mais restent orphelins, errant dans la psyché à la SEEKING de cintres auxquels s’accrocher. Lever le refoulement signifie être capable de pouvoir placer les sentiments.

Le Moi est exécutif et réglementaire. Il cartographie le monde extérieur et transmet les impulsions venant du Ça. À cette fin, il possède la capacité de contrôler, d’apprendre et de prévoir. Il peut fonctionner selon le principe de réalité grâce à un espace qu’il crée entre les revendications de dérive et l’action (motrice ou autre). Ce Moi est incarné par la sensori-motricité primaire et la quasi-totalité du néocortex. Le Moi supérieur se greffe sur le Moi avec des commandements et des interdictions. Elle est le résultat d’identifications ou d’intériorisations de règles sociales, notamment à cause des parents. Sur le plan neuroanatomique, il est assis à cheval sur les parties les plus anciennes du cortex d’association, du tronc cérébral et des ganglions de la base, entre lesquels se déroule une grande partie de l’intégration fonctionnelle. Il semble que la conscience provienne de l’extéroception, mais la conscience est endogène et ne provoque que l’activation/la prise de conscience des représentations corticales, à savoir lorsque le monde extérieur nous dit quelque chose.

Les souvenirs ne sont donc pas simplement des données du passé. Biologiquement, ils concernent le passé mais servent l’avenir. Chaque mémoire est essentiellement une prédiction, destinée à servir nos besoins. Pour économiser de l’énergie, le cerveau n’envoie que la partie des informations entrantes qui ne correspond pas aux attentes. On pourrait dire que des inférences corticales stables sont fournies avec la sensation, créant des représentations mentales fixes du monde extérieur tel qu’il se manifeste dans notre tête. Solms les appelle les solides mentaux. Le sentiment n’est lié et stabilisé que par le traitement corticothalamique. L’affect était brut et non lié. Le niveau de conscience est dû à la variation de l’énergie libre. En termes thermodynamiques, cela s’appelle l’entropie, et en termes de théorie de l’information, cela implique la surprise (ou l’incertitude), qui s’exprime neurophysiologiquement par l’excitation.

Puisque nous ne parvenons jamais à faire des prédictions totalement irréprochables, la SEEKING est la pulsion prédominante/ »par défaut » : une relation positive à l’incertitude dans le but de l’aborder de manière proactive. Lorsque cet affect prédomine, on ressent comme une curiosité et un intérêt pour ce qui se passe dans le monde. Votre entourage peut alors vous qualifier de « chercheur ».

Les pulsions et les affects qui leur sont associés sont les mécanismes causaux de la conscience, et ce, tant sur le plan physiologique que psychologique. Les mécanismes sous-jacents seront réductibles à des lois physiques, telles que décrites par Karl Friston. Ils sont à la base de l’auto-organisation. La conscience n’est pas quelque chose au-dessus ou au-delà de la nature, mais fait partie de la nature. Le facteur de connexion entre l’approche biologique des neurosciences affectives et l’apport physique de Karl Friston est, bien entendu, l’homéostasie.  Les inspirations entièrement nouvelles apportées par ce dernier sont l’entropie et son pendant en théorie de l’information, à savoir la surprise ou l’incertitude. En effet, à ce dernier titre, l’entropie concerne non seulement le physique-matériel mais aussi les phénomènes virtuels ou mentaux ou les contenus de conscience.

L’entropie est un concept issu de la physique et, plus précisément, de la thermodynamique. En thermodynamique, on parle d’énergie libre de Helmholtz, en chimie d’énergie libre de Gibbs et en théorie de l’information d’énergie libre de Friston. Cela nous fait entrer dans le domaine de la théorie des probabilités. C’est important car, contrairement aux autres lois de la thermodynamique, les lois de probabilité s’appliquent à tout, et pas seulement aux choses matérielles. Non seulement l’entropie d’une pièce remplie de gaz peut être définie en termes de probabilité, mais on peut faire de même avec l’entropie d’un processus de décision psychologique. Dans les deux cas, l’entropie augmente avec l’accroissement du caractère aléatoire des résultats possibles. Tout dans la nature n’est pas visible ou tangible, mais tout est soumis aux lois de la probabilité. La théorie des probabilités s’inscrit donc au cœur de la physique moderne, dans laquelle la matière n’est plus un concept de base et dont les particules classiques ont disparu.

Le fait que les sentiments ne signalent pas seulement des anomalies homéostatiques, mais essentiellement aussi des erreurs de prédiction, n’est apparu clairement à M. Solms qu’après s’être plongé dans les travaux de Karl Friston depuis 2010. La force motrice fondamentale de toutes les formes de vie, selon Friston, est qu’elles sont obligées de minimiser leur énergie libre. Toutes leurs actions sont déterminées par cela. Il s’agit d’un principe homéostatique (cf. la constance de Freud), mais cela va encore plus loin que cela. Friston explique que les systèmes biologiques tels que les cellules doivent avoir été créés par des variantes compliquées du processus par lequel des systèmes « auto-organisés » plus simples ont été créés (comme des cristaux à partir d’un liquide). Selon lui, le même mécanisme est en PLAY, à savoir la « minimisation de l’énergie libre », sur laquelle je reviendrai dans un instant. Tous les systèmes auto-organisés (y compris nous-mêmes) ont une tâche importante en commun : persister.

Elle explique également l’auto-organisation par laquelle la proto-vie s’est formée à partir de la soupe primordiale. C’est la façon dont un soi se forme, à savoir par la formation de ce qu’on appelle une couverture de Markov. Personnellement, dans La Source cachée de Solms, c’est à cette étrange couverture que j’ai le plus adhéré. De manière métaphorique et simplifiée, je le compare à ce qui distingue un nuage (selon les lois physiques) du non-nuage environnant. Solms l’appelle un « concept statistique qui sépare deux groupes d’états, à savoir les états à l’intérieur et à l’extérieur du système, les états externes étant séparés de ceux à l’intérieur du système ». Il la compare ailleurs à une sorte de membrane séparant les états internes et externes du système. De manière physique, il est à l’origine d’un point de vue et de la possibilité de subjectivité qui peut l’accompagner. Grâce à l’auto-organisation, le monde intérieur devient une sorte de vitrine représentative de ce qui se passe dans le monde extérieur. Comme l’énergie libre agit de manière entropique et constitue donc une menace existentielle pour le système, celui-ci doit minimiser cette énergie libre. La pulsion est une mesure du travail de liaison à effectuer et le système ou l’organisme apprend en cours de route grâce à l’expérience. Solms, à mon avis, transpose cela de la manière la plus pertinente à une tâche pour la science psychanalytique dans son ensemble : nos modèles prédictifs du fonctionnement de l’esprit la rendent plus efficace et augmentent les chances de survie et de reproduction de notre discipline !

Le déclic pour Solms fut un article de Carhart-Harris et Friston, qui soutenait que le concept de Freud de dérive ou d’énergie psychique était compatible avec le principe de l’énergie libre. Ça a frappé Solms comme une bombe. Si l’énergie mentale est similaire à l’énergie libre thermodynamique, alors elle n’est pas seulement mesurable mais peut être capturée par des lois physiques ! Notez qu’il s’agit d’une prémisse fondamentalement antiréductionniste, car ces lois formelles régissent à la fois le cerveau et l’esprit. Même tout ce que nous appelons mental est pour Friston mathématiquement traduisible et peut être réduit à des processus physiques de nature thermodynamique (forces entropiques et néguentropiques) et statistique-mécanique (la couverture de Markov). Son principe de l’énergie libre stipule que tout système auto-organisé en équilibre avec son environnement doit minimiser son énergie libre pour des raisons économiques. Ce principe est essentiellement une formulation mathématique de la manière dont les systèmes adaptatifs (c’est-à-dire les agents biologiques, comme les animaux ou les cerveaux) résistent à une tendance naturelle au désordre.

Pour que les systèmes auto-organisés (y compris les systèmes vivants) puissent exister, ils doivent résister à l’entropie en minimisant l’énergie libre. Ils doivent maintenir des états privilégiés au lieu de se dissiper dans toutes les directions possibles. Le thème central de l’optimisation est essentiel à cet égard. Qu’est-ce qui est optimisé ? La valeur (récompense attendue, utilité attendue) est maximisée ou son contraire la surprise (erreur de prédiction, coût attendu) est minimisée. Tout cela devrait aboutir à la machine de prédiction la plus exempte d’erreurs possible.

En un sens, le principe de l’énergie libre stipule que la survie est une sorte d’effort pour éviter d’être trop surpris par l’avenir. Savoir ce qui peut arriver est une bonne stratégie de survie. Karl Friston entend par vie tout ce qui est capable de prédire son propre avenir. Des cellules à nos cerveaux, tous sont enveloppés dans (une accumulation de) couvertures de Markov et envoyés au combat contre l’inconnu. Cela peut sembler une façon très abstraite de voir les choses, mais ceux qui invoquent la couverture de Markov y voient un cadre général qui peut être appliqué aux abeilles aussi facilement qu’aux bébés. Ce qui, bien sûr, ne signifie pas que les bébés sont aussi comme des abeilles.

L’essence de l’homéostasie est que les organismes vivants ne peuvent fonctionner que dans un spectre limité d’états physiques : les états viables, optimaux ou préférés, ou tous les états que Friston appelle collectivement les états « attendus ». Lorsqu’ils sont omis et qu’un certain degré d’imprévisibilité apparaît, nos sentiments prennent le dessus. Nous recevons continuellement des informations sur notre survie probable en nous interrogeant sur notre état biologique par rapport à ce qui se passe autour de nous. Comment ça se passe ? Comment (le) ça va ? Plus les réponses sont incertaines (c’est-à-dire plus elles contiennent d’informations), pire c’est pour nous. Résumée en un mot : la conscience naît de la surprise et de l’incertitude ressentie. Après tout cela, Solms arrive à une refonte complète du l’EsquissedeFreud, actualisant l’original presque phrase par phrase à l’aide des connaissances neuroscientifiques contemporaines.

5. Neuropsychanalyse clinique

Ce n’est pas par le génie, c’est par la souffrance, par elle seule, qu’on cesse d’être une marionnette

E.M. Cioran

En ce qui concerne la situation clinique, j’aime citer Solms lui-même : « Les neurosciences ne sont pas plus la cour d’appel finale pour la psychanalyse que la psychanalyse ne l’est pour les neurosciences. La dernière cour d’appel pour la psychanalyse est la situation clinique« . Le fondement de cette pensée clinique est la relation thérapeutique avec la personne en souffrance psychologique. Être capable d’établir et de maintenir cette relation dans les bons et les mauvais jours est un art et une compétence. Il faut s’engager et s’attacher, supporter et tolérer, se limiter et comprendre. Le conseiller n’est pas un technologue sous la prescription duquel le patient est traité, mais il explore avec, autour et à l’intérieur de chaque patient unique les racines toujours obscures et complexes du mal. Il s’agit bien du Mal à partir des Fleurs du Mal : un mal qui implique avant tout la dimension de la douleur. Le diagnostic est un processus provisoire qui ne conduit qu’à des hypothèses de travail préliminaires qui ne couvrent jamais entièrement la vérité et la thérapie est une responsabilité et une entreprise partagée dans laquelle le patient fait beaucoup lui-même mais pas seul et dont le résultat ne peut pas (et certainement pas exactement) être garanti.

Dans cette situation clinique, le thérapeute psychanalytique suspend son savoir. Sous la devise « Jeter le livre », il se rend habilement muet, se couvre d’une ignorance savante ou docta ignorantia et laisse respectueusement la place au savoir caché dans l’inconscient du patient. Il ne peut être lu que sur et entre les lignes du livre que notre patient ouvre avec nous. Tout savoir (qu’il soit neuroscientifique, psychiatrique ou psychanalytique) peut être obstructif.

La règle de base de la libre association conduit alors le patient à dire ce qu’il ne dirait à personne d’autre (y compris à lui-même). En fin de compte, peu d’humain est étranger à la fois au patient et au psychothérapeute. Ou en fait : même un peu inhumain leur est étranger à long terme. De ce qu’il sait du fonctionnement de l’esprit humain, le psychanalyste a le désir d’aider le patient à avancer dans la vie par un meilleur devenir de la vérité. Dans la thérapie psychanalytique, vous en avez littéralement pour votre argent. Avec une sage-femme comme mère, Socrate développait déjà, en un sens, la méthode maïeutique ou sage-femme, où il aidait (seulement) à découvrir ce qui était un savoir caché de la part de son interlocuteur. Il se comparait parfois à un frelon empêchant le cheval ailé Pégagus de monter au ciel. Par analogie, je compare personnellement le psychanalyste comme un bouffon. Ce n’est que grâce à son humour que Sa Majesté le « je » se permet d’être renversé de son trône au moment opportun et avec les deux pieds sur terre.

Si nous traduisons tout ce qui précède de ce livre à la situation clinique, il semble nécessaire que les patients soient surpris ou troublés même pendant leur psychothérapie. Ce n’est donc pas pour rien que les thérapies psychanalytiques sont parfois qualifiées d‘ »anxiogènes ». Certains auteurs vont même jusqu’à faire allusion à la violence de l’interprétation ou comparent l’interprétation au Kōan énigmatique d’un maître zen, par exemple : écoutez le battement d’une main. Mais préférons en effet garder les deux pieds sur le sol occidental, car l’efficacité psychanalytique exige bien plus que des faits marquants. Tout d’abord, je récapitule succinctement certains principes cliniques généraux que nous pouvons déduire de la neuropsychanalyse de Solms. Je présente également certaines de ses vues sur la psychopathologie. En m’appuyant principalement sur l’article déjà mentionné sur le statut scientifique de la psychanalyse et sur une élaboration détaillée sur le plan neurobiologique, j’essaie notamment de donner ses recommandations psychothérapeutiques. Elles n’apportent peut-être pas grand-chose de nouveau pour le clinicien, mais elles se lisent comme une oratio pro domo extrêmement puissante pour la trajectoire et le projet de Solms. Surtout, sous un angle neuroscientifique, ils affirment une essence psychanalytique, comme le résumait déjà en une phrase l’ancien président de l’Association psychanalytique internationale Horacio Etchegoyen : « La psychanalyse est une méthode qui reconnaît le passé dans le présent et le distingue par l’interprétation ». Après plus d’un siècle de travail dans des cabinets de consultation du monde entier, les résultats de la psychanalyse sont pour une fois confirmés ou (dans une allusion à la critique de Karl Popper qui considérait la psychanalyse comme une pseudo-science) falsifiés sous un angle différent.

Si l’on regarde du côté de la clinique, les éditions successives du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux sont, eh bien, pleines de ces émotions qui s’emballent. Les émotions sont puissantes, même pour des forces écrasantes. Dès qu’ils sont enregistrés par l’individu, ils se transforment en sentiments, et les psychiatres sont, en quelque sorte, les médecins de ou pour ces sentiments. Les patients souffrent avec eux, sans les comprendre ou en voulant s’en débarrasser le plus possible ou le plus rapidement possible. La pharmacothérapie peut souvent être extrêmement efficace et efficiente, mais nous n’en sortons (peut-être « mieux », mais) pas plus sages. Cela nécessite littéralement une psychothérapie. Pas de thérapie comportementale, car elle voulait précisément se concentrer uniquement sur le comportement observable. Je me réfère à une déclaration tristement célèbre de Skinner : les émotions ne sont que les causes fictives auxquelles nous attribuons nos problèmes. Même la science cognitive (soit la thérapie cognitivo-comportementale) ignore la particularité des sentiments. S’ils sont faux, nous devrions simplement essayer/apprendre à les remplacer par les « bons ». Mais les émotions sont anciennes (phylogénétiquement et ontogénétiquement). Ils ne se laissent pas simplement apprivoiser. Les sentiments ont une raison d’exister et le droit d’exister. Ils sont également utiles. Ils contribuent à notre survie. C’est la simple théorie de l’évolution.

Selon le comportementaliste Edward Thorndike, notre esprit est régi par la loi de l’effet : un comportement s’intensifiera s’il est suivi d’une récompense, il diminuera s’il est suivi d’une punition. Nous verrons que Solms corrige Thorndike d’une lettre : en face de la loi de l’effet, il place la loi de l’affect qui n’est pas sans rappeler la loi du désir de Freud. Nous, les animaux, répétons les comportements qui nous font du bien et ceux qui déclenchent des sentiments désagréables que nous abandonnons. Selon Solms, le comportement volontaire guidé par l’affect nous donne un énorme avantage adaptatif sur le comportement involontaire : il nous libère du carcan de l’automaticité et nous permet de survivre dans des situations inattendues.

La neuropsychanalyse s’intéresse principalement à notre vie émotionnelle. Nous avons vu que pour Solms, nos sentiments proviennent finalement de nos Ça. Ils nous font savoir comment « nous » allons. Dans l’idéal, cependant, notre Moi est guidé non seulement par ces sentiments mais surtout par le principe de réalité. Le Moi cherche à automatiser au maximum pour économiser l’énergie. En d’autres termes, il existe une pression pour la consolidation au sein de la mémoire à long terme ou non déclarative. Notre mémoire de travail, c’est-à-dire notre mémoire à court terme, est donc très limitée. Nous ne devons rester conscient que lorsque c’est vraiment nécessaire, c’est-à-dire lorsque nous tombons ou trébuchons sur quelque chose. Nous pouvons alors (exceptionnellement à juste titre) citer James Joyce : les erreurs sont les portails de la découverte. La conscience est donc (avec un clin d’œil à Werner Heisenberg) basée sur le principe d’incertitude. Comme les deux (différentes vitesses de) systèmes de FEAR de Joseph LeDoux, les processus conscients/secondaires sont lents et les processus inconscients/primaires rapides. Dans les situations de vie précaires, la hâte est désormais impérative et la procrastination dangereuse. Les structures sous-corticales prennent immédiatement le volant. Ils dirigent, gouvernent et réagissent.

Entre-temps, le Moi tire les leçons de l’expérience et des mises à jour et consolidations régulières ont lieu. Certaines formes d’apprentissage sont rapides. Par exemple, l’apprentissage émotionnel ou par exposition unique. Solms donne toujours le même exemple dans ses conférences : on ne met ses doigts dans une prise qu’une seule fois. Après ça, vous ne le refaites plus. Même une seule expérience sexuelle laisse des traces durables. Là encore, l’apprentissage qui a trait à l’attachement prend rapidement de nombreux mois. Tous les souvenirs/prédictions que nous retenons de notre première période de vie se retrouvent dans la mémoire non déclarative/implicite. Ils sont difficiles à apprendre et difficiles à oublier. Ils ne peuvent pas être reconsolidés par la prise de conscience, mais seulement par l’action. Freud appelle cette composante la plus laborieuse et la plus longue du travail psychanalytique la perlaboration. C’est l’apprentissage par la répétition et par la pratique. De même, une certaine agitation qui a lieu en dehors du cabinet de consultation et dans la vie réelle au cours du processus psychanalytique ne doit pas nécessairement être considérée comme un acting-out, mais peut signifier une forme de per-agir ou d’acting-through.

Nous ne naissons pas comme une tabula rasa, mais nous sommes pré-câblés par l’évolution. Alors que la pharmacothérapie agit chimiquement sur les systèmes émotionnels-instinctifs, le changement thérapeutique consiste à modifier les prédilections. Nous avons vu que, selon Solms, le cortex stabilise/lien la conscience (cf. ses solides mentaux) mais ne la génère pas. Le niveau cortical lie l’excitation affective et la transforme en cognition consciente. Pour clarifier ces processus, Solms paraphrase à plusieurs reprises une déclaration faite par Freud dans Au-delà du principe de luxure de 1920 : une trace mnésique apparaît à la place de la conscience. Ce processus est nommé consolidation et le mouvement inverse (la conscience apparaît à la place d’une trace mnésique) devient alors reconsolidation. La consolidation est inversée/non faite à ce moment-là. La trace de la mémoire est dissoute. Elle redevient saillante/activée, donc instable et susceptible d’être révisée et reconsolidée. Solms appelle ce travail de reconsolidation « travail prédictif en cours ».

Loin de Freud, le monde n’est pas une crèche. Si nous étions (suffisamment) chanceux, nos parents passaient les jambes sous leur corps pour s’occuper de notre humidité et de notre sécheresse. Ils aimaient nous voir comme (nous étions) une partie d’eux-mêmes et ils nous entouraient d’une attention et de soins affectueux (aujourd’hui : T.L.C. ou Tender loving care). Cependant, à l’exception des personnes qui nous aiment que nous aimons, le monde extérieur est largement indifférent au reste de notre vie. Le fait que nos besoins et nos désirs ne puissent être satisfaits que dans ce monde extérieur est ce qui rend la vie si difficile. On ne peut pas très bien faire l’amour avec soi-même ou s’attacher à soi-même (bien que les théories psychanalytiques sur le narcissisme montrent qu’on peut essayer). La principale tâche de développement consiste à apprendre à se débrouiller dans le monde extérieur. Après tout, ce n’est pas l’art pour l’art. Nous n’apprenons pas pour apprendre, mais principalement pour installer des prédictions optimales sur la manière dont nous pouvons réussir à le faire dans un environnement particulier. Freud appelle tout cela le développement du Moi ou, dans sa célèbre formule : Wo Es war soll Ich werden.

La plupart de nos prédictions sont réalisées de manière inconsciente. Les prédictions innées/instinctives prennent effet automatiquement. Il en va de même pour celles acquises à peu près au cours de nos fameux mille premiers jours, c’est-à-dire avant que le système de mémoire préconsciente/déclarative/explicite/hippocampique ne soit arrivé à maturité. C’est la période de l’amnésie infantile, dont Freud disait qu’elle était due au refoulement de l’Œdipe, mais qui correspond en tous points aux constatations neurobiologiques susmentionnées. L’amnésie infantile ne concerne toutefois que la mémoire épisodique et sémantique. Il existe plusieurs systèmes de mémoire inconsciente/non déclarative/implicite, mais les plus importants pour la psychopathologie sont la mémoire procédurale et la mémoire émotionnelle, qui fonctionnent chacune selon leurs propres principes. Elles vont toutes deux au-delà de la pensée (d’où la compulsion de répétition de Freud – voir ci-dessous) et elles définissent le mode de fonctionnement du système inconscient.

Nous apprenons à résoudre nos problèmes de façon permanente, et dans la mesure où nous atteignons cet objectif, les prédictions préconscientes sont consolidées et reconsolidées de plus en plus profondément. Sur le plan neuronal, cela implique qu’ils sont transférés des systèmes de mémoire corticaux aux systèmes de mémoire sous-corticaux. Solms a localisé le préconscient de Freud dans le cortex et l’inconscient systémique dans les ganglions de la base et le cervelet. Au sein de l’inconscient systémique, cependant, vous avez l’inconscient cognitif qui diffère de l’inconscient dynamique. Le premier est aussi appelé le Moi inconscient dans la mesure où il est dépourvu des processus psychodynamiques qui caractérisent ce qui a été refoulé. Le refoulement est précédée/dérivée de processus cognitifs (représentés) et d’apprentissage, tandis que le Ça est endogène et consiste en des processus affectifs (et non représentés). Il est essentiel de se rappeler qu’il s’agit de programmes d’action non représentés ou (peut-être mieux) inimaginables. Par conséquent, ils ne peuvent pas non plus être « récupérés » par la mémoire de travail. Les véritables souvenirs inconscients (par opposition aux souvenirs préconscients) ne peuvent pas non plus être mis à jour dans la mémoire consciente/de travail. En ce sens, ils sont à la fois inamovibles et très opérationnels. Pour reprendre les termes de Joseph LeDoux, ils expirent « quick and dirty ». Ils forment la base neuronale de ce que Freud appelle le processus primaire.

Tout cela ne signifie pas que les souvenirs non déclaratifs ne pourraient pas faire l’objet d’un traitement. Cela signifie que la cognition/pensée ne suffit pas, mais qu’elle doit être accompagnée d’une expérience réelle. Les souvenirs non déclaratifs ne deviennent activés et modifiables que par le biais d’un événement incarné, à savoir la discussion des traces mémorielles non déclaratives par le biais de leurs dérivés dans l’ici et maintenant (d’où l’importance des indications de transfert). Les prédictions non déclaratives ne peuvent pas être incorporées dans la mémoire de travail mais les patients peuvent être rendus (faits) conscients que ces prédictions se produisent sur scène lorsqu’elles sont répétées dans des variations infinies.  Moyennant un montage suffisamment répétitif et interprétatif, ils s’éteignent comme une fugue. L’apprentissage et le désapprentissage nécessitent tous deux des répétitions. Pour Solms, c’est l’essence même de la cure psychanalytique.

Pour Solms, donc, la distinction entre l’inconscient descriptif/cognitif et l’inconscient dynamique repose finalement sur ce qui suit. L’inconscient cognitif est constitué de prédictions qui ont été légitimement ou justement automatisées. Elles sont profondément enracinées précisément parce qu’elles fonctionnent si bien. Ils réussissent à la fois à long terme et de manière fiable à répondre aux besoins sous-jacents qui les sous-tendent. En revanche, ce qui a été réprimé a été automatisé à tort (ou prématurément). Cela se produit lorsque le Moi est submergé par les difficultés. Le Moi échoue alors à (comprendre) comment satisfaire les impératifs du Ça dans le monde extérieur. Bien sûr, cela se produit le plus souvent dans l’enfance, lorsque notre Moi est encore faible et sous-développé. L’enfant essaie de refouler/ »sortir quelque chose de son esprit » et, à cette fin, automatise les meilleures prédictions (souvent plus ou moins conformes aux souhaits) à ce moment-là. Il essaie simplement de « tirer le meilleur parti » d’une tâche difficile à ce moment-là.

Pour que les prédictions soient corrigées ou affinées en fonction de l’expérience, elles doivent être reconsolidées. Les traces de la mémoire doivent céder la place à la conscience pour que la mémoire à long terme puisse redevenir labile. Cependant, selon Solms, cela est si difficile avec le déplacement car il est immunisé contre la reconsolidation (déclarative) malgré les erreurs répétitives de augoisse/prédiction. Bien que la prédiction automatique ne fonctionne pas, elle est considérée (dans un sens, contre son meilleur jugement) comme fonctionnant. Le Moi préfère donc que les problèmes puissent être considérés comme résolus plutôt que non résolus. Freud appelle cela la résistance et cela donne lieu à des mécanismes de défense. Nous préférons confirmer nos prédictions plutôt que de les infirmer. L’anxiété ou l’erreur de prédiction témoignent du retour constant (pression de l’imminence) de ce qui a été refoulé contre lequel nous nous défendons par toutes sortes d’après-refoulement. Des mécanismes de défense supplémentaires doivent alors être déployés ou toutes sortes de moyens sont utilisés au service de la défense.

Dans le processus psychanalytique, nous essayons d’analyser ce que le patient ne peut pas supporter. Ensemble, nous essayons de comprendre de quelles manières possibles et impossibles il a essayé d’aider ou de s’aider lui-même. Les schémas et les automatismes qui se sont installés au fil des ans doivent être remplacés (toujours après beaucoup de secousses, d’essais et d’erreurs, de cinq et de six) par de nouvelles voies que le patient doit créer ou tracer lui-même.

Pendant longtemps, la technique psychanalytique s’est principalement concentrée sur l’insight et l’interprétation. Elle fait principalement appel à la mémoire déclarative et aux histoires de vie qui peuvent être mises en mots. Lorsque cela a échoué, le refoulement a été mis en cause. Cependant, de nombreuses expériences n’ont jamais été enregistrées dans la mémoire épisodique, qui dépend après tout d’un hippocampe opérationnel. Il s’agissait d’expériences pré ou infra verbales et/ou traumatisantes. En effet, ce dernier perturbe le fonctionnement de l’hippocampe. Car paradoxalement, il y a aussi l’hypermnésie ou la compulsion mémorielle qui caractérise le syndrome de stress post-traumatique, dans lequel toutes sortes de sensations somatosensorielles restent gravées, pour ainsi dire, sur la rétine et d’autres membranes.

La spécificité de la thérapie psychanalytique est que les sentiments doivent être compris en premier lieu (plutôt que d’être influencés par des produits chimiques) et que les prédictions profondément automatisées doivent être modifiées. Quels sont les sentiments qui prévalent ? Comment tombent-ils (indirectement) de la répétition de sentiments, de sensibilités ou de comportements ? Comme nous essayons principalement de satisfaire nos besoins émotionnels de manière inconsciente, nous devons d’abord en prendre conscience afin de les modifier. Étant donné que la mémoire non déclarative est inoubliable ou indestructible, et que le refoulement entraîne une résistance à la réapparition de nœuds jugés insolubles, la reconsolidation est une tâche difficile. Elle nécessite un traitement prolongé, suffisamment répété et à une fréquence suffisamment élevée pour permettre des effets d’entraînement. Elle nécessite un traitement à long terme avec une répétition suffisante et à une fréquence assez élevée pour lui permettre d’agir. Récemment, j’ai coédité le livre Driehoeksverhoudingen. Actuele oedipale variaties. Prenant ce complexe d’Œdipe comme exemple, Solms fait remarquer que nous ne nous souvenons jamais d’avoir voulu dormir avec un parent et éliminer l’autre. Cette configuration ne prend de l’ampleur qu’à partir de la mise en œuvre et de la répétition ultérieures (également symboliques ou imaginaires) de modèles tout au long de nos vies (amoureuses et autres). Par exemple, on s’embarque de façon répétée dans des triangles amoureux ou sexuels, c’est-à-dire des imbroglios. Il y a à plusieurs reprises des amours interdites/impossibles qui finissent mal (culpabilité : obligatoire !). En s’y attardant et en y réfléchissant, le regard s’ouvre, et ce n’est qu’en maniant le fer psychothérapeutique pendant un temps suffisamment long et intense que les « faux » plis peuvent être plus ou moins lissés ou remplacés par d’autres prédictions plus réalistes. 

Solms cite le complexe d’Œdipe comme un exemple parfait de problème insoluble. Si vous voulez monopoliser un parent plus ou moins aimé, vous devez vous débarrasser d’un autre parent plus ou moins aimé. Les dilemmes résultant de ces tendances violemment conflictuelles n’englobent-ils pas une constellation inévitable et, pour l’enfant, insoluble d’émotions qui s’affrontent mutuellement ? Sans grand savoir-faire, l’enfant doit trancher de nombreux nœuds œdipiens pour éviter de s’acharner sans cesse sur un problème inextricable. Au moins, il peut alors utiliser son énergie (et la capacité de sa mémoire de travail) pour s’attaquer aux problèmes et aux tâches qu’il peut résoudre. Mais couper les nœuds n’est pas la même chose que les résoudre ou les démêler, de sorte que plus tard dans la vie, le retour de ce qui a été refoulé est plus la règle que l’exception.

Dans son récent remaniement du complexe d’Œdipe, Solms réfute également l’orientation phylogénétique développée par Freud. Freud considérait l’angoisse de castration, l’horreur de l’inceste et la culpabilité comme des héritages phylogénétiques. Cela correspondait à l’hypothèse de Jean-Baptiste Lamarck, encore largement acceptée à son époque, selon laquelle les caractères acquis seraient hérités. Toutes les recherches sur la mémoire contredisent complètement ces souvenirs hérités. En revanche, Solms attribue au complexe d’Œdipe toutes les émotions intenses et contradictoires que l’enfant éprouve inévitablement envers ses premiers objets d’amour. Je cite : « Elle découle des demandes inévitablement concurrentes des six besoins émotionnels fondamentaux que chaque enfant doit apprendre à maîtriser dans les limites de la famille dans laquelle il est né. Ces six besoins fondamentaux sont eux-mêmes innés, mais le complexe d’Oedipe ne l’est pas ». Dans tout ce raisonnement, il n’est pas surprenant que Solms attribue à PLAY en particulier un rôle de premier plan dans le développement de l’Œdipe. Pour Solms, la maturité psychologique n’est pas non plus liée à une résolution « classique » ou « normale » du complexe d’Œdipe. Une conciliation suffisante des différentes exigences de tempérament est hautement réalisable. Il ne s’agit pas de l’hétéronormatif mais plutôt de la réalisation de la position dépressive de Melanie Klein. Il convient toutefois de noter que toute référence à la loi est absente de cette discussion sur le complexe d’Œdipe. C’est un problème que j’ai repris plus loin dans le sillage de Lacan dans mon livre. De plus, la sexualité n’a pas du tout le rôle principal qu’elle a eu chez Solms comme chez Freud. La LUST est l’un des instincts émotionnels à côté des autres et Solms ne lui accorde pas encore un rôle de premier plan dans la névrose. Car ce n’est pas seulement la dérive, la perspective énergético-économique ou les racines neuroscientifiques de Freud qui sont passées au second plan au sein de la psychanalyse. C’est également vrai pour la sexualité, qui est pratiquement absente de la psychanalyse relationnelle (d’objet) et de la pensée postkleinique. J’ai précédemment coédité un livre intitulé Psychoanalyse en/als seksuologie et mon dernier livre développe la perspective originale de Peter Fonagy concernant la nature non gâchée de la sexualité humaine. Je ne fais que réitérer la conclusion que sur le plan sexuel, nous restons tous plus ou moins borderline. Nous nous débattons mais aussi nous devenons fous à cause de cette petite chose folle (qui ne s’appelle pas amour mais) appelée sexe.

L’Homo sapiens se caractérise succinctement par une hypertrophie de ses lobes préfrontaux. On pense que l’augmentation considérable du néocortex humain est principalement due à la duplication d’un seul gène (ARHGAP118). Il nous permet d’inhiber et de penser (idéalement). Nos frères et sœurs animaux possèdent également ces capacités, mais elles sont terriblement plus limitées. Le cortex préfrontal est le plus éloigné de la périphérie sensorimotrice externe et de nos viscères corporels profonds. Il contient en gros des ensembles d’algorithmes très abstraits qui sont structurés par le langage au sens large. Ceci est lié à notre capacité de communication symbolique et de travail législatif, qui ordonnent tous deux nos (co-)vies. Toutefois, ces réalisations spécifiquement humaines ont un revers : nous sommes encore à peine conscients de ce qui nous pousse ou nous émeut vraiment. Que faisons-nous et pourquoi ? Nous inventons toutes sortes d’histoires pour donner un sens à nos actions. En fin de compte, soit nous croyons nos propres fabrications, soit nous les considérons comme des évangiles gravés dans la pierre. Au pire, nous entamons une guerre plus ou moins sainte pour cela.

Dans ses conférences cliniques de 2019, Solms utilise plusieurs principes que je partage de tout cœur (surtout en tant que psychiatre-psychanalyste, souvent confronté à des patients qui cherchent de l’aide mais pas une psychanalyse). À la question qu’il pose ici (une grandeur unique convient-elle à tous ?), il faut bien sûr répondre par la négative. Je me réfère moi-même à Neville Symington pour cela, car il se distancie explicitement de toute personne « qui dédaigne de s’adapter aux idéosyncrasies de l’individu« . Loin de Wilfred Bion, nous avons besoin de la vérité comme d’oxygène, mais nous ne pouvons pas la respirer dans sa forme pure. Comme tout médicament, la dose de cette vérité doit être adaptée en fonction du patient et du moment.

Assez classiquement, pour Solms, la psychopathologie se caractérise par trois manières fondamentalement différentes d’éliminer le contenu de nos esprits : la psychotique, la narcissique et la névrotique. Chacun d’entre nous peut présenter des traits des trois, mais un seul est décisif.

Au cours de notre ontogenèse, nous sommes initialement de simples corps. Nous sommes nés en Ça (les bioniques francophones diraient dans l’eau/dans l’O/in O ). Nous sommes tous dans le besoin et la dépendance, et nous ne savons encore rien. Nous avons des instincts émotionnels qui sont prêts à évoluer, mais nous n’avons pas encore tout appris sur le fonctionnement de la réalité (y compris la réalité socioculturelle). J’aime la comparer à la distinction d’Aristote entre technè et epistemè. Un castor ou un menuisier peut construire un barrage ou une armoire. Ils n’ont pas d’epistemè, car ils n’ont donc pas besoin de connaître les lois qui caractérisent un triangle rectangle.

Au début, notre état d’esprit est celui du processus primaire et un bon moyen de satisfaire les pulsions (surtout émotionnelles) est la réalisation de souhaits hallucinatoires. C’est le stade du narcissisme primaire où l’on peut se faire des illusions sur n’importe quoi. Si ce mode prévaut encore même à l’âge adulte, vous êtes dans le registre psychotique, où le Ça domine et où la réalité est rejetée. En effet, dans la psychose, le moi du patient se détourne du monde extérieur pour faire place à une création omnipotente de nature délirante et/ou hallucinatoire. Dans ses conférences, Solms est très formel : après tout, qui connaît mieux que lui les psychoses qui sévissent si souvent chez les patients neurologiques… ? Solms s’appuie sur une approche freudienne et psychiatrique très classique des psychoses. Le fait qu’il y ait des addenda et des errata à ajouter, tant du point de vue (post-) kleinien que lacanien, est un sujet pour de nombreux livres totalement différents.

Alors qu’après notre naissance, le Ça est encore totalement maître de la situation, le Moi (rudimentairement présent ou in statu nascendi au début) commence à apprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas et il construit des représentations/mémoire/prédictions. Ainsi, de plus en plus de réalisme se développe. Nous absorbons ce qui est positif et nous émettons ou crachons ce qui est négatif. Pour notre survie, la distinction entre ami et ennemi est vitale et le premier doit être protégé du second. Le fractionnement est donc une réalisation adaptative qui nous permet de nous approcher de ce qui est bon pour nous et d’éviter ce qui nous nuit. Nous sommes immédiatement et pleinement dans un niveau narcissique, pris entre un Moi supérieur primitif et obsédant (Mélanie Klein) et un Moi idéal (Freud) auquel nous ne pouvons ou ne voulons jamais répondre. Nous pouvons essayer de nous approprier les bons objets et de chasser les mauvais, mais cette opération/organisation reste fatalement instable car (aussi) la scission revient tôt ou tard. Chez l’adulte, la pathologie narcissique survient lorsque la séparation entre le Moi et l’objet est insuffisante. Le bien et le mal, l’amour et la haine restent divisés et sont maintenus près ou loin, soit à l’intérieur du Moi, soit à l’intérieur de l’objet. Solms prend ses distances par rapport à l’utilisation trop large des mécanismes « psychotiques » chez les (post-)kleiniens (s’il n’est pas contrarié par cette utilisation). En effet, pour lui, il s’agit de mécanismes (certes schizoïdes-paranoïdes) mais essentiellement narcissiques. Malheureusement reconnaissable est aussi le diagnostic de Solms sur la psychanalyse, qu’il qualifie après tout de plutôt narcissique. Sa libido est plus investie en elle-même que dans l’objet ou le monde extérieur, elle emploie abondamment la division dans tout son mouvement et enfin, selon lui, sa suffisance d’omniscience et d’omnipotence contraste avec une dévalorisation des dissidents.

Prétendre que nous pouvons créer la réalité (au lieu de nous y adapter), cependant, n’est pas aussi fructueux. Le phantasme est une belle chose, mais il ne peut remplacer la satisfaction que l’on ne peut trouver que dans la réalité. Dans les problèmes névrotiques, le Moi narcissique est remplacé par un Moi plus réaliste. Les objets peuvent être considérés (et même aimés, cf. l’amour des objets) comme distincts du Moi. Il y a le deuil, la perte de la toute-puissance, la vulnérabilité, la petitesse et la dépendance, qui sont tous caractéristiques de la position dépressive de Melanie Klein.

Dans les problèmes névrotiques, ce n’est pas la réalité mais plutôt la pulsion qui est sacrifiée. Vous essayez d’abord de repousser les sentiments indésirables, puis de les maintenir à l’écart de votre conscience : c’est ce qu’on appelle le refoulement et la post-refoulement, respectivement. Cela peut conduire à la formation d’un caractère typique (basé sur la réaction), mais lorsque la constriction/inhibition/évitement ne fonctionne plus, l’exil revient sur la scène sous une forme déguisée, le patient souffre du retour de ce qui a été refoulé, et un symptôme apparaît comme une sorte d’alliage ou de compromis. Ce symptôme nous indique qu’il y a quelque chose dont nous ne pouvons nous débarrasser et que nous essayons de bannir de notre conscience. Outre le fait de repousser (en utilisant des troupes défensives et des astuces supplémentaires) après elle, vous pouvez également vous diviser ou vous fendre dans lequel il y a (non pas horizontal mais) une compartimentation verticale dans votre psyché. Des parties de votre Moi sont alors régressivement bannies vers un pays étranger externe (projection) ou interne (introjection). Une troisième « solution », plus désastreuse, consiste à se rabaisser au stade de développement le plus précoce, en niant la réalité et en la remplaçant par des délires. 

Solms considère les divers problèmes d’autodestruction si fréquents dans la situation clinique (tels que la réponse thérapeutique négative, la dépendance, la suicidalité ou l’automutilation) comme des moyens d’obtenir une gratification immédiate sans faire le travail mental nécessaire. Dans les termes de Bion, la personne évite de subir le processus de la pensée. Ce sont des moyens de contourner le principe de réalité et, en ce sens, ce sont des formes pathologiques de fonctionnement du Moi. Il donne l’exemple de la façon dont, lors d’un divorce, nous ne recherchons pas la proximité de l’objet d’amour, mais la gratification directe par des opiacés tels que la morphine ou l’héroïne. Ici, les neuromodulateurs pertinents (endorphine bêta agissant sur les récepteurs opioïdes mu) sont directement « utilisés » pour obtenir la satisfaction. Le fait que cela soit nuisible ou destructeur n’est alors pas le résultat d’une supposée pulsion de mort, mais d’un mécanisme de défense.

Ceux qui sont à l’aise dans la pratique psychanalytique sont susceptibles de ne pas trouver de nouvelles dans tout ce qui précède. Il est certain qu’avec quelque cent vingt-cinq ans d’analyse, grâce à nos reporters sur le terrain, c’est nihil novi sub sole. Cependant, le latin de Solms est beaucoup moins hermétique ou ésotérique, de sorte que ses émissions (neuro-) psychanalytiques conduisent apparemment à une meilleure et plus large réception. Paradoxalement, peut-être surtout en dehors du monde étroit de la psychanalyse.  

6. Retour à Lacan

7. Significatifs à la pulsion

8. Finale

9. Epilogue

10. Notes

11. Littérature

12. Registre

Le livre est le moins cher à obtenir sur le site web de l’éditeur, https://gompel-svacina.eu/product/de-geest-van-de-drift/, mais il peut également être commandé dans les librairies ou d’autres librairies en ligne. La version en langue anglaise est prévue pour 2024 chez Routledge (Londres/New York). C’est donc intentionnellement que j’omets les notes et la bibliographie dans ce texte. Pour toutes les publications et textes à lire en ligne, voir mon site web www.markkinet.be.

(traduction: Philippe CATTIEZ)